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Full text of "Revue britannique : revue internationale reproduisant les articles de meilleurs écrits periodiques de l'étranger, compl`etés par des articles originaux, 1828"

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REVUE 

BRITANNIQUE. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/1828revuebritann16saul 


Sa^TO 


OD 


CHOIX  D'ARTICLES 

TRADUITS  DES  MEILLEURS   ECRITS   PERIODIQUES 


SUR  LA  LITTÉRATURE,  LES  BEAUX- ARTS  ,  LES  ARTS  INDUSTRIELS , 
L'AGRICULTURE,  LA  GEOGRAPHIE,  LE  COMMERCE,  l'ÉGONOMIE  POLI- 
TIQUE,   LES    FINANCES,    LA    LEGISLATION,    ETC.,    ETC.; 

Par  MM.  Saulnier  Fils  ,  ancien  préfet,  de  la  Société  Asiatique,  directeur 
de  la  Rei^ue  Britannique  ;  Dondey-Dupré  Fils ,  de  la  Société  Asiatique  • 
Charles  Coquerel  ;  L.  Am.  Sédillot;  Genet;  West,  Docteur  en 
Médecine   (pour  les    articles  relatifs  aux  sciences  médicales  )  ,  etc., 


^îMxxmz  Êîrition» 


feoiue  heA/ziè 


eizieuio. 


*&^^* 


Pâvi&, 


Au  bureau  du  JOURNAL,  Rue  de  GRENELLE-St.-HoNORÉ  ,  No  .9; 
Chez  DONDEY-DUPRÉ  PÈRE  ET  FILS,  imp.-lib. 

Rue  Riclieli^u  ,  .\o  4^  bis  ,  ou  rue  Saint-Louis  ,  Xo  ^U  ,  au  Marais.  '  ' 

1829 


IMPniMF.RlE    T)F.    nONDEY-DtTRE. 


JANVIER    1828. 


VV«  VV\IV«VV\V\\  VV»  VV\  VV%  W^V%\W\V\^W'\V'VtV'««WkW«V\AV\\«.V\VV'»  WtV\*  VV\VV«  VVt  V'< 


REVUE 


% 


APERÇU 


SITUATION    FINANCIERE     DE    LA    GRANDE-BRETAGNE, 


JDien  des  personnes  supposeront  sans  doute  qu'il  esl  su- 
perflu de  démontrer  que  de  grands  avantages  résulteraient 
d'une  réduction  dans  les  taxes  -,  et  qu'une  vérité  aussi  pal- 
pable n'a  pas  besoin  de  preuves.  Cela  ne  nous  empêchera 
pas,  cependant,  de  présenter  quelques  observations  sur 
ce  sujet ,  moins,  il  est  vrai ,  pour  faire  ressortir  les  incon- 
véniens  des  taxes ^  qu'afin  de  faire  voir  la  manière  dont 
elles  opèrent.  Il  ne  sera  pas  nécessaire,  pour  atteindre  le 
but  que  nous  nous  proposons ,  d'insister  sur  l'action  par- 
ticulière de  certaines  contributions  considérées  isolément. 
De  quelque  nature  qu'elles  puissent  être,  elles  doivent  tou- 
jours ,  en  dernier  résultat ,  tomber  sur  l'une  ou  l'autre  des 
trois  grandes  sources  de  tout  revenu,  la  rente,  les  profits 
et  les  salaires;  et  il  est  évident  que,  lorsqu'elles  sont  éle- 
vées très-haut ,  elles  occasionnent  nécessairement  des  pri- 
vations correspondantes,  dans  toutes  les  classes  de  la 
société.  Si  les  impôts  pèsent  sur  les  salaires,  ou  sur  les  ar- 
ticles le  plus  habituellement  consommés  par  le  peuple,  el 


6  APERÇU   DE  LA   SITUATION   FINANCIÈRE 

il  n'y  a  guère  que  ces  deux  natures  d'impôts  qui  soient  vé- 
ritablement productives,  il  est  évident  qu'ils  diminueront 
le  bien-être  des  classes  ouvrières  qui,  dans  toutes  les  so- 
ciétés, forment  la  majorité  de  la  population,  ou  qu'ils 
feront  hausser  les  salaires,  et  par  conséquent  réduiront  le 
taux  des  profits.  Le  plus  souvent  ils  produisent  à  la  fois  ce 
double  résultat  ;  mais  dans  les  pays  où  les  classes  ouvrières 
sont  très-pauvres  ,  ou  se  distinguent ,  comme  en  Hollande 
et  en  Angleterre,  par  l'esprit  d'économie  et  de  prévoyance, 
une  taxe  sur  la  main-d'œuvre  et  sur  les  consommations 
habituelles  des  classes  inférieures ,  quelle  que  soit  l'action 
défavorable  qu'elle  exerce  immédiatement  sur  ces  classes, 
a  toujours  pour  résultat  définitif  d'élever  le  taux  des  sa- 
laires ,  d'une  manière  proportionnelle.  Quand  cela  a  lieu , 
la  taxe  tombe  en  totalité  sur  ceux  qui  font  travailler ,  et 
il  en  résulte  par  conséquent  une  baisse  correspondante 
dans  le  montant  des  bénéfices. 

On  a  dit  que  si  l'effet  de  l'exagération  des  tarifs  était 
seulement  de  diminuer  les  profits  des  capitalistes ,  et  par 
conséquent  de  réduire  la  faculté  qu'ont  les  riches  de  con- 
sommer des  objets  de  luxe,  il  était  peu  utile  de  les  modi- 
fier. Nous  pensons  à  cet  égard  bien  différemment.  Dans 
notre  opinion ,  le  plus  grave  inconvénient  des  taxes  oppres- 
sives, c'est  la  réduction  des  profits.  Une  expérience  que 
rien  n'a  démentie  a  fait  voir  que  les  contrées  où ,  cœteris 
paribus y  les  capitaux  s'accroissent  le  plus  rapidement,  sont 
aussi  les  plus  prospères.  La  demande  pour  le  travail  s'aug- 
mente sans  cesse,  et  la  somme  d'aisance  dont  jouit  l'ou- 
vrier paraît  considérable,  quand  on  la  compare  avec  celle 
qu'il  possède  dans  les  pays  stationnaires.  Mais  le  principe 
d'accroissement,  en  maintenant  la  population  au  niveau 
des  moyens  de  subsistance ,  met  presque  toujours  ceux  qui 
vivent  par  des  salaires  dans  Timpuissance  d'économiser, 
quand  ils  ont  satisfait  à   leurs  besoins  et  à  ceux  de  leur 


DE    LA  GRANDE-BRETAGISE.  ^ 

famille.  C'est  de  la  rente  et  des  bénéfices ,  mais  surtout  des 
derniers,  que  les  capitaux  se  forment  presque  entièrement  ^ 
et  s'il  y  a  une  vérité  démontrée  en  économie  politique  , 
c'est  que  la  faculté  qu'ont  tous  les  pays  d'accroître  leurs 
capitaux  5  et  par  conséquent  d'avancer  dans  la  carrière  de 
la  richesse  et  de  la  population ,  est  en  raison  du  taux  res- 
pectif de  leurs  profits.  Il  est  incontestable  ,  par  exemple, 
que  c'est  par  suite  de  la  différence  qui  existe  dans  le  mon- 
tant de  leurs  bénéfices ,  que  les  progrès  de  la  richesse  et  de 
la  population  sont  presque  stationnaires  en  Hollande ,  len- 
tement progressifs  en  Angleterre,  et  relativement  très- 
rapides  aux  Etat-Unis.  Un  capital  d'un  million  st.,  employé 
dans  ces  divers  pays,  ne  donnerait  pas  probablement  plus  de 
39,000  liv.  de  bénéfice  net,  dans  le  premier;  de  5o, 000  liv., 
dans  le  second  ;  et  de  80,000,  dans  le  troisième.  Or,  comme 
les  capitalistes  doivent,  dans  tous  les  cas,  vivre  de  leurs 
profits ,  il  est  clair  que  l'excédant  de  leurs  consommations 
ou  moyens  de  cumulation  sont  en  Angleterre  plus  forts 
qu'en  Hollande,  et,  aux  États-Unis,  bien  plus  considé- 
rables qu'en  Angleterre. 

Ainsi  donc ,  c'est  par  le  taux  des  profits  qu'on  peut  ju- 
ger de  la  prospérité  d'un  pays,  ou,  en  d'autres  termes,  par 
les  moyens  qu'il  possède  d'employer  ses  capitaux  et  le  tra- 
vail de  ses  ouvriers,  et  non  par  le  montant  absolu  de  ces 
mêmes  capitaux.  Le  capital  de  la  Hollande,  considéré  re- 
lativement à  la  population,  est,  sans  contredit,  plus  con- 
sidérable qu'aux  Etats-Unis;  mais  comme  l'union  améri- 
caine peut  tirer  un  bien  meilleur  parti  de  ses  capitaux, 
il  est  hors   de  doute  qu'elle  est  plus  prospère.    «  L'état 
progressif,  dit  Adam  Smith  ,  porte  de  la  joie  et  du  conten- 
tement dans  toutes  les  classes  de  la  société;  l'état  station- 
naire   est   monotone  ;   celui  de  décadence  est  sombre  et 
mélancolique.  »  Comme  l'état  progressif  est   une  consé- 


8  APERÇU   DE  LA   SITUATION   FINAKCIÈRE 

quence  de  rëlévalion   des  profits,   il   importe  beaucoup 
d'écarter  tout  ce  qui  pourrait  en  réduire  le  taux. 

Par  malheur  ,  ce  n'est  point  là  le  seul  inconvénient  de 
l'exagération  des  taxes  ^  elle  tend  aussi  à  faire  exporter  les 
capitaux  et  l'industrie  du  pays.  S'il  pouvait  être  entouré 
du  mur  d'airain  de  l'évéque  Berkeley,  une  réduction  dans 
le  taux  des  bénéfices  aurait  des  suiles  moins  funestes.  Elle 
ralentirait  un  peu  l'accumulation  des  capitaux ,  mais  sans 
en  diminuer  le  montant.  Dans  l'état  acluel  du  monde,  les 
capitaux  sont  facilement  transportés  dans  les  autres  pays , 
et  quand  ce  transfert  commence  à  s'opérer  sur  une  cer- 
taine échelle,  il  forme  un  obstacle  à  peu  près  insurmon- 
table aux  progrès  ultérieurs  de  la  richesse,  et  par  consé- 
quent de  l'accroissement  des  taxes.  Il  est  sans  doute  assez 
difficile  d'assigner  les  bornes  de  la  faculté  de  supporter  des 
taxes  que  possède  une  nation  riche  et  puissante,  où  la  sé- 
curité de  la  propriété  et  la  liberté  de  l'industrie  sont  garan- 
ties par  de  sages  lois-,  mais  enfin,  comme  l'observe  M.  Ri- 
cardo,  ces  bornes  existent^  et,  quel  que  soit  le  prix  des 
biens  dont  nous  venons  de  parler,  il  ne  faut  pas  croire  que, 
pour  en  jouir  dans  sa  terre  natale,  le  capitaliste  consente 
à  se  soumettre  à  voir  son  revenu  disparaître ,  en  grande 
partie,  sous  les  exigences  du  fisc. 

Les  profits  tendent  toujours  à  s'égaliser.  Ce  principe  de 
la  concurrence,  qui  ramène  à  un  taux  uniforme  les  béné- 
fices des  capitaux  engagés  dans  les  diverses  spéculations  qui 
se  font  dans  le  même  pays,  étend  aussi  son  influence  sur 
les  différentes  nations  qui  ont  entre  elles  des  relations  com- 
merciales. Les  mêmes  considérations  qui  empêchent  un 
capitaliste  d'engager  ses  fonds  dans  une  entreprise  indus- 
trielle de  Liverpool  ou  de  Manchester ,  s'ils  ne  doivent  pas 
lui  présenter  un  bénéfice  aussi  considérable  qu'un  place- 
ment fait  à  Londres,  pourront  le  déterminer  à  les  trans- 


DE   LA   GRANDE-BRETAGNE.  9 

porter  en  France ,  si  c'est  le  moyen  d'en  tirer  un  revenu 
plus  élevé.   Un  grand  nombre  de  circonstances,   telles, 
par  exemple,  que  la  différence  des  langues,  l'ignorance 
des  habitudes  et  des  coutumes  étrangères ,  souvent  aussi 
l'absence    de  sécurité  et   de   garanties ,   pourront ,   dans 
beaucoup  de  cas,  empêcher  le  transport  des  capitaux  dans 
les  autres  pays^  mais  l'expérience  a  fait  voir  que  ces  obsta- 
cles sont  toujours  surmontés  par  une  infériorité  relative 
dans  le  taux  des  profits.  C'est  cette  infériorité  qui,  dans  le 
dernier  siècle,  empêcha  les  capitalistes  hollandais  de  placer 
chez  eux  le  produit  de  leurs  accumulations,  et  qui  prépara 
la  destruction  lente,  mais  graduelle  et  définitive,  de  leurs 
pêcheries  ,   de  leurs  fabriques  et  de  leur  commerce.  Il  y 
aurait  folie  à  ne  pas  profiter  de  cet  utile  et  terrible  avertis- 
sement. Notre  situation  actuelle  ressemble,   à  beaucoup 
d'égards ,  à  celle  de  la  Hollande ,  dans  la  première  partie 
du  dernier  siècle.  La  baisse  du  taux  des  profits,  depuis  la 
paix  ,  a  déjà  produit  des  résultats  faits  pour  exciter  au  plus 
haut  degré  la  sollicitude  publique.  C'est  cette  baisse  qui  a 
contrebalancé ,  aux  veux  des  capitalistes,  toutes  les  chances 
hasardeuses  des  placemens  à  rétrauger,  et  qui  les  a  en- 
traînés dans  les  entreprises  les  plus  funestes.  Aujourd'hui 
même  ,  malgré  les  sévères  leçons  que  nous  avons  reçues, 
nous  ne  sommes  pas  encore  dégoûtés  de  ces  opérations  ^  et, 
à  l'exception  de  Ferdinand  d'Espagne  ,  il  n'y  a  peut-être 
pas  un  seul  prince  en  Europe,  ou  un  seul  cacique,  dans 
l'Amérique  du  Sud,  qui  ne  trouvai  à  emprunter  de  grosses 
sommes  sur  le  marché  de  Londres,  à  des  conditions  très- 
douces. 

Mais,  dans  notre  opinion ,  le  lourd  fardeau  de  nos  con- 
tributions pèsera  encore  bien  davantage  sur  nous,  à  l'a- 
venir, qu'il  ne  pèse  actuellement.  Pendant  la  guerre,  il 
n'était  pas  facile  de  transporter  nos  capitaux  dans  les  autres 
pays:  ell'énormité  des  dépenses  publiques  était,  jusqu'à  un 


10  APERÇU   DE   LA  SITUATION  FINANCIÈRE 

certain  point ,  compensée  par  Tcspi  it  d'cconomie  et  les  ha- 
bitudes industrieuses  que  raccroissement  des  taxes  avait 
introduits  dans  toutes  les  classes.  Mais,  en  même  tems 
qu'une  époque  de  paix  permet  aux  autres  nations  de  s'ap- 
proprier la  plupart  de  ces  moyens  de  production  qui  nous 
aidaient  à  supporter  le  fardeau  des  taxes,  elle  donne  aussi 
les  plus  grandes  facilités  à  ceux  qui  veulent  y  transporter 
leurs  capitaux.  Les  désastreux  effets  des  charges  publiques 
ne  sont  pas  de  nature  à  se  faire  sentir  immédiatement. 
Elles  agissent  avec  lenteur,  et  une  découverte  importante 
dans  les  arts  industriels  ou  dans  l'agriculture  (i)  pourrait 
en  balancer  les  plus  fâcheux  inconvéniens.  Cependant,  il 
faut  bien  se  garder  de  trop  compter  sur  ces  découvertes. 
Comme  elles  ne  peuvent  pas  être  monopolisées,  il  est  clair 
que  l'exagération  des  taxes  agit  précisément  de  la  même 
manière  qu'une  prime  qui  serait  accordée  à  l'exportation 
des  capitaux  ^  et  par  conséquent  elle  ne  peut  pas  manquer 
d'avoir,  en  définitive,  les  résultats  les  plus  funestes. 

Dans  des  circonstances  semblables,  il  est  du  devoir  des 
ministres  de  renfermer  les  dépenses  dans  les  limites  les  plus 
étroites  possibles  ,  et  de  faire  toutes  les  économies  compa- 
tibles avec  la  sécurité  intérieure  et  l'indépendance  du  pays. 
Rien  donc  ne  pouvait  être  plus  agréable  à  la  nation  que 
l'engagement  pris  par  M.  Canning  de  soumettre  la  totalité 
des  dé,penses  et  des  recettes  publiques  à  l'examen  d'une 
commission  spéciale. 

Nous  sommes  convaincus  que  le  nouveau  ministère  a 
trop  à  cœur  le  bien  de  la  nation  pour  ne  pas  tenir,  à  cet 

(i)  Note  DU  'In.  On  a  vu,  dans  l'article  sur  les  Progrès  de  la  richesse 
agricole  dans  la  Grande-Bretagne  ,  inséré  dans  notre  28^  numéro  ,  que 
l'introduction  de  la  culture  du  navet  en  plein  champ  ,  par  lord  Townshend  , 
avait  augmente  d'un  milliard  en  Ir.  le  revenu  annuel  des  propriétaires  an- 
glais, et  par  conséijuent  d'tinc  sniiime  supéneuie  au  montant  des  arrérages 
de  la  dct'c  publique. 


DE  LA  GIlAISDE-BTlETAGNE.  I  I 

égard,  les  engagemens  de  cet  homme  d'état.  Cette  résolu- 
tion l'exposera  sans  doute  à  Tanimadversion  de  beaucoup 
d'individus  avides  et  puissans  5  mais,  d'un  autre  côté,  elle 
lui  donnera  des  droits  éternels  à  la  gratitude  nationale. 
Nousn'hésitdns  pas  à  dire,  en  mémetems,  que  nous  sommes 
loin  de  partager,  dans  toute  leur  étendue ,  les  espérances  de 
ceux  qui  supposent  que  les  retranchemens  opérés  par  des 
ministres  vraiment  patriotes  pourraient  beaucoup  diminuer 
les  charges  qui  pèsent  sur  le  peuple.  Une  diminution  dans 
ces  charges  n'est  point  au  reste  le  seul  but  que  doivent  se 
proposer  des  ministres  citoyens.  Rien  n'est  plus  funeste 
que  l'action  exercée  par  une  multitude  de  salariés  sans 
fonctions  réelles  ,  ou  dont  les  attributions  sont  tout-à-fait 
disproportionnées  avec  la  grandeur  de  la  rémunération 
qu'ils  reçoivent.  Le  secours  de  ces  sangsues  publiques  n'est 
nullement  nécessaire  à  un  ministre  qui  serait  environné  de 
la  confiance  générale,  qu'elles  tendraient  au  contraire  à  lui 
faire  perdre.  Une  administration  patriote  et  éclairée  doit 
s'occuper  activement  des  moyens  d'étouffer  une  influence 
qui  ne  peut  produire  aucune  espèce  de  bien ,  en  même 
tems  qu'elle  est  roccasion  d'une  dépense  considérable^ 
mais  c'est  la  destruction  de  cette  influence  qui  serait  le 
premier  et  le  plus  utile  résultat  de  nos  économies.  Si  nous 
voulons  réellement  diminuer  le  fardeau  qui  pèse  si  lourde- 
ment sur  nous ,  et,  en  rendant  l'industrie  plus  productive, 
élever  le  taux  des  profits ,  c'est  par  d'autres  voies  que  nous 
devons  y  parvenir.  Ce  n'est  pas  en  supprimant  quelques 
sinécures,  en  congédiant  quelques  douzaines  de  commis, 
ni  même  en  licenciant  quelques  bataillons,  que  les  maux 
trop  réels  qui  nous  affligent  pourront  être  adoucis,  et  bien 
moins  encore  détruits  dans  leur  germe. 

Voici  le  tableau  de  la  dépense  totale  du  Royaume-Uni, 
en  1826  : 


12  APERÇU  DE  LA  SITUATION   FINANCIERE 

Dépenses  du  lioyaume-Uni ,  pour  Vannée  finissant  au  5  janvier  1827, 
dédtictiun faite  des  remises ,  escomptes  ,  drawhachs ,  etc.  ,  et  non  com- 
pris les  sommes  applicables  au  rachat  de  la  dette  publique  ,  pendant  la 
même  année. 

PAIEMENS 

FAITS  SUR  LES  PERCEPTIONS  AVANT  LES 
VERSEMENS  DANS   l'ÉcHIQUIER. 

liv.  st.  fr.  liv.  st.  fr. 

Fiais  de  perceptioa ^^oio^'i'i']  f  100,758,425) 

Autres  paiemens ..      1,357,047   (33,926,175) 

Total   des   paiemens   effectués  avant  le 

versement  dans  réchiquier ^_^_^_..i__^    5,387,384  (    i34,684,6oo) 

PAIEZVIENSFAITS  PAR  L'ÉCHIQUIER. 

Dividendes  ,  intérêt  et  administration  de  la 

dette  publique,  non  compris  5,591,23 1  1.  s. 

pour  l'amortis.>-cment 27,245,75©  f68i,l43,75o) 

Intérêts  des  billets  de  TécLiquier 831,207  (  20,780,175) 

"^  "7^  g^7  (    701,923,925) 


P«asions  militaires  et  navales 2,214,260  (  55,35G,5oo) 

Remis  à  la  banque  d'Angleterre 585, 740  (  i4,'J4-^i5oo) 


2,800,000  (      70,000,000) 


Liste  civile i  ,057,000  (  26,425,000) 

Pensions  à  la  charge  du  fonds  consolidé 864,268  (  9,106,700) 

Trajtemens 6g,M5(  ii^^Ti^^S^ 

Cours  de  justice i5o,5qo  (  3,764,7*0) 

Mines . .    , 4,7?o  ?  368,75ol 

P> imes 2,956  l  73,<)Oo) 

Frais  divers 204,064  (  5,ioi,Boo) 

Idem       pour  l'Irlande 301,427  (  7,535,675) 


Avance  pour  les  docks  de  Leit! ,  .  240,000  (  6,000,000) 

Pour  l'acqui-^ition  de  l'intéict  du  duc   d'At- 

h<d,dausle  revenupublic  de  rîledeMan.  i5o,ooo  (  8,750,000) 

Pour  reconstruire  le  pout  de  Lcndres 120,000  (  8,000,000) 


2  164,170  (      54,io4,25o) 


5io,ooo  (      i2,-5o,ooo) 


Armée 8,2117, 36o  (2o-,434,oou) 

.Marine. 6,54o,fi34  (i6'3,5i5,85o) 

Artillerie i,86o,6o(i  (  46,74o,i5o) 

Depcn.~es  diverses 2,566,-83  (  64,169,5-5) 


1(1,274,385  (   481,859,575) 


Prix  de  la  loterie 6<),8o2   (     i  ,745,o5o) 

Pour    rénii.-sion  des  billets  de   l'échiquier, 

pour  donner  de  l'emploi  aux  pauvres..  .  .  44^,3oo  (  ii,o82,5oo) 
Avance  du  fonds  consolidé  en  Irlande,  pour 

travaux  publics 546,922  (  13,678,050) 


1,060,024  (      26,500,600) 


ToTiL 59,273,918    (1,481,822,950) 

Excédant  de»  versemens  dau^s  réchiquicr  sur  la  dépense 1,009,44^  (      25,236,r!oo) 

60,282,366  (  1,507, 059, i5o)' 

*  Note  du  Tr.  La  tolalili    dus  llcpt■u^c»  de  la   France  est  d  environ  un    milliard  quaranlt-lroi> 
luilLuns  ,  en  y  cinnprcnaiit  ctlle-  des  communes  ,  qui  nv  figiiieiil  j>as  dans  le  budjet  de  Félat.  Le 


T)E   L\   GPi AÏS" DE-BRETAGNE.  l3 

Il  est  évident,  d'après  cet  état ,  que  la  somme  d'écono- 
mies que  Ton  peut  faire  dans  les  dépenses  publiques  est 
bien  moins  considérable  qu'on  ne  le  suppose  communé- 
ment. Près  de  la  moitié  du  revenu  est  absorbée  par  le  paie- 
ment des  arrérages  de  la  dette,  et  n'est  susceptible,  par 
conséquent,  d'aucune  diminution.  On  pourrait  sans  doute 
faire  une  réduction  importante ,  sous  le  point  de  vue  poli- 

tnbleai!  i^nivant  tle  ces  dépenses  pendant  l'exercice  de  iSa-j  ,    pourra  donner  lieu  à  des  rappro- 
cliemens  curieux  ,  en  le  comparant  au  budjet  de  l'Ançleterre. 

DÉPENSES  ORDINAIRES  DU  ROYAUME  DE  FRANCE  POUR 

L'EXERCICE  1827. 


lo  DETTE  PERPÉTUELLE,  AMORTLSSEMENT  ET^SERVICES  DIVERS. 

Services  des  arrérage?  de  la  dette  perpétuelle 198,840,121 

(  Cette  somme  est  susceptible  de  s'accroître  d'envirnu  6  millions  par  suite  de 
l'inscription,  en  1828  et  iSi\)  ,  des  deux  derniers  cinquièmes  des  rentes  de  l'in- 
demnité. ) 

Dotation  de  la  caisse  d'amortissement 4*'»*'*' "1OO0 

Liste  civile  et  famille  royale 32, 000,000 

Dette  viagère 8,100,000 

Pensions  civiles  ,  militaires  et  ecclésiastiques  (y  compris  2,533,4';5  fr.  pour  supplé- 
ment aux  fonds  de  retenues  des  ministères  et  des  administrations) 6o,523,4'-5 

1  ntérêts  des  capitaux  des  cautionnemens 9,000,000 

Chambre  des  pairs 2,000,000 

CViambre  des  députés 800,000 

Légion-d'Honneur 3,Goo,ooo 

Bureau  de  commerce  et  des  colonies 125,000 

Cour  des  compte- i,2j6,3oo 

Administration  des  monnaies  (  y  compris  422,3-0  fr.  pour  frais   de  refonte  d'an- 
ciennes espèces  ) C)56,3oo 

Cadastre 5,ooo,ooo 

Frais  de  service  et  de  négociations  (y  compris  les  intérêts  de  la  dette  doltante  ).. .  .  11,200,000 


Total 3-3,4i>i,xf(f> 

IIo  SERVICES  MINISTÉRIELS. 

.Justice  (  y  compris  3,4oa,ooo  fr.  pour  frais  de  justice) I9i49'  t^'-^i 

Affaires  étrangères. 9,000,000 

/    Clergé : 32,6'-5,ooo  |       ■ufta  ' 

I    Instruction  publique.. 4iO'''5i°°o  j  '  73,000 

Affaires  ecclésiast.  /     (y  compris  2,i'^5,ooo  fr.  de  dépenses  acquittées 

I  sur  les  fonds  du   budjet   du   conseil    royal   de 

'  l'instruction  publique.  ) 

Administration    centrale   et   dépenses    secrètes    de  police 

générale = 3,?84,ooo  ^ 

I  Cultes  non  catholiques 676,400 

,  •         /  Services  divers  d'utilité  publique to,2D3,ooo  L 

"'^  Ponts    et   chaussées   et  travaux  publics  (y  ),      loi^SCi^fi-^S 

compris  6,000,000   pour   I 
fonds  prêtés  par  les  Compaq 
Dépenses  départementales 


ir   les    intérêts    de  I 

pa^nies  de  canaux)  4o,594,2'-.t  | 
es 47i':47iOoo/ 


A  rep.iiter 1(37,831,609     373,401,19'» 


>4 


APEUÇU  DE  LA  SITUATION   FINANCIERE 

tique,  dans  les  frais  de  la  liste  civile  et  des  pensions,  qui 
s'élèvent  ensemble  à  i  ,4oo,ooo  1.  st.  (35, 000,000  fr.)^  mais 


(    Il  ors  tic  ligne ?-3,4oi,iq6 

Rep<^'^\    en  ligne 167,831,609 

Guerre 106,000,000     \ 

Marine S", 000,000    \       ^26yS'^5^'iog 

Finance»  (  service  administratif) 6,043,700    | 

IIIo  FRAIS  D'ADMINISTRATION,  DE  PERCEPTION  ET  D'EXPLOITATION 
DES  IMPOTS  (  y  compris  18  millions  pour  achat  de  tabacs  indigènes  et  exoti- 
que>  ,  pour  rembour.«enient  du  prix  de  fabrication  des  poudres  à  feu  livrées  à  la 
consommation  ,  et  pour  acbats  de  papiers  à  timbres  ) ii9,n8(J,ooo 

savoir: 

Enregistrement  et  domaines 1 1,010,000 

Forêts 3,^oo,coo 

Douanes 23,35o,ooo 

Contributions  indirectes 4^<^°^i"0° 

Poste 12,870,000 

Loterie 4,210,000 

Contributions  directes l6,o35,ooo 

Taxations  sur  coupes  de  bois  et  receltes  diverses.  100,000 

Total  égal 110,086,000 

IVo  REMBOURStMENS  ET  RESTITUTIONS. 

Fonds  de  non  valeurs  et  de  réimpositions  sur  limpôt  direct 6,000,000  \ 

Restitutions  de  sommes  indûment  reçues  sur  les  produits  indirects.  .  2,5oo,ooo/ 

Restitutions  de  produits  d'amendes,  saisies  et  confiscations  attribuées.  4,000,000  >         23,700,000 

Primes  à  l'exportation  des  marchandises C),8oo,ooo  l 

Escompte  sur  le  droit  de  consommation  du  sel 1,400,000  / 

Total  des  dépenses  classées  dans  le  budjet  des  ministres  et  acquittées 

sur  leurs  ordonnances ....    <)43i56a,5o5 

Vo  DÉPENSES  DES  COMMUNES. 

Sur  le  produit  de  centimes  additionnels  imposés  aux  quatre  contri- 
butions directes 18,000,000  ) 

Sur  le  produit  des  ventes   de  bois  communaux 18,000,000  >        too, 000,000 

Sur  le  produit  des  octrois  et  revenus  des  villes  ,  environ 64,000,000  j 

Total  général  des  dépenses  du  royaume i,o43,562,5o5 


Nous  pensons  qu''on  ne  peut  pas  évaluer  à  moins  de  deux  milliards  de  fr.  les  dépenses  publi- 
ques de  la  Grande-Bretagne  et  de  l'Irlande.  En  eflet  ,  il  faut  ajouter  aux  quinze  cents  millions 
da  badjet  de  l'état  :  1°  i5o,ooo,ooo  fr.  pour  la  taxe  des  pauvres  ;  a»  le  montant  des  dîmes 
perçues  par  le  clergé  anglican  qui  ne  touche  rien  sur  les  fonds  de  l'échiquier  ;  3°  les  dépenses  des 
communes  et  des  comtés  ,  et  environ  137,000,000  fr  pour  l'amortissement  annuel  de  la  dette. 
Mais  l'Angleterre,  avec  son  immense  commerce  et  sa  puissante  industrie,  a  bien  plus  de  res- 
«3urces  que  nons  ne  pourrions  en  avoir,  pour  supporter  ces  charges.  D'ailleurs  ,  au  moyen  des 
taxes  qu'elle  acquitte ,  tous  les  services  publics  soat  convenablement  assurés.  Il  n'en  est  pas  de 
même  en  France.  11  faudrait  tous  les  ans  dix-huit  millions  de  plus  ,  qu'on  ne  peut  pas  trouver 
sur  un  budjet  d'un  milliard  ,  pour  l'entretini  de  nos  routes  si  cet  état  de  choses  se  prolonge , 
il  ne  sera  pas  nécessaire  de  passer  la  charrue  5ur  ces  grandes  voies  de  la  civilisation,  pour  les 
lui  fermer.  S, 


DE  LA   GRANDE-BRETAGNE.  I  5 

il  serait  absurde  de  croire  que  cela  aurait  aucune  influence 
sur  la  situation  financière  du  pays.  On  ne  pourrait  faire 
d'économies  considérables  que  sur  les  dépenses  de  l'armée , 
de  l'artillerie  et  de  la  marine  ou  dans  les  dépenses  diverses, 
et  encore  il  s'en  faut  bien  que  ces  réductions  puissent  être 
telles  qu'on  l'imagine.  Il  y  a  peu  de  choses  à  économiser  sur 
les  frais  de  perceptions.  Les  traitemens  des  employés  de  la 
douane  et  de  l'accise  sont  fort  modérés;  dans  les  douanes 
d'Ecosse,  on  épargnerait  quelques  milliers  de  liv.  st. ,  en 
congédiant  un  certain  nombre  d'employés  supérieurs  qui 
sont  fort  inutiles-,  mais  c'est  là  tout. 

Une  diminution  considérable  pourrait  certainement  être 
effectuée  dans  les  dépenses  de  l'armée  ,  qui  s'élèvent,  par 
an  ,  à  plus  de  huit  millions  st.  (  200,000,000  fr.  ).  Mais,  sui- 
vant nous,  celte  réduction  doit  plutôt  se  faire,  en  retirant 
nos  troupes  de  quelques-unes  de  nos  colonies  qu'il  convient 
d'abandonner,  qu'en  licenciant  une  partie  des  corps  qui 
forment  maintenant  notre  établissement  de  paix.  Il  est  au 
moins  douteux  que  la  force  numérique  de  notre  armée  soit 
plus  grande  qu'elle  ne  doit  l'être.  Dans  les  circonstances 
particulières  où  se  trouve  l'Angleterre ,  avec  une  immense 
population  d'ouvriers  réunis  en  grandes  masses,  et  dont  une 
crise  commerciale  arrêterait  tout-à-coup  les  travaux,  il  est 
indispensable,  pour  le  maintien  de  la  paix  intérieure,  et  la 
sécurité  des  propriétés,  d'avoir  une  armée  capable  d'intimi- 
der les  masses  populaires.  Si  un  corps  de  troupes  n'eût  pas 
été  rapidement  porté  dans  le  comté  de  Lancastre,  à  l'époque 
des  émeutes  de  1826,  on  ne  peut  dire  tous  les  désordres 
qui  auraient  eu  lieu,  et  toutes  les  propriétés  qui  eussent 
été  détruites.  On  a  prétendu  que,  sous  le  rapport  de  la 
tranquillité  publique,  Xajeojnajirj  (i)  po'irrait  être  avan- 

(i)  iNlilice  provinciale  composée  de  propriétaires ,  et  que  traduit  assez 
exactement  notre  expression  de  garde  nationale. 


j(]  APERÇU  DE  LA  SITUATION   FINÀKCIEHE 

tageusement  subslituée  à  la  Iroupe  de  ligne,  et  qu'il  en 
résulterait  beaucoup  d'économie^  mais  ce  projet  donne 
matière  aux  plus  graves  objections.  Un  soldat  bien  disci- 
pliné est  certainement  une  meilleure  garantie  pour  la  paix 
publique,  qu'un  jeoman.  Le  premier  fait  ce  qu'on  lui 
prescrit  et  pas  davantage  ^  il  n'est  ni  wbig ,  ni  tory ,  ni 
radical;  il  n'a  point  de  parti  politique  à  satisfaire,  ni  d'hé- 
résies religieuses  à  venger  Un  jeoman,  au  contraire, 
est  plus  qu'un  demi-citoyen-,  et,  comme  tel,  il  est  in- 
fluencé par  tous  les  préjugés  de  la  caste  et  du  district  aux- 
quels il  appartient.  Quand  un  corps  de  ce  genre  est  em- 
ployé à  réprimer  des  troubles ,  la  société  est  divisée  en 
classes  distinctes,  et  elle  présente  l'odieux  spectacle  de 
voisins  et  de  parens  opposés  les  uns  aux  autres  :  les  anti- 
pathies réciproques  s'exaspèrent  par  l'emploi  des  milices 
de  ce  genre,  et  sont  souvent  poussées  au  plus  haut  point 
d'animosité.  Un  des  premiers  actes  de  lord  Cornwallis, 
lorsqu'il  prit  les  rênes  du  gouvernement  d'Irlande .  pen- 
dant la  rébellion  ,  fut  de  séparer  la  garde  nationale  des 
troupes  de  ligne ,  et  de  la  faire  rentrer  dans  ses  quartiers. 
Quiconque  connaît  l'histoire  de  cette  époque  calamiteuse 
reconnaîtra  que  c'était  la  mesure  la  plus  sage  qu'on  pût 
prendre,  et  que  c'est  elle  qui  a  mis  un  terme  aux  horreurs 
de  la  guerre  civile  la  plus  barbare  dont  les  annales  de  l'his- 
toire moderne  se  soient  souillées.  Si  les  troupes  régulières 
eussent  seules  été  employées  à  Manchester,  le  i6août  1819, 
il  est  probable  que  beaucoup  de  vies  auraient  été  épar- 
gnées ;  et,  dans  tous  les  cas,  il  y  aurait  eu  moins  de  haines  et 
d'irritation.  Nous  croyons  donc  que,  tant  sous  le  rapport 
de  l'économie  ,  que  sous  celui  de  la  sécurité  intérieure,  il 
serait  bon  de  licencier  le  plus  grand  nombre  de  corps  de 
yeomaiiiy,  et  qu'il  faut  bien  se  garder  surtout  d'en  ac- 
croître le  nombre  aux  dépens  de  la  troupe  de  ligne.  Quant  à 
la  solde  des  états-majors  et  des  soldats  de  l'armée  régulière, 


DE  LA  GllANDE-BRETAGNE.  l'J 

elle  n'est  que  suffisante ,  et  par  conséquent  elle  ne  peut 
subir  aucune  réduction. 

Nous  croyons  qu'il  ne  serait  pas  plus  facile  de  faire  des 
économies  sur  le  ministère  de  la  marine ,  et  que  les  dépenses 
ont  été  portées  au  taux  le  plus  bas.  Le  maintien  de  notre 
odieux  mode  de  recrutement  est  le  grand  vice  de  l'ad- 
ministration de  la  marine  britannique.  Mais  il  est  absurde 
de  déclamer  contre  la  presse,  et,  en  même  tems,  contre 
la  conservation  d'une  force  navale  considérable  pendant  la 
paix.  Si  nos  matelots  n'étaient  pas  conservés,  il  est  clair 
que  dès  que  les  hostilités  recommenceraient,  il  faudrait 
encore  recourir  à  ^infâme  expédient  de  la  presse.  On 
assure  qu'on  pourrait  introduire  dans  les  chantiers  un  sys- 
tème plus  économique ,  qui  permettrait  de  solder  dix  mille 
hommes  de  plus  .  sans  augmenter  beaucoup  les  frais  du 
département  de  la  marine. 

Quant  aux  économies  à  effectuer  dans  l'artillerie  et  dans 
quelques  autres  services ,  nous  ne  sommes  pas  en  mesure 
d'indiquer  en  quoi  elles  devraient  consister.  Il  y  en  a  sans 
doute  de  possibles,  mais  nous  ne  croyons  pas  qu'elles  soient 
importantes. 

En  estimant  à  deux  ou  trois  millions  sterlings  (  5o  ou 
^5,000,000  fr.  )  la  somme  totale  des  économies  qui  peu- 
vent être  faites,  nous  pensons  que  nous  serons  plutôt 
au-delà  qu'en  deçà  de  la  vérité.  Quoique  assurément  des 
réductions  qui  s'élèveraient  à  cette  somme  seraient  loin 
d'être  sans  utilité  sous  le  point  de  vue  économique ,  sur- 
tout si  on  supprimait  quelques-unes  des  taxes  les  plus  op- 
pressives et  les  plus  vexatoires,  elles  seraient  bien  loin  ce- 
pendant d'être  suffisantes  pour  qu'il  en  résultat  le  plus 
léger  accroissement  dans  le  taux  des  profits.  Notre  intention 
n'est  pas  d'exagérer  les  (îmbarras  du  pays;  nous  reconnais- 
sons au  contraire  qu'il  est  facile  de  les  faire  cesser  par  de 

XVI.  2 


l8  APERÇU  DE    LA   SITUATION   FINANCIERE 

sages  lois  et  une  administration  éclairée ,  et  que  le  corps 
politique  n'est  atteint  d'aucun  mal  incurable-,  mais  nous 
croyons,  en  même  tems,  qu'il  importe  de  détromper  celte 
portion  du  public  qui  suppose  qu'on  peut  essentiellement 
diminuer  les  cbarges  de  la  nation  par  des  économies  : 
c'est  cette  persuasion  quiempécbe  de  chercher  les  remèdes 
là  seulement  où  il  est  possible  de  les  découvrir. 

Le  fait  est  que  le  fardeau  qui  pèse  sur  la  nation  n'est 
point  le  résultat  de  notre  établissement  de  paix  ,  mais  d'un 
mauvais  système  commercial,  et  de  Vénormilé  de  la  dette 
publique.  Il  ne  serait  pas  difficile  de  faire  voir  que  les 
charges  qui  nous  sont  imposées  ,  no'  dans  le  but  de  faire 
prévaloir  quelqu'intérét  national,  mais  seulement  afin  de 
favoriser  les  monopoles  les  plus  oppressifs  qui  aient  ja- 
mais existé ,  sont  très-certainement  beaucoup  plus  consi- 
dérables que  la  totalité  des  dépenses  de  tous  les  services 
publics,  si  on  en  exclut  les  intérêts  de  la  dette  nationale. 
C'est  à  l'abolition  de  ces  monopoles  que  doit  tendre  sans 
cesse  un  ministère  éclairé ,  qui  désire  sincèrement  le  bien 
général,  et  qui  veut  fortifier  les  bases  de  sa  prospérité  et 
de  sa  puissance.  Tous  les  autres  objets  de  politique  inté- 
rieure sont ,  à  côté  de  cela  ,  d'un  intérêt  tout-à-fait  secon- 
daire. Si  cependant  la  destruction  totale  de  ces  monopoles 
n'était  pas  suffisante  pour  faire  cesser  tous  nos  maux,  il 
dépondrait  du  gouvernement  de  compléter  notre  guérison , 
en  payant  une  partie  de  la  dette  ,  de  donner  de  cette  ma- 
nière une  nouvelle  et  puissante  impulsion  à  notre  indus- 
trie ,  et  d'augmenter  prodigieusement  la  richesse,  la  force 
et  les  ressources  du  pays.  Quand  ces  grandes  mesures 
auront  été  prises,  et  que  les  abus  qui  menacent  de  dé- 
truire toute  l'économie  intérieure  du  corps  politique  au- 
ront été  abolis ,  nous  serons  plus  disposés  à  apprécier  les 
rffoil!^  de  ceux  qui  aspirent  aux  honneurs  de  la  popula- 


DE   LA   GTIA]SDE-BRETAG>E.  IC) 

rite ,  et  qui  prétendent  v  avoir  des  droits  ,  en  proposant 
des  économies  sur  les  galons  des  vestes  de  nos  hussards  ou 
de  nos  chasseurs. 

Dans  un  article  précédent,  sur  les  lois  qui  régissent  en 
Angleterre  le  commerce  des  grains  (i) ,  nous  avons  fait 
voir  que  les  différentes  espèces  de  céréales  ,  consommées 
annuellement  dans  la  Grande-Bretagne  et  en  Irlande, 
s'élevaient  à  environ  48,000,000  de  quarters  j  et  que  si  les 
ports  étaient  ouverts  aux  grains  étrangers,  moyennant  un 
droit  fixe  de  5  ou  6  schellings  par  quarter,  les  prix  bais- 
seraient probablement  d'environ  8  schellings.  Les  nom- 
breuses discussions  qui  se  sont  élevées  à  ce  sujet  ont 
prouvé  que  nous  avions  bien  plutôt  diminué  qu'exagéré 
la  quantité  des  grains  consommés  annuellement  dans  les 
trois  royaumes. 

Mais,  toute  modérée  qu'est  notre  estimation,  il  en  résulte 
que  nos  lois  sur  le  commerce  des  grains  imposent  au 
consommateur  une  taxe  de  8  sch.  par  quarter,  ou  de 
19,200,000  liv.  (480,000,000  fr.  )  par  an,  pour  toute  la 
nation  ,  ce  qui  équivaut  presque  à  la  totalité  de  l'établis- 
sement de  paix ,  notre  dette  à  part.  Et  ce  n'est  pas  là  encore 
le  plus  grand  inconvénient  de  ce  monopole  j  non-seule- 
ment il  nous  force  à  payer  notre  pain  à  un  prix  exagéré 
par  des  moyens  artificiels 5  mais,  ce  qui  est  pire,  cette 
énorme  contribution  ne  fournit  à  personne  d'avantages 
équivalens.  Le  principe  de  la  concurrence  ne  permet  point 
à  un  fermier  de  retirer  des  profits  plus  considérables  des 
fonds  qu'il  a  employés  à  la  culture  de  la  terre,  que  ceux 
qui  placent  leurs  capitaux  dans  des  entreprises  industrielles 
ou  commerciales.  Une  augmentation  dans  le  prix  du  blé 
peut  leur  être  très-avantageuse  dans  le  cours  de  leur  bail  \ 

(i)  Note  du  Tr.  Voyez  la  traduction  de  cet  article  remarquable  sur  l'une 
des  plus  importantes  questions  de  réconomle  politique,  dans  notre  i8^ 
numéro. 


20  APERÇU   DE    LA   SlTUATIon   FlJNANClÈRE 

mais  quAiid  il  expire  ,  le  prix  du  fermage  est  accru  dans 
une   proporlion   correspondante.    Les  propriétaires  com- 
posent la  seule  classe  qui  relire  quelque  utilité  des  restric- 
tions mises  au  commerce  des  grains  j  il  s'en  faut  bien  ,  ce- 
pendant, qu'ils  profitent  de  tout  le  montant  du  préjudice 
fait  aux  autres  classes.  Quand  une  taxe  ordinaire  est  im- 
posée, tel,  par  exemple,  qu'un  droit  sur  la  drèche,  ceux 
qui  reçoivent  la  taxe  gagnent  tout  ce  qui  est  perdu  par 
ceux  qui  la  paient.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  restrictions 
que  l'on  a  mises  à  l'importation  des  céréales.  Ces  restrictions 
font  hausser  les  prix  ^  mais  seulement  parce  que  les  grains 
qu'on  aurait  obtenus  à  bon  marché ,  si  le  commerce  eût  été 
libre,  s'obtiennent  à  grands  frais,  parce  qu'on  est  obligé 
de  les  faire  venir  dans  un  sol  improductif.  La  portion  du 
produit  brut,  qui  dépasse  les  frais  de  production  et  les  bé- 
néfices du  fermier,  forme  la  rente  des  propriétaires.  Il  n'y 
a  donc  qu'eux  qui  gagnent  h.  l'accroissement  opéré  dans 
cette  portion  du  produit  brut ,  par  des  voies  artificielles.  Il 
est  prouvé  ,  par  les  enquêtes  qui  se  sont  faites  à  la  Chambre 
des  Communes,  en  i8i4  et  1821,  que,  dans  ce  pays,  les 
propriétaires  ne  reçoivent  pas  à  titre  de  rente,  le  quart  de 
la  totalité  des  produits  du  sol  -,  et,  dans  l'hypothèse  même 
où  les  ruineuses  fluctuations  qui  s'opèrent  dans  le  prix  des 
grains,  partout  où  existe  le  système  restrictif,  n'auraient  pas 
lieu  ,    fluctuations  également  préjudiciables  à  toutes  les 
classes,  celle  des  propriétaires  ne  recevrait  encore  que  cinq 
millions  sur  les  dix-neuf  millions  st.  que  nous  coûte  notre 
absurde  législation.  Le  reste  est  perdu,  sans  aucun  profit 
pour  personne,   de  la  même  manière  que  si  on  le  jetait 
dans  la  mer  ou  au  feu. 

Les  monopoleurs  agricoles  peuvent  diriger ,  contre  cet 
exposé ,  leurs  insipides  facéties  -,  la  seule  objection  raison- 
nable qu'on  puisse  y  faire,  c'est  que  les  pertes  auxquelles 
donnent  lieu  les  lois  fatales  qu'ils  défendent ,  y  sont  aflai- 


nn   LA    G  UAM)L:-BKET.VG?iiE.  -j.  l 

blies.  Lord  Malmesbury  et  le  comte  de  Lauderdaie ,  atta- 
quaient autrefois,  en  termes  peu  mesurés,  la  politique  de 
Napoléon,  qui  avait  chargé  le  sucre  colonial  d'un  droit 
énorme  ,  afin  d'encourager  l'exploitation  du  sucre  de  bette- 
rave. Quoi  que  nos  législateurs  héréditaires  puissent  pen- 
ser des  mesures  de  Napoléon  ,  elles  sont  moins  ridicules 
et  bien  moins  malfaisantes  que  celles  qu'ils  défendent  avec 
une  déplorable  ténacité.  Le  blé  est  un  article  d'une  tout 
autre  importance  que  le  sucre,  et,  par  conséquent,  quand 
on  en  gène  le  commerce,  on  fait  beaucoup  plus  de  mal. 
Nous  pourrions,  en  transportant  pour  mille  liv.  st.  de  pro- 
duits de  nos  fabriques,  en  Russie  ou  en  Pologne ,  obtenir 
en  échange  autant  de  blé  qu'on  en  obtient  en  Angleterre 
pour  quinze  cents  liv.  ^  et  c'est  notre  propre  gouvernement 
qui  s'oppose  à  un  troc  si  avantageux  !  Nous  forçons  le 
peuple  de  donner  trois  jours  de  travail  ou  le  produit  de 
trois  jours  de  travail ,  pour  la  même  quantité  de  nourriture 
que.  sans  nos  lois  insensées,  il  se  procurerait  en  travaillant 
deux  jours.  Ce  système  ,  qui  est  une  insulte  à  la  raison  pu- 
blique, en  forçant  l'extension  des  cultures ,  et,  par  suite, 
en  élevant  un  peu  la  rente,  est  d'abord  de  quelque  utilité 
pour  les  propriétaires^  mais  il  est  clair  qu'en  baissant  le 
taux  des  profits  et  en  dirigeant  une  portion  considérable 
de  nos  capitaux  et  de  notre  industrie  vers  un  emploi  peu 
j)roductif ,  il  est  décidément  contraire  à  la  prospérité  géné- 
rale de  la  nation ,  et ,  par  contre-coup  ,  aux  intérêts  réels 
et  durables  des  propriétaires  eux-mêmes. 

L'ouverture  des  ports,  si  on  ne  mettait  sur  les  grains 
étrangers  qu'une  taxe  correspondante  aux  droits  imposés 
parmi  nous  sur  la  propriété  foncière ,  est  donc  une  me- 
sure urgente  et  de  la  plus  haute  importance.  Nous  le  ré- 
pétons ^  elle  serait  plus  utile  cent  fois  à  la  prospérité  du 
pays  que  toutes  celles  que  la  législature  pourrait  adopter. 
Malheureusement  le  nombre  et  Tinfluenre  de  ceux  qui 


22  APERÇU   DE  LA   SITUATION   FINAKCIERE 

croient  à  tort  qu'il  est  de  leur  intérêt  de  défendre  la 
législation  existante  sont  si  grands  ,  qu^à  moins  que  les 
ministres  ne  soient  fortement  soutenus  par  la  voix  publi- 
que ,  ils  ne  pourront  jamais  obtenir  gain  de  cause  dans 
la  cbambre  haute.  Cette  affaire  n'est  point  une  affaire 
départi,  mais  un  t^rand  intérêt  national^  elle  ne  peut 
réussir  que  par  les  efforts  les  plus  persévérans  de  la  géné- 
ralité de  la  population. 

Le  monopole  dont  on  devrait  ensuite  s'occuper  de  faire 
disparaître  tous  les  vestiges  ,   est  celui  des  planteurs  des 
Antilles.  Non  seulement  nous  leur  avons  donné  le  mono- 
pole de  notre  marché  contre  les  Brésihens  et  les  autres 
planteurs  étrangers,    mais  nous  avons  même  imposé  un 
droit  extraordinaire  de  lo  sch.  sur  les  sucres  importés  de 
notre  empire  de  l'Inde.  On  a  évalué  diversement  ce  que 
ce  monopole  coûtait  au  peuple  de  la  Grande-Bretao-ne. 
Le  zèle  avec  lequel  les  planteurs  des  Antilles  le  défendent 
prouve  qu'il  leur  est  très-avantageux,  et  que  par  consé- 
quent il  nous  est  fort  préjudiciable.  On  a  prétendu  que  si 
tous  les  sucres  étaient  imposés  également ,  nous  pourrions 
avoir  pour  4  d.  ou  4  d.  1/2 ,  ce  qui  nous  en  coûte  six  au- 
jourd'hui. Mais  dans  l'hypothèse  même  où  la  différence 
serait  seulement  d'un  denier  par  liv.  ,  comme  limportation 
annuelle  n'est  pas  de  moins  de  38o,ooo,ooo  liv.      Téco- 
nomie  serait  de  plus  de  1,800,000  1.  st.  (45, 000, 000  f.  ). 
N'est-il  pas  déplorable  que  nous  consentions  à  supporter 
une  charge  aussi  pesante  ,  sans  obtenir  d'autre  résultat  que 
de  mettre  à  même  un  certain  nombre  de  planteurs  et  de 
négocians  des  Antilles  de  continuer  des  entreprises  im- 
productives, et  de  river  les  chaînes  de  leurs  esclaves  que 
nous  désirons  cependant  affranchir.^ 

Le  monopole  du  commerce  du  thé  dont  jouit  la  Compa- 
gnie des  Indes  est,  si  cela  est  possible,  plus  funeste  en- 
core. Celte  assertion  se  trouve  appuyée  de  preuves  con- 


DE   LA  GRAJNDE-DlvETAGKE.  2^ 

vaincaiiles  dans  un  arlicle  que  nous  avons  publié  sur  le 
commerce  de  la  Chine  (i).  Il  est  démontré,  dans  cet  article, 
par  la  comparaison  des  prix  des  mêmes  espèces  de  thé  à 
Amsterdam  ,  à  Hambourg  et  à  New-York ,  où  le  commerce 
est  libre,  avec  ceux  des  thés  vendus  à  Londres,  par  la 
Compagnie  des  Indes ,  que  cet  article  nous  coûte  environ 
deux  millions  st.  (  5o, 000,000  fr.  )  de  plus  ,  que  si  le  mo- 
nopole n'existait  pas.  Cette  assertion  n'a  jamais  été  dé- 
mentie. Elle  repose  sur  des  documens  officiels  qui  ne  com- 
portent aucune  espèce  de  doutes. 

Le  monopole  du  commerce  du  bois  de  construction,  que 
possèdent  les  négocians  du  Canada  et  les  propriétaires  de 
navires,  coûte  au  moins  au  public  ,  par  Taccroissement  du 
prix  de  ce  bois ,  i,5oo,ooo  liv.  st.  (87,500,000  fr.  ).  Il  a  , 
en  même  tems,  l'inconvénient  très-grave  de  nous  forcer 
d'employer  une  grande  quantité  de  bois  d'une  qualité  in- 
férieure, et  de  nuire  à  une  des  branches  les  plus  impor- 
tantes de  notre  commerce;  celui  que  nous  faisons  avec  le 
Nord  de  l'Europe. 

Il  y  a  beaucoup  d'autres  monopoles  d'un  ordre  plus  su- 
balterne ;  mais  si  des  mesures  étaient  adoptées ,  rien  que 
pour  l'abolition  graduelle  de  ceux  que  nous  venons  d'in- 
diquer d'une  manière  spéciale ,  il  en  résulterait  pour  le 
public,  indépendamment  de  beaucoup  d'avantages  acces- 
soires, une  économie  de  plus  de  vingt-quatre  millions  par 
an  (600,000,000  fr.  )  dépensés  en  pure  perte,  savoir  : 

Economie  par  l'abolition  des  droits  sur  les  grains ic), 200,000  liv.  6t, 

Id.  par  l'abolition   du  monopole  des   planteurs   des 

Antilles 1,583,000 

Id.  par  l'abolition  du  monopole  sur  le  thé 2,000,000 

A/,  par  l'abolition  du  monopole  dubois  de  construction.  i,5oo,ooo 

24,283,000 

(1)  Voyez  la  traduction  de  cet  article  dans  le    l'-r  nume'ro  de  notre  re- 
cueil. 


a4  APERÇU   DE   LA  SlïUATIOr*   FIKAIVCIÈRE 

En  déduisant  de  cette  somme  les  quatre  ou  cinq  mil- 
lions reçus  par  les  propriétaires ,  par  suite  de  l'accrois- 
sement de  la  renie  qui  résulte  des  restrictions  sur  le  com- 
merce des  grains,  il  reste  une  vingtaine  de  millions  ster. 
(  5oo,. 000,000  fr.  )  ,  dépensés  chaque  année  ,  pour  mettre 
en  culture  de  mauvaises  terres ,  ou  soutenir  d'odieux  mo- 
nopoles. Cette  somme  est  beaucoup  plus  forte  que  le  mon- 
tant de  notre  établissement  de  paix  -,  les  trois  quarts  en 
sont  détruits  à  pure  perte,  et  l'autre  quart  est  perçu  par 
des  hommes  qui  n'y  ont  aucune  espèce  de  droits. 

Si  on  veut  absolument  que  les  propriétaires  fonciers, 
les  planteurs  des  Antilles  ,  les  actionnaires  de  la  Compa- 
gnie des  Indes 5  et  les  autres  classes  privilégiées,  soient 
entretenus  aux  dépens  de  la  nation ,  ce  qu'il  y  aurait  de 
mieux  à  faire  et  de  plus  économique ,  serait  de  lever  dix 
millions  (^So, 000, 000  fr.  )  de  taxes,  et  d'en  répartir  le 
montant  entre  elles.  Un  plan  comme  celui-là  serait  plus 
avantageux  pour  ceux  qui  doivent  recevoir  la  prime,  en 
même  tems  qu'il  épargnerait  au  public  dix  millions  par 
an  ,  ce  qui  serait  au  moins  le  quadruple  de  ce  qu'on  pour- 
rait obtenir  par  le  système  le  plus  économique  de  réduc- 
tions. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  la  situation  présente  de  la 
Grande-Bretagne  offrait  beaucoup  d'analogie  avec  celle  de 
la  Hollande  ,  dans  le  milieu  du  siècle  dernier  ^  mais  elle  en 
diffère  aussi  sur  plusieurs  points  très-importans.  En  Hol- 
lande, la  réduction  du  taux  des  profits  ne  résultait  pas  de 
restrictions  apportées  au  commerce  des  grains  ,  ou  de  mo- 
nopoles concédés  à  des  classes  particulières  d'individus  ^ 
il  était  donc  impossible  d'élever  ce  taux  par  des  change- 
mens  dans  la  législation  commerciale.  Tel  n'est  point  heu- 
reusement le  cas  où  nous  nous  trouvons.  Nos  ressources 
;iont  bien  loin  d'être  épuisées.  Il  dépend  du  gouvernement, 
en  émancipant  Jiolre  commerce  et  en  ouvrant  les  vastes 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  ^5 

marchés  de  l'Inde  et  de  la  Chine  à  la  libre  concurrence  de 
tous  les  négocians  de  la  Grande-Bretagne ,  d'élever  parmi 
nous  le  taux  des  profits ,  et  de  donner  la  plus  puissante  im- 
pulsion à  notre  industrie.  Si  nous  descendons  du  haut  rang 
où  nous  étions  placés  ,  c'est  que  nous  ne  savons  pas  tirer 
parti  des  ressources  que  nous  avons  sous  la  main  ^  et  que 
nous  avons  consenti  à  sacrifier  le  bonheur,  la  force  et  la 
richesse  de  la  nation,  à  l'imprévoyante  avarice  d'un  petit 
nombre  d'individus. 

Mais  ,  dira-t-on  ,  quoiqu'il  ne  soit  pas  douteux  que  l'abo- 
lition des  différens  monopoles  améliorerait  beaucoup  la  si- 
tuation du  pays,  cependant  tant  que  nous  aurons  à  supporter 
une  dette  annuelle  de  trente  millions  st.  (y5o,ooo,ooofr.), 
nous  serons  nécessairement  dans  une  situation  désavanta- 
geuse  vis-à-vis   des   nations   qui   n'ont   point   à  soutenir 
un   fardeau   équivalent  -,   et  à   moins  que  l'on  ne  trouve 
le  moyen  d'en  alléger  le  poids ,  nous  ne  cesserons  pas 
de  languir  et  de  déchoir.  Dans  l'hvpothèse  même  où  cette 
assertion  serait  fondée ,  ce  ne  serait  pas  une  raison  suffi- 
sante pour  ne  pas  essaver ,  par  tous  les  moyens  dont  nous 
pouvons  disposer ,  de  nous  dégager  des  mille  entraves  du 
monopole.  Plus  les  charges   qui  nous  sont  légitimement 
imposées  sont  grandes,  plus  il  importe  de  nous  débarrasser 
des  autres.  Nous  sommes  intimement  convaincus  que  si 
notre  industrie  était  tout-à-fait  libre,  et  que  nos  divers 
moyens  de  production  pussent  se  développer  sans  con- 
trainte ,  les  classes  industrieuses  acquitteraient  sans  em- 
barras les  taxes  nécessaires  pour  payer  l'établissement  de 
paix,  y  compris  les  arrérages  de  la  dette. 

Dans  le  cas  même  où  il  n'en  serait  pas  ainsi,  notre  si- 
tuation serait  bien  loin  encore  d'être  désespérée,  car  le 
gouvernement  pourrait  éteindre  une  partie  de  la  dette  na- 
tionale. Assurément,  ce  n'est  pas  par  l'impuissante  et  dis- 


26  APERÇU   DE  LA   SITUATION   FINAlVClkRE 

pendieuse  jonglerie  du  fonds  d'amortissement  (i),  que  cette 
grande  mesure  s'effectuerait.  Nous  ne  supposerons  pas  non 
plus  qu'il  existe  jamais  des  ministres  assez  immoraux  pour 
proposer  de  diminuer  la  dette  publique,  en  modifiant  ar- 
bitrairement les  engagemens  consentis  avec  les  créan- 
ciers de  l'état,  quelque  onéreux  qu'ils  puissent  être.  Nous 
allons  faire  voir ,  aussi  succinctement  que  cela  nous  sera 
possible,  qu'il  dépend  de  nous  de  payer  bondfide  la  tota- 
lité ou  une  partie  du  capital  de  la  dette  publique,  et  par 
suite  de  réduire,  dans  une  proportion  correspondante,  les 
taxes  énormes  destinées  à  en  solder  les  intérêts. 

Des  projets  divers  ont  été  proposés,  à  différentes  époques, 
pour  rembourser  immédiatement  la  dette  fondée^  mais  ces 
projets  étaient  ou  indignes  d'attention,  ou  des  banqueroutes 
déguisées.  Le  plan  de  M.  Arcbibald  Hutcbeson  ^  membre 
éclairé  et  patriote  du  Parlement  ,  sous  George  P"",  est 
d'une  tout  autre  nature  -,  et  de  nos  jours  il  a  été  fortement 
recommandé  par  M.  Ricardo.  M.  Hutcbeson  proposait  de 
nous  libérer  en  imposant  tous  les  capitaux  du  pays.  D'après 
le  plan  qu'il  avait  soumis  à  la  Chambre  des  Communes ,  on 
aurait  d'abord  annulé  lo  p.  Yo  du  principal  de  la  dette 
fondée ,  et  en  même  tems  on  aurait  imposé  tous  les  capi- 
taux du  pays,  également  à  lo  p.  "/o?  afin  d'en  rembourser 
le  reste.  Les  lo  p.  °/o  de  réduction  sur  le  principal  re- 
présentaient la  part  pour  laquelle  les  rentiers  de  l'étal  de- 
vaient concourir  dans  cette  grande  opération. 

Sans  contredit,  si  on  voulait  la  tenter  aujourd'hui,  il 
faudrait  une  contribution  beaucoup  plus  forte  que  celle 
proposée  par  M.  Hutcbeson.  Le  principal  de  la  dette  fon- 
dée s'élève  à  environ  760  millions  st.  (19,000,000,000  fr.), 


(1)  Voyez  ,  dans  notre  2«  niimcro  ,  pn{^.  2.>(  et  suivantes,  l'étrange  illu' 
sion  sur  I;u|uclle  repose  tout  le  syslcmc  de  ramortissement. 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  2^ 

et  dans  l'hypolhèse  où  la  contribution  sur  les  capitaux  se- 
rait de  24  P*  Voî  il  faudrait,  pour  Textinction  de  la  totalité 
de  la  dette,  5^8  millions  st.  (i4,450î00o,ooo  fr.  ).  Mais  si 
on  voulait  seulement ,  déduction  faite  de  la  part  des  ren- 
tiers, rembourser  la  moitié  des  rentes  ,  ou  289  millions  st., 
il  est  hors  de  doute  que  nous  pourrions  y  parvenir.  Nous 
ne  nous  dissimulons  pas  les  nombreuses  difficultés  qui  en- 
traveraient Texécution  de  cette  mesure ,  et  les  sacrifices 
immédiats  qui  seraient  indispensables  ^  mais  ces  sacrifices 
momentanés  seraient  peu  de  chose  à  côté  des  avantages 
permanens  que  Ton  obtiendrait  par  l'extinction  d'une  por- 
tion aussi  notable  des  créances  de  l'état-,  et,  quant  aux 
difficultés,  une  administration  ferme,  prudente  et  habile 
parviendrait  à  les  vaincre. 

Quoiqu'il  ne  faille  pas  accorder  une  foi  implicite  à 
l'arithmétique  politique,  nous  avons  des  données  suffisantes 
pour  être  convaincus  qu'un  prélèvement  de  12  p.  "/„  sur 
les  capitaux  du  pays  suffirait  pour  éteindre  la  moitié  de  la 
dette.  En  1790,  M.  Pitt  estimait  le  revenu  taxable  de  la 
Grande-Bretagne ,  sans  v  comprendre  celui  provenant  des 
intérêts  de  la  dette  publique,  de  l'exercice  d'une  profession  ou 
despossessionsétrangères,  àio6millions(2,65o,ooo,ooof.), 
qui,  au  denier  vingt,  équivaudrait  à  un  capital  de  2  milliards 
120  raillions  (53,000,000,000  f.  ).  Il  n'y  a  aucune  raison  de 
croire  que  cette  estimation  soit  exagérée.  M.  Beeke,  dans  son 
excellent  écrit  sur  la  taxe  imposée  sur  les  revenus,  estimait 
la  totalité  des  capitaux  de  la  Grande-Bretagne,  apparte- 
nant à  des  particuliers,  à  2  milliards  (5o, 000, 000,000  fr.). 
Aucune  de  ces  estimations  ne  comprend  l'Irlande^  cepen- 
dant comme  toutes  les  parties  de  l'empire  profiteraient  de 
cette  grande  mesure,  il  est  juste  que  chacune  d'elles  prenne 
part  à  son  exécution.  Nous  n'avons  aucune  donnée  cer- 
taine sur  la  valeur  du  capital  de  l'Irlande  5  mais  en  l'esti- 
mant au  sixième  de  celui  de  la  Grande-Bretagne  ,   ou  à 


Ii8  APERÇU   DE   LA    SITUATIOIV    FINANCIERE 

333  millions  St.  (8,325,ooo,ooof'r.  ),  ce  calcul  donnerait 
2,333  millions  st.  (58, 325, 000,000  fr.  )  pour  la  totalité 
des  capitaux  de  l'empire,  estimation  inférieure  de  3oo  mil- 
lions st.  à  celle  de  M.  Colquhoun. 

Le  capital  de  la  nation  étant  évalué  à  2  milliards  333 
millions  st.  ,  et  nous  sommes  convaincus  que  cette  évalua- 
tion est  au-dessous  de  la  réalité  ,  il  est  clair  qu'un  prélève- 
ment de  12  p,  Yo  suffirait  pour  le  rachat  de  la  moitié  de  la 
dette.  Si  l'on  se  rappelle  que  le  revenu  net ,  indépendam- 
ment du  produit  des  emprunts  payés  au  trésor  ,  pendant 
les  trois  dernières  années  de  la  guerre ,  montait  à  225  mil- 
lions (5,625,000,000  fr.  ),  on  se  convaincra  qu'il  est  en 
notre  pouvoir,  en  faisant  quelques  efforts,  d'éteindre,  si 
ce  n'est  la  totalité,  au  moins  la  moitié  de  la  dette  fondée. 

Il  est  évident  que  cette  mesure  ne  serait  préjudiciable 
à  personne.  Un  capitaliste  qui  a  une  fortune  de  10,000  liv.^ 
produisant  un  revenu  annuel  de  5oo,  sur  lesquelles  il  est 
peut-être  forcé  de  faire  un  prélèvement  de  100  liv.  pour 
l'intérêt  de  la  dette ,  ne  possède  parle  fait  que  8,000  liv.  ^ 
et  dans  la  supposition  la  plus  favorable  aux  adversaires  du 
projet  que  nous  examinons,  sa  fortune  serait  précisément 
la  même,  soit  qu'il  continuât  à  payer  100  liV.  par  an,  ou 
que ,  pour  se  libérer ,  il  fît  un  seul  paiement  de  2,000  liv. 
Dans  le  fait,  cependant,  il  gagnerait  beaucoup  au  change  , 
par  l'accroissement  du  taux  des  profits,  ainsi  que  nous 
allons  le  faire  voir. 

Mais,  dit-on,  la  répartition  ne  pourra  pas  être  faite  avec 
égalité.  Tandis  que  les  propriétaires  fonciers  et  les  autres 
possesseurs  d'immeubles  paieront  tout  ce  qu'ils  devront 
payer ,  les  capitalistes ,  les  fabricans  et  les  négocians  se 
soustrairont  sans  peine  à  une  partie  de  la  contribution.  On 
ne  saurait  nier  que  cette  observation  ne  soit  fondée  jusqu'à 
un  certain  point  j  mais  elle  est  applicable  à  toutes  les  taxes  ; 
aucune  ne  frappe  également  les  diverses  classes,  et  il  y  en 


DE  LA  GTlA^'DE-BPiETAGNE.  Iq 

a  toujours  quelques-unes  d'atteintes  dans  une  proportion 
plus  forte  que  les  autres.  Les  avantages  qui  résultent  de 
l'établissement  d'un  gouvernement,  etla  nécessité  d'établir 
des  taxes  pour  en  payer  l'intérêt,  sont  reconnus  par  tout 
le  monde,  comme  une  compensation  suffisante  des  petites 
inégalités  du  meilleur  système  de  contributions.  On  doit 
tout  faire  pour  rendre  la  répartition  aussi  équitable  que 
possible  -,  et  les  inégalités  qui  existeront  encore  après  tous 
ces  efforts  ne  compenseront  pas  plus  les  avantages  de  cette 
opération  que  celles  de  nos  taxes  ordinaires  ne  compen- 
sent les  bienfaits  de  Tinslitulion  d'un  gouvernement,  et 
de  la  sécurité  qui  en  résulte  pour  les  propriétés  et  pour  les 
personnes.  Dans  les  dernières  années  de  la  guerre,  la  taxe 
sur  les  revenus  avait  été  répartie  avec  beaucoup  d'équité. 
Il  ne  serait  pas  plus  difficile  de  répartir  de  la  même  ma- 
nière celle  sur  les  capitaux. 

En  supposant  que  tous  les  capitaux  pussent  être  également 
taxés,  peut-être  dira-t-on  encore  avec  M.  Hume,  dans  ses 
Observations  sur  le  plan  de  M.  Hutclieson,  que  les  classes 
laborieuses  et  ceux  qui  exercent  des  professions  libérales 
paient  une  portion  considérable  des  taxes  ,  et  qu'il  serait 
oppressif  et  injuste  d'imposer  ,  sur  les  capitalistes,  tout  le 
fardeau  de  la  dette ,  tandis  qu'aujourd'hui  ils  n'en  sup- 
portent qu'une  partie.  Mais  cette  objection  n'est  que  spé- 
cieuse -,  car  les  taxes  doivent ,  à  la  longue ,  élever  les  salaires 
dans  la  même  proportion  qu'elles  élèvent  le  prix  des  ar- 
ticles consommés  habituellement  par  les  classes  ouvrières^ 

Le  prix  des  choses  nécessaires  à  la  vie  n'est,  au  fond  , 
que  celui  du  travail  productif  :  on  ne  peut  se  les  procurer 
que  quand  on  consent  à  en  payer  le  montant.  Quoiqu'il 
s'écoule  un  période  plus  ou  moins  long,  selon  la  diversité 
des  circonstances  où  se  trouve  le  pays,  avant  que  les  sa- 
laires et  les  prix  prennent  leur  équilibre  ,  cet  équilibre  finit 
toujours  cependant  par  avoir  lieu.  iMais  quand  les  salaires 


3o  APERÇU  DE  LA   SITUATION  FINAKCIÈRE 

s'élèvent  par  suite  d'un  accroissement  clans  les  taxes,  cette 
hausse  doit  produire  une  réduction  équivalente  dans  les 
profils  des  capitalistes  ou  des  propriétaires^  c'est  une  règle 
économique  à  laquelle  ils  ne  sauraient  se  soustraire  :  tandis 
qu'au  contraire  quand  les  salaires  tombent  par  suite  de  la 
réduction  des  taxes,  il  en  résulte  une  addition  équivalente 
dans  le  revenu  des  capitalistes.  Ceux-ci  n'aaraient  donc 
pas  droit  de  se  plaindre  de  ce  qu'ils  seraient  seuls  chargés 
du  remboursement  du  principal  de  la  dette ,  dont  l'intérêt 
est  maintenant  payé  en  partie  par  les  classes  ouvrières  -, 
car  l'avantage  qui  paraît  résulter  pour  eux  de  cette  parti- 
cipation des  ouvriers  dans  le  paiement  des  intérêts  n'est 
qu'apparent,  puisqu'ils  ne  l'obtiennent  que  par  une  dimi- 
nution correspondante  dans  le  taux  de  leurs  profits.  Dans 
tous  les  pays  anciens  et  très-peuplés,  les  salaires  ne  sont 
pas  assez  élevés  pour  que  le  prolétaire  contribue  efficace- 
ment à  payer  les  dépenses  de  l'état.  Quand  une  taxe  a  été 
établie,  elle  peut,  pendant  un  certain  tems ,  peser  d'une 
manière  incommode  sur  les  classes  inférieures  ;  mais  un 
pareil  état  de  choses  ne  saurait  être  durable.  L'élévation 
des  salaires  est  rarement,  et  peut-être  même  jamais,  l'é- 
quivalent tout-à-fait  exact  d'une  hausse  dans  le  prix  des 
choses  nécessaires  à  la  vie  -,  mais  ils  ont  une  tendance  con- 
stante à  se  rapprocher,  et,  à  la  fin  d'un  certain  nombre 
d'années,  il  doit  toujours  s'établir  une  balance  à  peu  près 
juste. 

On  observe  que  si  une  masse  aussi  considérable  d'im- 
meubles était  tout-à-coup  mise  en  vente ,  il  en  résulterait 
une  grande  perte  pour  les  vendeurs.  Un  instant  de  ré- 
flexion suffira  pour  faire  voir  que  cette  objection  est  peu 
fondée.  Le  nombre  des  acheteurs  et  des  prêteurs  s'accroî- 
trait dans  la  même  proportion  que  celui  des  vendeurs  et 
des  emprunteurs.  Les  créanciers  de  l'élat  qui  seraient  rem- 
boursés   auraient   besoin   de   nouveaux   placemens   pour 


DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  3l 

leurs  fonds,  et  seraient  très-empressés  de  les  prêter  aux 
propriétaires  fonciers,  aux  fabricans,  etc.  Ceux-ci,  au  lieu 
de  vendre  leurs  propriétés  pour  payer  leur  quote-part  dans 
le  prélèvement ,  pourraient  donc  se  contenter  d'emprun- 
ter, en  les  doonant  pour  hypothèques. 

Nous  ne  nierons  pas  cependant  qu'à  cet  égard  comme  à 
d'autres,  celte  grande  mesure  n'aurait  pas  quelques  incon- 
véniens.  M.  Fox  observait  avec  raison,  dans  le  débat  sur 
le  bill  de  suspension  des  paiemens  en  argent  de  la  banque  , 
«  que  celui  qui  prétend  guérir  tout-à-coup  une  maladie 
grave ,  et  qui  espère  produire  beaucoup  de  bien  sans  faire 
aucun  mal,  n'est  pas  l'homme  qu'il  faut,  dans  des  situa- 
lions  difficiles.  )>  On  ne  doit  tenter  dans  de  pareilles  cir- 
constances que  d'arrêter  les  progrès  du  mal,  pour  empê- 
cher qu'il  ne  devienne  mortel ,  sans  considérer  si  l'opéra- 
tion que  l'on  fait  subir  au  malade  est  douloureuse. 

Avant  de  terminer,  nous  conviendrons  que ,  lorsqu'on  a 
commencé  à  parler  à  la  Chambre  des  Communes  ,  dans  des 
entretiens  particuliers,  du  rachat  de  la  dette  suivant  le 
mode  que  nous  venons  d'indiquer,  plusieurs  membres  pré- 
tendirent que  les  avantages  seraient  loin  d'en  être  aussi 
grands  qu'on  l'imaginait.  Ceux  qui  soutenaient  cette  opinion 
disaient  que ,  comme  les  capitalistes ,  qui  payaient  actuelle- 
ment des  taxes  pour  acquitter  les  arrérages  de  la  dette  fon- 
dée, seraient  obligés  de  transférer  aux  rentiers  de  l'état 
une  portion  correspondante  de  leurs  biens  ,  dans  le  cas  où 
ces  taxes  seraient  supprimées  par  suite  du  rachat  de  la  dette, 
leur  situation  serait  précisément  la  même  qu'auparavant. 
Cette  assertion  ,  qui  a  une  apparence  de  vérité ,  est  cepen- 
dant tout-à-fait  inexacte.  Supposons  que  cette  mesure  soit 
maintenant  mise  à  exécution,  et  qu'on  rachète  moitié  de 
la  dette.  Dans  cette  hypothèse,  un  capital  d'environ  3oo 
millions  st.  (  7,500,000,000  fr.)  sera  transféré  aux  rentiers 
de  l'état ,  et  environ  i5  millions  st.  (875,000,000  fr.  )  de 


32  AVERÇU  DE  LA.  SITUATION   FINAKCIÈRE  ,   ETC. 

taxes  seront  abolis.   On  voit  du  premier  coup   d'œil  que 
personne  ne  perdra  à  cette  opération  ;  mais  il  n'est  pas 
aussi  clair  que  personne  ne  doive  y  gagner.  En  abolissant 
quinze  millions  de  taxes ,  on  opérera  une  réduction  consi- 
dérable dans  le  prix  de  beaucoup  de  marchandises ,  et  par 
conséquent  la  vie  deviendra  moins  chère,  le  taux  des  pro- 
fits s'élèvera  immédiatement,  et  les  capitaux  cesseront  de 
s'écouler  au  dehors^  le  commerce  du  pays  prendra  de 
l'extension  ,  et  un  stimulant  énergique  sera  donné  à  toutes 
les  branches  de  l'industrie.  L'esprit  d'économie,  cet  esprit 
qui  crée  les  capitaux,  et  qui,  par  conséquent,  est  la  base 
de  la  prospérité  publique,   se  répandra  dans  toutes  les 
classes ,  quand  elles  connaîtront  la  part  qu'elles  doivent 
prendre  au  rachat  de  la  dette.  Chacun  sera  empressé  de 
combler  la  brèche  faite  à  sa  fortune  par  cette  opération. 
Si  elle  est  combinée  avec  la  révocation  des  taxes  indirectes 
des  monopoles,  il  n'est  pas  douteux  que  la  portion  du  ca- 
pital des  particuliers  absorbée  par  le  rachat  de  la  moitié  de 
la  dette  sera  reconstituée  par  l'activité  et  l'économie  des 
différentes  classes ,  au  bout  d'un  très-petit  nombre  d'an- 
nées. 

(  Edinhurgh  Review.  ) 


ANALOGIES 


DES  MOEURS  RUSSES  ET  DES  MOEURS  TARTARES. 


Il  est  bien  difficile,  impossible  peut-être  ,  qu'un  peuple 
civilisé  ne  soit  point  redevable  à  ses  voisins  d'une  partie  de 
ses  connaissances,  de  ses  arts,  de  ses  habitudes  5  que,  seul, 
et  par  ses  propres  forces,  il  ait  acquis  tout  ce  qu'il  possède  5 
qu'il  n'ait  eu  besoin  d'aucun  secours  pour  devenir  ce  qu'il 
est.  Le  plus  souvent,  Tbistoire  découvre  l'origine  de  ses 
progrès  :  quelquefois  aussi,  les  indications  qu'elle  donne 
ne  suffisent  point ,  et  l'investigateur  est  réduit  à  des  con- 
jectures. Il  croit  être  mis  sur  la  voie  par  des  vestiges  pres- 
que effacés  et  méconnaissables  5  plein  de  confiance  dans  ses 
méthodes  d'examen ,  de  critique  et  d'induction  ,  il  s'avance 
hardiment  et  ne  s'égare  pas  toujours. 

La  comparaison  des  langues  peut  être  un  moyen  de  dé- 
couvertes historiques  (i) ,  mais  elle  ne  suffit  pas  pour  les 
constater.  Ainsi,  par  exemple,  on  sait  à  quelle  époque  des 
relations  importantes  furent  établies  entre  les  Grecs  et  les 
Russes  :  des  échanges  mutuels  eurent  certainement  lieu 
chacun  des  deux  peuples  avait  quelque  chose  à  donner  à 
l'autre.  Les  Russes,  suivant  leur  usage,  reçurent  à  la  fois 
les  choses  et  les  noms;  les  Grecs,  au  contraire,  prirent 
dans  leur  propre  langue  le  nom  des  choses  qu'ils  tiraient 
de  la  Russie.  Ce  fut  ainsi  que  des  mots  grecs  purent  passer 
dans  la  langue  russe,  sans  réciprocité.  Mais  que  penser  de 

(i)  Note  du  Tr.  M.  Balbl ,  que  nous  avons  eu  occasion  de  citer  plusieurs 
fois  dans  notre  recueil,  a  entrepris,  dans  son  Atlas  Ethnographique  du 
Globe,  de  classer  les  divers  peuples  et  de  remonter  à  leur  orio^ine ,  au 
moyen  des  diPfe'rentes  langues  qu'ils  parlent.  C'est  un  ouvrage  d'un  savoir 
prodigieux,  rempli  de  recherches  fort  curieuses. 

x\'i.  5 


3|  AJNALOGIES    DES   MOKrRS   UL'SSES 

quelques  analogies  entre  les  deux  longues  dont  l'origine  est 
certainement  beaucoup  plus  ancienne?  Ce  n'est  pas  des 
(irecs  que  les  Russes  ont  appris  la  fabrication  du  vinaigre 
détestable  qu'ils  nomment  ouxous.  Des  plantes  usuelles  pro- 
pres aux  contrées  froides  (le  cresson ,  le  raifort  et  le  sapin), 
portent,  dans  les  deux  langues,  des  noms  si  peu  différens 
qu'ils  dérivent  évidemment  de  racines  communes.  Ces  fai- 
bles indices  n'autorisent  point  cependant  à  penser  que  les 
Tlusses  modernes  et  les  anciens  Pelasses  ont  eu  le  même 
berceau.  Les  décisions  des  antiquaires  sont  parfois  aussi 
aventureuses  que  celles  des  médecins. 

Les  peuples  n'agissent  que  faiblement  les  uns  sur  les 
autres  par  les  simples  relations  de  voisinage,  d'amitié  et 
de  commerce^  les  guerres,  quel  qu'en  soit  le  résultat^ 
exercent  plus  d'influence,  et,  quant  à  la  conquête,  on  ne 
doute  nullement  que  le  vaincu  ne  subisse  de  toutes  ma- 
nières l'ascendant  du  vainqueur.  Ainsi ,  lorsque  les  Mos- 
covites furent  soumis  aux  Tatars  (i),  ils  ne  purent  se  dis- 
penser d'apprendre  la  langue  du  peuple  dominateur,  de 
se  conformer  à  ses  habitudes,  et  d'en  adopter  quelques- 
unes.  Cependant,  le  vainqueur  n'avait  changé  ni  les  lois 
ni  le  gouvernement  du  pays  conquis  -,  mais  les  babilans  de 
ce  pays  avaient  du  goût  pour  les  mœurs  orientales  j  on  n'eut 
pas  de  peine  à  leur  faire  suivre  les  usages  que  leurs  opi- 
nions nationales  et  leur  religion  ne  contrariaient  pas. 

Les  tzars  imitaient  le  luxe  et  observaient  le  cérémonial 
des  despotes  de  l'Asie.  Les  ambassadeurs  devaient  se  pros- 
terner aux  pieds  de  leur  trône,  et  cet  ancien  usage  est  en- 
core rappelé  aujourd'hui  par  la  phrase  russe  :  Biouchalomi, 
((  Je  frappe  (la  terre)  avec  mon  front.  ))  Le  souverain  faisait 
revêtir  de  robes  de  soie  ou  de  pelisses  les  personnes  qu'il 

(i)  Note  du  Tr.  Dans  un  numéro  prëccJent,  nous  avons  déjà  dit  que 
le  mot  de  Tatars,  et  non  le  sobriquet  de  Tartars ,  était  le  véritable  ncm 
des  populations  qui  occupent  les  grands  plateaux  du  nord  de  l'As  c. 


ET   DES    .MOEURS  TAKTARES.  3:) 

voulait  honorer.  Lorsque  le  cosaque  Irmak,  conquérant 
de  la  Sibérie ,  fut  présenté  au  tzar  dont  il  avait  étendu  l'em- 
pire jusqu'à  Tocéan  oriental,  le  monarque  ôla  sa  pelisse, 
et,  en  présence  de  toute  sa  cour,  il  la  mit  sur  les  épaules 
du  héros,  xiujourd'hui  même,  quand  Tempereur  de  Russie 
veut  récompenser,  par  un  témoignage  de  sa  faveur,  un 
marchand  ou  un  homme  du  peuple,  il  lui  fait  présent  d'un 
caftan  (i)  orné  de  dentelle  d'or. 

Les  tzars  adoptèrent  aussi  d'autres  usages  dont  les  mo- 
narques d'Asie  leur  donnaient  l'exemple  :  ils  devinrent 
presque  inaccessibles ,  ne  parurent  que  très-rarement  en 
public  pour  quelques  cérémonies  ou  dans  des  circonstances 
extraordinaires.  Les  troupes  étaient  alors  sous  les  armes-, 
on  faisait  évacuer  les  rues  par  lesquelles  le  souverain  de- 
vait passer,  et,  s'il  était  à  cheval ,  des  grands  de  la  cour  lui 
tenaient  les  étriers.  Ce  fut  probablement  à  cette  époque 
que  leurs  sujets  commencèrent  à  leur  donner  le  titre  de 
bieli  tzars  (^{zdiVS  blancs),  dénomination  sous  laquelle  ils 
sont  connus  à  la  Chine,  et  qui  est  la  traduction  du  mot 
ah-padischa,  par  lequel  les  Tatars  désignent  les  empereurs 
de  Russie. 

Les  usages  asiatiques,  introduits  à  la  cour  et  dans  la  no- 
blesse ,  influèrent  sur  le  sort  des  femmes  :  elles  furent 
soustraites  aux  regards  de  tous  les  hommes,  à  l'exception 
de  leurs  pères,  de  leurs  frères  et  de  leurs  époux.  Vers  la 
fin  du  quinzième  siècle,  un  ambassadeur  de  Frédéric  III 
empereur  d'Allemagne ,  chargé  de  négocier  le  mariage  des 
filles  du  grand-duc  de  R.ussie  avec  des  princes  auxquels 
Tempereur  désirait  qu'elles  fussent  unies,  ne  put  obtenir 
de  voir  les  princesses  :  le  respect  pour  les  usages  l'emporta 
sur  toutes  les  considérations  politiques.  Toute  la  Rus- 
sie parut  transformée  en  une  province  talare^  on  ne  voyait 
presque  plus  nulle  part,  ni  les  habillemens,  ni  les  mœurs 

(i)  Habit  national  Jes  Puisses. 


3G  A>VLOGIES   DES    INUMÙL  US  RISSES 

russes.  Sons  un  gouvernement  despotique ,  le  maîlre  pousse 
quelquefois  très-loin  la  rigueur  de  ses  ordres  :  Ivan  le 
Terrible  défendit  expressément  de  se  raser  les  moustaches, 
de  s'habiller  à  Tallemande  ou  à  la  polonaise.  Michel  Féo- 
dorovilz  fut  d'un  avis  opposé^  il  fit  quitter  les  habillemens 
tatars  et  reprendre  le  costume  des  anciens  Russes,  sem- 
hlable  à  celui  des  Polonais;  et,  plus  tard,  le  tzar  Pierre 
faisait  raser  les  tètes  de  ceux  qui  ne  faisaient  pas  raser 
leurs  barbes. 

Il  est  très-probable  que  Tusage  des  chapeaux  a  passé 
d'Asie  en  Europe  par  le  trajet  le  plus  long  qu'il  pût  faire 
dans  l'ancien  continent.  Parti  de  la  Chine  ,  et  peut-être 
même  du  Japon ,  il  dut  faire  un  assez  long  séjour  dans  la 
JMongolie  pour  se  répandre  chez  tous  les  peuples  d'origine 
tatare,  arriver  chez  les  Piusses,  et,  de  là,  s'établir,  de 
proche  en  proche,  dans  toute  l'Europe  occidentale.  Sa 
marche  fut  quelquefois  irrégulière;  on  le  vit  en  Espagne, 
avant  qu'il  fit  son  entrée  en  France,  au  quatorzième  siècle. 
Quoi  qu'il  en  soit,  aucune  mode  ne  fit  jamais  une  aussi 
haute  fortune.  Aujourd'hui ,  les  peuples  de  l'Asie  ont 
presque  tous  abandonné  le  chapeau  pour  le  turban.  11  n'y 
a  plus  guère  que  les  habitans  de  l'Europe  qui  en  portent. 
Pendant  l'expédition  d'Egypte,  les  populations  arabes  de 
cette  contrée  ne  pouvaient  comprendre  pourquoi  les  An- 
glais et  les  Français  se  faisaient  la  guerre.  Ils  supposaient 
que,  comme  ils  portaient  également  des  chapeaux,  ils  ap- 
partenaient à  la  même  nation. 

Les  mœurs  tatares  furent  si  bien  enracinées  dans  le  sol 
de  la  Russie,  que  la  religion  même  en  sentit  les  atteintes  ; 
des  pratiques  musulmanes  se  mêlèrent  à  celles  du  christia- 
nisme. Il  fallut  convoquer  des  synodes  pour  débarrasser  la 
religion  de  ce  mélange,  et  la  rendre  à  sa  pureté  primitive. 

En  i55i,  il  fut  défendu  à  tout  chrétien,  sans  en  excepter 
les  princes ,  d'entrer  dans  une  église  avec  le  turban  sur  la 


F.T  DES    MOtlUnS  TARTALES.  3^ 

lèle.  On  tint  si  peu  de  compte  de  celte  ordonnance,  que 
le  métropolitain  Philippe,  dans  un  transport  de  zèle,  osa 
réprimander  Ivan  le  Terrible  lui-même  ,  qu'il  vit  dans  le 
temple,  au  milieu  de  ses  gardes,  coiffés ,  ainsi  que  lui- 
même  ,  d'un  Jiaut  bonnet  latar  :  «  Tzar,  lui  dit  le  pontife, 
je  ne  puis  reconnaître  un  monarque  orthodoxe  sous  un 
pareil  accoutrement.  » 

On  dit  que  l'institution  des  gardes  de  nuit  fut  introduite 
en  Russie  par  les  Tatars.  Ils  importèrent  aussi  l'usage  des 
chevaux  de  frise  pour  clôtures  à  l'entrée  des  villes,  dans 
les  rues  et  autour  des  édifices.  Les  habahs  (cabarets  )  d'au- 
jourd'hui furent  originairement  des  caravanseraïs  où  les 
voyageurs  étaient  reçus  comme  dans  ceux  de  TiVsie  -,  main- 
tenant, ils  ne  servent  plus  qu'au  débit  de  Veau-de-vie 
dont  le  gouvernement  s'est  attribué  le  monopole.  En  Po- 
logne, ces  kabaks  sont  en  général  affermés  à  des  juifs  par 
les  seigneurs  ou  propriétaires  de  teri'^s. 

On  prétend  aussi  que  les  Tatars  ont  instruit  les  Russes 
dans  l'art  des  supplices  :  cette  sorte  d'enseignement  n'est 
pas  nécessaire,  sous  un  gouvernement  despotique:  les  in- 
venteurs de  cruautés  n'y  manqueront  jamais,  lorsque  le 
maître  en  demandera. 

Quant  à  Tart  militaire,  à  l'organisation  des  troupes  et 
à  la  discipline,  on  ne  peut  pas  dire  maintenant  que  les 
Pvusses  aient  rien  conservé  de  ce  qu'ils  ont  pu  recevoir 
des  Tatars.  Leurs  troupes  irrégulières  sont  ce  qu'elles 
doivent  être,  en  raison  des  habitudes  et  du  genre  de  vie 
des  hommes  qui  les  composent ,  et ,  depuis  les  Scvlhes  de 
l'antiquité  ,  jusqu'aux  Kirguis  de  notre  tems  ,  ces  cavaliers 
nomades  durent  être  organisés  à  peu  près  comme  ils  le  sont 
aujourd'hui. 

On  accordera  volontiers  que  les  Pvusses  ont  reçu  d'un 
peuple  asiatique  la  machine  arithmétique  très-simple  avec 
laquelle  ils  font  leurs  calculs.  Un  écrivain  hollandais  rap- 


38  A>ALOGlES   DES  AÎOEURS   RUSSES,   ETC. 

porte  que  celle  invention  clàîioise  s'introduisit  en  Russie 
dans  le  seizième  siècle,  par  l'entremise  d'un  marchand  si- 
bérien. 

La  langue  russe  a  reçu  et  conserve  un  grand  nombre  de 
mots  asiatiques  dont  le  sens  n'est  altéré  en  aucune  manière. 
Profilons  de  cette  occasion  pour  avertir  nos  architectes 
d'une  erreur  dans  laquelle  ils  tombent  généralement.  Ils 
regardent  les  lazarets  comme  des  maisons  de  sûreté,  et  ils 
en  font  de  véritables  prisons  :  en  Asie  et  chez  les  Russes  , 
ce  sont  des  maisons  de  santé,  des  infirmeries,  et  cette  ma- 
nière de  les  considérer  indique  les  principales  convenances 
auxquelles  l'architecture  doit  satisfaire,  sans  négliger  les 
précautions   nécessaires   contre   l'irruption   des  maladies 


contagieuses. 


Mais  un  fait  très-digne  de  l'attention  des  philosophes  , 
c'est  que ,  dans  les  actions  et  réactions  qu'exercèrent  l'un 
sur  l'autre  deux  peuples  tour  à  tour  conquérans  et  subju- 
gués ,  dont  l'un  était  chrétien  et  l'autre  musulman ,  le  vic- 
torieux ne  fut  jamais  persécuteur.  Il  ne  serait  pas  facile  de 
trouver,  dans  l'histoire  ,  un  autre  exemple  de  cette  modé- 
ration j  elle  tient  sans  doute  à  des  causes  particulières,  que 
des  recherches  approfondies  pourraient  faire  découvrir. 

Le  parallèle  entre  les  Russes  et  leurs  voisins  de  l'Asie 
a  été  poussé  plus  loin  :  on  a  trouvé  de  l'analogie  entre  les 
littératures  des  deux  nations,  et,  par  conséquent,  entre 
les  goûts  des  deux  publics.  Les  Russes  ,  a-t-on  dit,  aiment 
les  contes  comme  les  Orientaux-,  leurs  annales  même  ont 
un  grand  luxe  de  style.  Sur  ces  deux  points,  les  diffé- 
rentes nations  se  rapprochent  beaucoup  des  Asiatiques,  sans 
que  les  Tatars  aient  jamais  eu  des  relations  intimes  avec 
elles.  Toutes  ces  analogies  ne  prouvent  que  ce  qu'il  est  fort 
inutile  d'appuyer  par  des  preuves  ni  des  raisonnemens , 
que  les  hommes  de  tous  les  pays  sont  pourvus  des  mêmes 
facultés,  susceptibles  des  mêmes  impressions  et  des  mêmes 


AV.TILLEniE    A   VÂPEIR.,   ETC.  3^ 

passions  ^  qu'entre  les  expressions  diverses  de  ces  impres- 
sions et  de  ces  passions ,  il  ne  peut  y  avoir  de  différences 
que  celles  qui  tiennent  à  l'idiome  ,  aux  images  locales  et  au 
génie  de  récrivain ,  orateur  ou  poète.  Avec  un  peu  d'es- 
prit ,  il  serait  facile  de  faire  un  parallèle  assez  plausible 
entre  Ossian  et  Virgile  ou  le  Tasse  :  avec  plus  d'esprit  en- 
core, on  renoncerait  à  ces  subtilités,  et  l'on  s'occuperait 
d'objets  plus  importans.  (  Asiatic  Journal.  ) 


ARTILLERIE  A   VAPEUR 

CONFECTIONNÉE    POUR   LE    GOUVERNEMENT    FRANÇAIS. 


L'application  de  la  vapeur,  comme  force  motrice  ])Our 
diriger  les  vaisseaux  ,  est  une  découverte  dont  le  com- 
merce seul  a,  jusqu'ici,  recueilli  les  heureux  résultats  5 
mais  il  serait  facile  ,  dès  ce  moment ,  de  prévoir  les  chan- 
gemens  qu'elle  apporterait  dans  la  lactique  moderne  en  cas 
de  guerre  maritime.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  la  substi- 
tution de  la  vapeur  à  la  poudre  à  canon,  pour  donner  l'im- 
])ulsion  aux  projectiles  à  l'aide  des  ingénieuses  machines 
construites  par  M.  Perkins.  L'attention  publique  avait  été 
puissamment  excitée  par  l'annonce  des  effels  singuliers  de 
cette  invention,  lorsque  M.  Perkins  fit  l'essai  de  son  fusil 
à  vapeur,  en  présence  du  duc  de  Wellington  ,  de  l'élat- 
major  de  l'armée,  des  officiers  de  génie  et  d'artillerie,  en 
un  mot  de  tous  les  hommes  capables  de  prononcer  en  con- 
naissance de  cause. 

Ces  expériences  curent  tout  le  succès  que  pouvait  es- 


4o  ARTILLERIE  A  VAPEUR  CONFECTIONNÉE 

pérer  Tliabile  ingénieur  américain  (i)*,  mais  elles  n'au- 
raient pu  élre  répétées  souvent  sans  entraîner  des  dépenses 
trop  fortes  pour  un  simple  parliculier^  et  plusieurs  sa  vans 
émirent  le  vœu  de  les  voir  continuer  aux  frais  du  gouver- 
nement. Ce  vœu  n'a  point  été  rempli,  et  nous  avons  lieu 
de  nous  en  élonner.  Sans  partager  enlièrement  l'opinion  de 
M.  Perkins  sur  les  causes  de  cette  indifférence  des  membres 
du  bureau  de  la  guerre,  nous  ne  pouvons  nous  empécber  de 
regretter  de  nous  voir  aujourd'hui  prévenus  par  la  France, 
dans  l'adoption  de  cette  arme  formidable,  qui  doit  apporter 
des  changemens  qu'on  ne  saurait  calculer  dans  la  tactique 
moderne  et  surtout  dans  l'attaque  et  dans  la  défense  des 
places,  et  exercer  par  là  une  si  grande  inQuence  sur  les 
destinées  des  différens  peuples.  Les  expériences  qui  ont  eu 
lieu  à  Greenwich,  par  ordre  du  gouvernement  français, 
en  présence  des  ingénieurs  et  des  officiers  envoyés  par 
S.  A.  R.  le  duc  d'Angouléme  et  de  l'ambassadeur  du  roi  de 
France  près  de  notre  cour,  ont  confirmé  l'immense  pou- 
voir destructif  des  nouvelles  machines  de  M.  Perkins,  et  il  a 
été,  en  conséquence,  chargé  de  construire,  pour  la  France, 
une  pièce  d'ordonnance  et  un  mousquet  à  vapeur.  Cette 
commande  ,  quelque  peu  considérable  qu'elle  paraisse,  est 
un  reproche  pour  notre  gouvernement  j  mais  comme, 
avant  d'expédier  ces  machines,  M.  Perkins  se  propose  d'en 
démontrer  les  effets  devant  une  assemblée  composée  de 
nos  ingénieurs  et  de  plusieurs  sa  vans  distingués,  envoyés 
à  cet  effet  par  quelques  puissances  du  continent ,  il  faut 
espérer  que  les  hommes  influens  de  noire  cabinet  revien- 
dront de  leurs  préventions  ,  et  que  le  pays  oi'i  cetle  inven- 
tion a  eu  lieu  ne  sera  pas  le  dernier  à  profiter  des  avan- 
tages qu'elle  présente. 

La  lettre  que  l'on  va  lire,  adressée  par  M.  Perkins  à 

(i)  Note  du  Tr.  Il  eu  a  clé  rendu  compte  dans  la  Raue  Britannique. 
Voyes  le  numéro  d'avril  iSuG,  pog.  347. 


POUPt    LE   GOrVERKEMEKT    FRAKÇAlS.  4' 

rédileur  du  Franklin  JournaK^i)^  conlieut ,  outre  ce  qui 
a  rapport  à  l'artillerie  à  vapeur  commandée  parla  France, 
quelques  détails  sur  diverses  propriétés  que  M.  Pcrkins 
a  reconnues  dans  la  vapeur  5  nous  les  mettons  également 
sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  ,  sans  nous  rendre  garans  des 
conséquences  qu'il  tiie  des  faits  rapportés. 

«  Je  puis  enfin  vous  annoncer  que  toutes  mes  espérances 
se  sont  réalisées,  et  que  j'ai  complètement  réussi  dans  la 
construction  de  ma  machine  à  vapeur  à  haute  pression 
(^high  pressure  safet.j  Steani  Engine)^  qui  ne  présen- 
tera plus  aucun  danger.  J'aurais  été  à  même  de  vous  trans- 
mettre cette  nouvelle  beaucoup  plus  tôt,  si  je  n'avais  pas 
rencontré  ici ,  dans  quelques  personnes,  une  opposition 
plus  difficile  à  surmonter  que  les  obstacles  produits  par  la 
nature  même  de  mon  invention,  qui,  cependant,  je  ne 
puis  le  dissimuler,  se  sont  présentés  en  assez  grand  nombre. 

»  La  plupart  de  mes  amis,  et  parmi  eux  des  hommes  d'un 
grand  savoir,  paraissaient  craindre  que  je  n'eusse  tenté  une 
chose  impossible  ,  et  assuraient  que  tout  était  à  présent  si 
bien  combiné  dans  les  machines  à  vapeur,  qu'il  n'y  avait 
plus  rien  de  neuf  à  faire  à  cet  égard.  Maintenant,  c'est  à 
vous  que  je  le  demande  ,  et  il  me  serait  difficile  de  m'adres- 
ser  à  un  juge  plus  compétent,  n'est-ce  pas  une  chose  nou- 
velle que  de  produire  de  la  vapeur  à  quelque  degré  d'élas- 
ticité que  ce  soit,  du  minimum  au  maximum ,  sans  courir 
le  moindre  danger.^  N'est-ce  pas  une  chose  nouvelle  que 
de  substituer  la  pression  à  la  surface ,  dans  la  production 
de  la  vapeur  j  ce  que  je  considère  comme  la  base  de  ma  dé- 
couverte? N'est-ce  pas  une  chose  nouvelle  que  d'avoir  une 
pression  de  1,000  livres  par  pouce  carré  sur  l'un  des  côtés 
du  piston ,  tandis  que  de  l'autre  côté  il  y  a  un  vide  parfait  et 

(ij  ÎNOTE  DU  Tr.  Piocueil  scientifique  fort  estimé,  qui  se  publie  à  Phila- 
«Icljjhie.  On  sait  que  31.  Perkins  est  ne  aux  Etats-Unis. 


^2  ARTILLEniE  A   VAPFVU   COr^ TF.CTIOKIN' UlE 

par  conséquent  point  de  résistance^  eîTet  oblenii  sans  le 
secours  d'une  pompe  à  air,  et  sans  employer  d'autre  eau 
que  celle  qui  sert  à  produire  la  vapeur?  N'est-ce  pas  une 
chose  nouvelle  que  l'invention  d'un  piston  métallique,  qui 
n'a  pas  besoin  d'être  lubrifié,  et  qui,  cependant,  joue  aussi 
lierméliquemcnt  que  le  piston  d'une  machine  pneuma- 
tique? JX'est-ce  pas  une  chose  nouvelle  que  d'avoir  appli- 
qué les  protecteurs  en  zinc  de  Sir  Humphrey  Davy  aux  ma- 
chines à  vapeur,  pour  empêcher  l'oxidalion  ,  qui,  par 
suite  du  non  emploi  de  l'huile,  pourrait  s'établir  dans  les 
cylindres  lorsque  la  machine  ne  serait  pas  en  action  ?  N'esL- 
ce  pas  une  chose  nouvelle  que  de  se  passer  de  soupape  et 
de  tuvau  déduction ,  et  de  n'avoir  qu'une  petite  soupape 
d'induction,  construite  de  manière  à  neutraliser  la  pres- 
sion ,  qui  n'a  pas  besoin  d'huile  ,  et  qui  s'ouvre  et  se  ferme 
sans  le  plus  léger  effort?  N'est-ce  pas  une  chose  nouvelle 
que  de  laisser  échapper  la  vapeur  par  une  ouverture  aao 
fois  plus  grande  que  le  tuyau  à  vapeur?  Voilà  pourtant 
tout  ce  que  j'ai  fait,  ainsi  que  notre  ami  Lukens  (i)  peut 
le  garantir,  puisqu'il  a  été  témoin,  comme  moi,  de  toutes 
les  expériences.  Enfin  ,  n'est-ce  pas  une  chose  nouvelle 
que  d'avoir  découvert  que  la  vapeur  peut  être  produite, 
quoiqu'en  contact  avec  l'eau,  à  toutes  les  températures, 
sans  produire  une  élasticité  correspondante? 

»  Depuis  mon  séjour  ici,  j'ai  eu  à  lullcr  contre  une 
opposition  puissante  de  la  part  de  quelques  personnes  dont 
mes  découvertes  blessaient  les  intérêts-,  mais  quelques-uns 
des  hommes  les  plus  recommandables  de  ce  pays  m'ont 
constamment  soutenu  ,  sans  quoi  j'aurais  nécessairement 
succombé. 

))  Depuis  que  j'ai  commencé  mes  expériences  sur  la  pro- 
duction de  la  vapeur  avec  de  petites  quantités  d'eau  sans 

(i)  ISOTE  DU  Tr.  m.  Lukens  est ,  comme  M.  Perklns,  un  Ingctiîcur  amé- 
ricain fort  dlslinguc' ,  qui,  depuis  quelque  Icnis,  s'est  établi  à  Londres. 


porn  i.i:  c.orvEr.KEME]N"T  Fr.\:;r.\rs. 


43 


pression  ,  plus  d'une  douzaine  d'hommes  à  projets  onl  es- 
sayé de  faire  des  bouilleurs  Uihulaires  ',  mais  c'est  dans  la 
manière  de  produire  la  pression  que  consiste  la  nouveauté 
de  mon  invention  ;  aucun  d'eux  n'a  réussi. 

^)  Je  suis  occupé,  en  ce  moment,  à  construire  des  ca- 
nons et  des  fusils  à  vapeur  pour  le  gouvernement  français. 
Le  gouvernement  anglais  aurait  sans  doute  adopté  celte  in- 
vention ,  sans  l'influence  de  certains  ingénieurs  ,  qui  onl 
déclaré  que,  bien  qu'à  l'expérience  publique  faite  par  ordre 
du  gouvernement  j'eusse  paru  obtenir  les  résultats  les  plus 
étonnans,  tout  cela  n'était  qu'illusion  :  que  jamais  je  n'avais 
pu  construire  un  générateur  qui  durât  une  semaine  en- 
tière ^  enfin  ,  que  je  ne  pouvais  maintenir  la  vapeur  à  la 
température  nécessaire,  plus  de  deux  ou  trois  minutes  cha- 
que fois.  Ces  assertions  ont  obtenu  crédit  d'autant  plus  fa- 
cilement ,  que  tout  perfectionnement  dans  Tart  de  la 
guerre,  qui  tend  à  mettre  sur  un  pied  d'égalité  le  fort  et 
le  faible,  semble  devoir  être  plus  avantageux  aux  autres 
pays  qu'à  l'Angleterre. 

»  Le  gouvernement  français  a  consenti  à  essayer  série"u- 
sement  notre  nouveau  système.  INous  avons  fait,  à  Green- 
wich  ,  plusieurs  expériences  qui  ont  été  suivies  par  des  in- 
génieurs envoyés  à  cet  effet  par  le  duc  d'Angouléme,  en 
présence  d'un  de  ses  aides-de-camp  et  du  prince  de  Poli- 
gnac  -,  leur  rapport  a  été  si  satisfaisant ,  qu'un  contrat  a  été 
immédiatement  passé  avec  moi.  Un  ingénieur  anglais  de 
première  classe,  qui  a  souvent  été  chargé  de  travaux  im- 
portans  par  son  gouvernement,  s'est  joint  à  moi  pour 
garantir  quatre  points  sur  lesquels  quelques-uns  de  ses 
confrères  avaient  exprimé  des  doutes,  savoir  :  l'absence 
de  tout  danger  dans  le  générateur^  son  indestructibilité  ; 
la  possibilité  de  maintenir  la  vapeur  au  degré  de  tempé- 
rature nécessaire  pendant  un  tems  indéterminé  ;  enfin  la 
grande  économie  que  présente  cette  nouvelle  artillerie. 


44  ARTILLERIE  A   VAPEUR   CONFECTIOMS'ÉE 

»  La  pièce  d'ordonnance  lancera  soixante  boulets  de 
plomb,  de  quatre  livres  chacun,  par  minute,  avec  la 
même  justesse  qu'une  carabine,  et  à  une  distance  propor- 
tionnée. Au  même  générateur ,  sera  attaché  un  mousquet 
pour  lancer  un  torrent  de  plomb,  du  bastion  d'un  fort.  Cette 
arme  ,  qui  décharge  de  cent  à  mille  balles  par  minute,  à  la 
volonté  de  l'artilleur  et  aussi  long-tems  qu'il  sera  néces- 
saire, aura  de  plus  l'avantage  de  pouvoir  se  transporter 
d'un  bastion  à  l'autre.  Le  duc  de  Wellington  a  dit  en  ma 
présence  qu'un  pays  ,  défendu  avec  une  semblable  artille- 
rie, ne  pourrait  jamais  être  envahi,  et  je  crois  celte  opi- 
nion bien  fondée. 

w  Aussitôt  que  cette  machine  sera  terminée ,  elle  sera 
l'objet  d'expériences  devant  des  ingénieurs  désignés  par  le 
gouvernement  anglais  et  plusieurs  autres  puissances  du 
continent.  Je  n'éprouve  aucune  crainte  sur  le  résultat  de 
cette  épreuve,  et  M.  Lukens  partage  ma  confiance.  Il  a  vu 
le  fusil  à  vapeur  lancer  de  5oo  à  i,ooo  balles  par  minute, 
et  cependant,  pendant  le  même  tems  ,  la  vapeur  sortait  en 
grande  quantité  par  la  soupape  de  sûreté  ^  il  pense,  avec 
moi,  que  la  vapeur  peut  être  maintenue  à  un  degré  de 
tension  suffisant  pour  décharger  un  courant  continu  de 
balles  pendant  un  jour  entier  s'il  était  nécessaire.  Quant 
à  l'économie  ,  je  crois  pouvoir  avancer,  sans  exagération , 
que  ,  si  les  décharges  se  succèdent  rapidement ,  une  livre 
de  houille  pourra  lancer  autant  de  balles  que  quatre  livres 
de  poudre  à  canon. 

))  Parmi  les  objections  que  l'on  a  faites  contre  l'artillerie 
à  vapeur,  on  a  prétendu  qu'il  faudrait  un  tems  trop  long 
pour  obtenir  la  vapeur  à  un  degré  de  température  assez 
élevé  dans  le  cas  d'une  attaque  soudaine.  Je  répondrai  à 
cela  qu'il  suffit  d'un  feu  très-peu  intense  pour  maintenir 
les  générateurs  au  degré  de  température  nécessaire  ,  lors- 
qu'ils ne  sont  pas  remplis  d'eau,   et  r^u'ainsi  on  peut  les 


pour.  LE  GOUVEUNEMEIÎT  FnAZS'ÇAlS.  4'^ 

conserver,  à  peu  de  frais,  en  cet  élat,  dès  que  Ton  a  la 
moindre  crainte  d'une  attaque.  La  chaleur  ainsi  commu- 
niquée au  géjiéj'ateur  durer?i\\.  assez  long-tems  pour  donner 
de  la  vapeur,  jusqu'à  ce  que  le  feu  fut  augmenté  au  point 
de  fournir  à  une  émission  continue  de  vapeur. 

))  Pour  l'artillerie  de  marine  ,  l'objection  tombe  d'elle- 
même,  puisque  la  vapeur  de  la  machine  qui  donne  le  mou- 
vement au  navire  doit  être  toujours  à  un  degré  de  tempé- 
rature fort  élevé.  Lord  Exmouth  ,  après  avoir  vu  lancer 
plusieurs  décharges  de  plomb,  s'est  assuré  qu'un  tems  vien- 
drait où  un  bateau  à  vapeur,  avec  deux  canons  à  vapeur 
sur  son  avant ,  pourrait  battre  le  plus  fort  vaisseau  de  ligne 
armé  d'après  le  svstème  actuel-,  Sir  Georges  Cockburn 
ajouta  que  le  seul  inconvénient  de  celte  artillerie  était 
qu'elle  serait,  pour  les  nations,  ce  que  le  pistolet  est  pour 
les  duellistes  ,  en  ce  qu'elle  mettrait  sur  la  même  ligne  la 
force  et  la  faiblesse. 

))  Pour  prouver  l'absence  de  tout  danger  dans  ma  ma- 
chine ,  je  l'ai  fait  agir  sous  une  pression  de  i4oo  livres  par 
pouce  carrée  ou  de  loo  atmosphères  environ  ,  et  j'ai  arrêté 
la  vapeur  à  un  douzième  de  la  longueur  du  coup  de  piston  -, 
mais  ce  n'était  qu'un  essai  pour  convaincre  les  plus  incré- 
dules de  la  sécurité  parfaite  qui  doit  résulter  de  mon  sys- 
tème ^  ma  pression  ordinaire  est  de  800  livres  par  pouce  , 
et  j'arrête  la  vapeur  à  un  huitième  de  la  longueur  du  coup 
de  piston. 

»  J'ai  appris  que  notre  ami,  le  dr.  Hare  (i),  pense  que  je 
me  suis  avancé  au-delà  de  mes  forces:  il  n'est  pas  ie  seul 
qui  ait  conçu  cette  opinion  ,  et  je  ne  suis  nullement  étonné 
qu'il  en  soit  ainsi,  après  tous  les  contes  absurdes  que 
quelques  journaux  technologiques  ont  publiés  sur  ma  ma- 
chine. Comme  ces  publications  ont  été  faites  à  mon  insu, 

(i)  Note  du  Tr .  Professeur  de  cliliuie  à  Philadelphie,  ce'lcbre  par  plu- 
sieurs découvertes  fort  importantes. 


/^G  ARTILLERIE   A  VAPEUR   COIVFECTIOTN'KÉE 

il  ne  m'a  pas  élé  possible  de  les  rcclificr.  A  dire  vrai,  je  me 
suis  peu  soucié  de  rien  publier  moi-même  5  j'ai  pensé  qu'il 
valait  mieux  attendre  l'entier  accomplissement  des  divers 
pcrfectionnemens  que  j'avais  en  vue. 

))  Je  me  propose  de  publier  bientôt  le  résultat  d'une 
expérience  dont  le  docteur  Hare  ne  peut  manquer  d'être 
satisfait-,  car,   si  je  ne  me  trompe,   elle  prouve  par  des 
faits  ce  que  le  docteur  a  essayé,  avec  tant  de  talent,  de 
prouver  en  ibéorie ,  que  le  calorique  est  une  matière.  La 
preuve  que  j'en  donne  est  simple  et  positive,  et  je  suis 
persuadé  que,  lorsque  vous  aurez  été  vous-même  témoin  de 
l'expérience  ,  vous  la  considérerez  comme  très-concluante, 
.l'ai  été  conduit  à  la  découverte  de  ce  fait  par  mes  expé- 
riences sur  la  vapeur,  expériences  dont  les  résultats  ont  été 
non  moins  extraordinaires  qu'inattendus.  Un  des  plus  frap- 
pans  que  j'aie  constatés,  c'est  le  grand  pouvoir  répulsif  de 
la  chaleur.  J'avais  remarqué  qu'un  générateur,  à  un  cer- 
tain degré  de  température,  ne  laissait  échapper  ni  eau  ni 
vapeur,  par  une  fissure  accidentelle  qui  s'y  trouvait.   Je 
mentionnai  ce  fait  à  un  savant  distingué,  qui  en  révoqua 
on  doute  l'exactitude,  et,  pour  le  convaincre,  je  répétai 
l'expérience  en  sa  présence  ^  mais  il  en  conclut  que  le  métal 
on  se  dilatant  avait  obstrué  la  fissure.  Pour  faire  cesser  ses 
doutes  ,  je  lui  proposai  de  percer  ma  petite  ouverture  dans 
une  des  pai  ois  du  générateur,  ce  qui  fut  exécuté.   Après 
avoir  élevé  la  vapeur  au  degré  de  température  convenable, 
j'enlevai  la  cheville  de  fer  avec  laquelle  j'avais  bouché 
l'ouverture,  et  quoique  la  pression  dans  la  machine  fût  en 
ce  moment  égale  à  plus  de  trente  atmosphères,  nous  ne 
vîmes  et  n'entendîmes  rien  sortir  de  l'ouverture,   et  tout 
resta  dans  le  même  état  qu'auparavant.  J'abaissai  alors  la 
température  en  fermant  le  registre  et  en  ouvrant  la  porte 
du  fourneau,  et  bientôt  nous  entendîmes  un  bruit  clair  à 
Touverlure  du  générateur  j  nous  y  présentâmes  un  mor- 


POUR   LE  GOLVERPÎEME^T   FRAIS'Ç\IS.  4? 

ceau  de  houille,  et  il  brûla  en  peu  d'instans.  Rien  cepen- 
dant n'était  encore  visible  ^  mais,  à  mesure  que  la  tempé- 
rature s'abaissa  ,  la  vapeur  commença  à  se  faire  apercevoir 
déplus  en  plus-,  le  bruit  augmentant  en  même tems,  jusqu'à 
ce  qu'à  la  fin  ,  il  devint  si  violent  qu'on  eût  pu  l'entendre  à 
une  distance  d'un  demi-mille.  L'épreuve  était  concluante-, 
je  ne  dois  pas  oublier  de  faire  remarquer  qu'à  l'ouverture, 
le  fer  dont  le  générateur  était  construit  était  chaufFc  au 
rouge  plein. 

»  \ous  pouvez,  monsieur,  être  convaincu  de  l'exactitude 
de  tout  ce  qui  précède ,  c'est  le  résultat  d'expériences  posi- 
tives, et  dans  lesquelles  je  n'ai  recherché  que  la  vérité. 
Ayant  réussi  à  faire  un  piston  qui  dispense  de  l'emploi  de 
riiuile,  je  suis  déterminé  à  rechercher  jusqu'à  quelles  li- 
mites la  pression  peut  être  portée.  Je  fais  construire,  en 
ce  moment ,  une  petite  machine  assez  forte  pour  supporter 
une  pression  de  2,000  livres  par  pouce  carré  :  lorsqu'elle 
sera  terminée,  je  vous  informerai  du  résultat 5  le  piston 
seul  en  limitera  le  pouvoir, 

))  La  victoire  que  j'ai  remportée  est  réellement  glorieuse 
pour  moi.  Depuis  quelque  tems,  beaucoup  d'ingénieurs 
m'avaient  proclamé  fou ,  parce  que  j'avais  assuré  que  je 
pourrais  opérer  la  condensation  et  produire  le  vide  sous  le 
piston,  sans  emplover  ni  pompe  à  air  ni  à  eau  suivant  la 
méthode  ordinaire-,  mais  aujourd'hui  les  choses  ont  bien 
cb.angé  de  face,  et  mon  triomphe  sur  ceux  qui  m'avaient 
attaqué  est  complet.  » 

(  Technologie  al  Bepositajy.  ) 


g|o^a()C5. 


VOYAGE    DAÎs^S    L    AMERIQUE   CENTRALE. 


On  nomme  Amérique  centrale  la  partie  de  ce  continent 
qui  s'étend  du  Mexique  à  la  Colombie ,  et  qui  comprend 
Guatimala  et  l'isthme  de  Darien.  Cette  dernière  contrée, 
remarquable  par  ses  productions  naturelles  ,  est  devenue 
plus  intéressante  encore,  depuis  qu'on  s'est  occupé  sérieuse- 
ment, en  Angleterre,  du  projet  d'ouvrir  sur  cet  isthme  une 
communication  entre  l'Atlantique  et  la  mer  Pacifique  (i). 
Depuis  les  conquêtes  des  Espagnols,  ce  pays,  malgré  le 
voisinage  de  nos  colonies,  était  reslé  fermé  aux  étrangers 
par  le  despotisme  jaloux  de  ses  maîtres ,  et  on  ne  le  con- 
naissait guère  mieux  que  le  centre  de  l'Afrique.  L'indé- 
pendance des  états  de  Guatimala  l'a  ouvert  au  commerce 
et  à  la  science.  Toutefois  ,  on  a  si  peu  connu  ,  jusqu'à  ce 
jour,  la  topographie  de  l'isthme  de  Darien  ,  que  le  pre- 
mier projet  du  canal  des  deux  mers  a  été  rédigé  avec  une 
ignorance  complète  des  difficultés  de  son  exécution.  M.Ro- 
bert ,  à  qui  nous  devons  la  relation  dont  nous  allons  trans- 
crire les  passages  les  plus  intéressans,  nous  offre  à  cet  égard 
des  renseignemcns  curieux.  Il  a  exploré  avec  soin  les 
côtes  orientales  de  l'isthme  :  il  avait  été  arrêté  comme 
patriote  et  comme  espion  ,  par  les  autorités  espagnoles,  et 
déporté  de  la  baie  de  Nicaragua  ,  sur  l'Atlantique,  dans 
la  ville  de  Léon,  à  quelques  lieues  de  l'Océan  Pacifique, 
en  suivant  la  rivière  de  St. -Jean,  le  lac  de  Nicaragua  et  les 

(i)  Vo\ez  sur  ce  grand    projet  un  arliclc    iiist'rc  dans  le   2«^  numéro  de 
nuire  recueil. 


VOYAGE  DANS  l' AMÉRIQUE  CENTRALE.  49 

bords  du  hic  de  Léon.  Or,  c'est  sur  cette  ligne  qu'on  a  cru 
trouver  le  plus  de  facilités  pour  l'exécution  du  canal.  On 
remarque  avec  regret  que  les  vovageurs  les  plus  aventu- 
reux sont  les  moins  disposés  à  écrire  la  relation  de  leurs 
voyages.  Ils  devraient  suivre  l'exemple  de  M.  Robert  :  son 
livre  a  tout  l'attrait  d'un  roman  ;  et ,  ce  qui  vaut  mieux  en- 
core ,  il  offre  les  documens  les  plus  exacts  sur  la  géographie, 
riiistoire  naturelle  et  les  avantages  commerciaux  des  lieux 
qu'il  a  visités. 

En  1816,  M.  Robert  partit  de  la  Jamaïque  sur  un  brick 
qu'il  commandait,  avec  une  pacotille  de  peu  de  valeur  ;  son 
intention  était  de  faire  fe  commerce  avec  les  tribus  libres  de 
la  côte  ouest,  très-bien  disposées  en  faveur  des  Anglais.  Il 
revint  au  bout  de  neuf  semaines  ,  après  avoir  vendu  avan- 
tageusement ses  marchandises.  En  retour  des  pots  d'étain 
et  de  fer,  et  autres  objets  grossièrement  fabriqués,  lels 
que  coutelas,  haches,  colliers  de  verre,  il  rapporta  des 
écailles  de  tortues,  de  la  salsepareille  et  aulres  productions 
utiles  dont  ces  contrées  abondent.  Les  circonstances  l'ap- 
pelèrent de  nouveau  au  milieu  de  ces  tribus.  Il  y  résida 
sept  ans,  et  y  recueillit  tous  les  élémens  de  l'ouvrage  qu'il 
vient  de  publier.  Ce  peuple ,  composé  d'Indiens  de  race 
pure,  de  métis,  issus  du  croisement  de  la  race  indienne 
avec  les  nègres ,  et  nommés  Sambos ,  est  d'un  naturel  fort 
doux,  et  a  plus  d'influence  qu'on  ne  croit  sur  les  destinées 
politiques  de  ces  contrées.  M.  Robert  a  constaté,  par  un 
grand  nombre  de  faits,  le  caractère  généreux  et  bon  des 
Indiens  proprement  dits.  Il  leur  donna  une  preuve  de  con- 
fiance fort  honorable,  en  se  rendant,  seul  et  malade,  au  mi- 
lieu d'une  de  leurs  tribus  guerrières,  appelées  Falienles 
(les  \aillans),  pour  y  rétablir  sa  santé.  La  retraite  qu'il 
choisit  est  située  sur  les  bords  de  la  rivière  de  Chrico- 
Mola,  à  quelque  distance,  dans  l'intérieur,  du  coté  du 
port  de  Mosquilo.  Dans  cet  asile  ,  il  continua  son  métier  de 

XVI.  4 


5o  VOYAGE   DANS  LAMÉRIQUE   CENTRALE. 

marchand  ^  les  naturels  du  pays  lui  apportaient  de  la  sai- 
separeille,  qu'ils  échangeaient  contre  de  la  verroterie  et 
autres  objets^  et,  en  moins  de  six  semaines^,  il  posséda  pour 
plus  de  5,000  liv.  sterl.  de  cette  denrée.  Il  soignait  égale- 
ment les  intérêts  de  sa  santé  et  ceux  de  sa  fortune  :  les 
bains  de  rivière,  la  salubrité  du  climat,  l'exercice  de  la 
chasse,  eurent  bientôt  rétabli  ses  forces.  Ses  excursions  le 
conduisirent  dans  des  cantons  qui  n'avaient  été  visités  jus- 
que-là que  par  des  bétes  fauves. 

«A  mon  retour  d'une  de  mes  longues  promenades, 
dit  M.  Robert ,  le  chef  de  la  tribu  au  milieu  de  laquelle 
je  m'étais  établi,  nommé  Jasper  Hall  par  nos  marchands, 
me  dit  que  des  femmes  avaient  découvert  la  trace  d'un 
animal  extraordinaire,  dont  elles  avaient  eu  grand'peur; 
qu'aucun  chasseur  n'avait  pu  leur  dire  le  nom  de  cet  ani- 
mal ,  et  qu'elles  persistaient  à  croire  que  le  diable  avait 
passé  par  là.  Ce  propos  excita  ma  curiosité  ,  et,  ne  dou- 
tant pas  que  ce  ne  fût  la  trace  d'une  béte  inconnue  en 
Europe,  j'engageai  cet  homme  à  me  suivre  à  la  tête  de 
quelques  chasseurs.  Nous  partîmes  donc,  moi  cinquième, 
bien  armés ,  munis  de  provisions  ,  d'outils ,  et  décidés  à 
passer  deux  ou  trois  nuits  dans  les  bois ,  s'il  le  fallait  ^  nous 
prîmes  pour  guides  les  trois  femmes  qui  avaient  fait  la  dé- 
couverte. Après  quatre  heures  de  marche ,  sur  un  terrain 
qui  m'était  inconnu,  l'on  se  trouva  au  fond  d'un  ravin, 
le  long  duquel  on  monta  Tespace  d'un  mille  \  nous  arri- 
vâmes enfin  à  la  place  indiquée  par  nos  guides.  Tout-à- 
coup  Jasper  m'appelle  avec  un  rire  bruyant  :  «  Eh  !  Robert, 
voici  la  trace  du  diable!  »  J'arrive,  et  je  vois  l'empreinte 
d'une  paire  de  gros  souliers  ferrés,  qu'il  m'avait  vu  porter 
quelquefois.  Je  me  rappelai  en  effet  être  venu  en  cet  en- 
droit, mais  par  une  autre  route;  on  rit  beaucoup  de  me 
voir  suivre  ainsi  la  trace  de  mes  pieds. 

»  Dans  le  cours  de   celle  singulière  exploration,  nous 


VOYAGE   DA>S  L  WICRIQLE    CEINTRALE.  5l 

aperçûmes  plusieurs  espèces  de  bêtes  fauves  ,  mais  la  con- 
signe élait  de  ne  pas  lirer,  de  peur  d'alarmer  l'animal  in- 
connu que  nous  cherchions.  Cependant,  pour  mettre  à 
profit  notre  excursion,  nous  nous  décidâmes  à  rester  deux 
ou  trois  jourg  dans  les  bois;  les  femmes  avaient  apporté 
du  plantain  et  de  la  cassa ve,  nourriture  ordinaire  du  pays. 
Nous  construisîmes  à  la  hàle  quelques  huttes,  après  quoi 
nous  partîmes  pour  la  chasse.  Elle  fut  heureuse  ^  nous 
tuâmes  une  vingtaine  de  peccaris  ^  ou  porcs  sauvages.  On 
les  coupa  par  quartiers^  on  fit  ensuiîe  une  espèce  de  gril 
en  bois  sur  lequel  on  plaça  les  chairs  de  ces  animaux  , 
enveloppées  de  feuilles;  on  mit  du  feu  par  dessous,  et, 
par  ce  moyen ,  les  quartiers  de  porc  se  trouvèrent  à  la  fois 
fumés  et  à  moitié  rôtis.  Ces  provisions  durèrent  plus  d'un 
mois. 

M  Le  peccari  a  Toreille  courte,  droite  et  pointue,  les  yeux 
petits  et  creux ,  le  cou  épeiis  et  court.  Ses  soies  sont  comme 
celles  du  sanglier,  mais  plus  longues  sur  le  cou  et  sur  le 
dos.  Sa  couleur  est  d'un  gris  noir  mêlé  de  blanc  ^  il  a  un 
collier  d'un  blanc  grisâtre.  Il  ressemble ,  pour  la  taille  et 
la  couleur,  au  porc  de  la  Chine  -,  il  n'a  point  de  queue  •  sur 
son  dos  est  une  glande  de  laquelle  séchappe  constamment 
une  liqueur  fétide.  Si  l'animal  est  tué  dans  la  soirée,  et 
que  cette  partie  soit  à  l'instant  coupée  et  jetée  ,  la  chair  est 
d'un  goût  délicat.  Les  peccaris  ont  le  même  grognement 
que  les  cochons^  quand  on  les  inquiète,  ils  font  entendre 
un  bruit  effrayant  avec  leurs  défenses  ,  qui  n'ont  presque 
point  de  saillie  5  ils  se  jettent  souvent  sur  le  chasseur,  qui 
n'a,  dans  ce  cas,  d'autre  moyen  de  salut  que  de  grimper 
sur  un  arbre  ,  après  avoir  lancé  ses  chiens.  De  ce  poste 
inaccessible  il  peut  en  faire  un  abatis  considérable.  Ils  se 
nourrissent  principalement  de  fruits ,  de  graines  et  de  ra- 
cines, et  font  souvent  beaucoup  de  dégâts  dans  les  champs 
où  croissent  la  cassave  et  le  plantain. 


52  VOYAGE   DA?«S  l'amÉRIQIE  CENTRALE. 

»  Le  Iciulemain ,  nous  gagnâmes  le  point  culminant 
cVune  montagne ,  dont  les  sommités  n'affectent  point  une 
forme  conique  ou  pyramidale  ,  comme  les  volcans  éteints-, 
c'est  la  continuation  d'une  chaîne  de  montagnes  plus  haute 
que  celles  des  environs.  Le  plateau  a  une  longueur  de  cinq 
cents  pas.  Du  côté  de  la  mer  Pacifique ,  la  descente  en  est 
plus  rapide  que  du  côté  opposé  par  où  nous  étions  montés. 
A  l'est,  dans  la  direction  de  Chagres  et  de  Panama,  on 
aperçoit  des- montagnes  encore  plus  élevées  -,  au  nord-ouest, 
l'œil  se  perd  sur  une  chaîne  de  montagnes,  dont  les  pics  se 
succèdent  à  diverses  hauteurs  comme  les  flots  d'une  mer 
battue  par  l'orage  ^  on  en  voit,  çà  et  là,  d'isolés,  qui  offrent 
l'aspect  d'anciens  volcans.  Du  point  où  j'étais,  j'apercevais 
distinctement  les  deux  mers.  Du  côté  de  l'Atlantique,  je 
voyais  les  îles  situées  dans  la  baie  appelée,  en  espagnol, 
Boco  del  Toro ,  et  les  lagunes  de  Chiriqui.  Mais  je  ne  pus 
découvrir  ni  Quibo,  ni  certaines  îles  de  l'Océan  Pacifique, 
que  les  navigateurs  ont,  par  erreur  sans  doute,  placées  près 
de  la  côte.  Dans  cette  direction ,  les  immenses  forets  tra- 
versées par  les  fleuves  de  ces  contrées  et  les  vastes  mon- 
tagnes boisées,  jusqu'au  sommet  dont  ils  baignent  le  pied, 
m'empêchaient  d'en  dessiner  le  cours,  et  je  n'apercevais  à 
mes  pieds  que  des  forets  et  des  mers. 

»  Les  Valientcs  composent  les  tribus  les  plus  braves  et  les 
plus  policées  de  cette  partie  du  Nouveau-Monde.  Comme 
leurs  aînés  dans  la  civilisation ,  ils  ont  leur  point  d'hon- 
neur et  leurs  duels. 

»  Lorsqu'un  Valiente  se  croit  insulté  par  un  Indien  de  sa 
tribu  ,  il  prend  son  fusil  ou  son  coutelas,  emmène  avec  lui 
un  de  ses  amis,  se  rend  chez  son  adversaire,  et  l'appelle  au 
combat.  Celui-ci  accepte  souvent  le  défi  :  sur-le-champ, 
les  gages  sont  donnés  et  reçus  ,  et  le  duel  ne  finit  jamais 
sans  qu'un  des  deux  ,  au  moins ,  soit  tué  ou  mis  hors  de 
combat.  Dans  l'allaque  et  la  défense,  ils  se  servent  du  cou- 


VOYAGE   DA>6   l'amÉRIQXjE   CENTRALE.  53 

telas  avec  beaucoup  de  dextérité  -,  il  est  rare  de  voir  un  Va- 
liente  qui  n'ait  pas  des  cicatrices  à  la  tête  ou  sur  le  reste  du 
corps.  On  ajourne  quelquefois  les  duels,  mais  c'est  tou- 
jours par  l'entremise  des  seconds.  Provoqué  un  jour  par 
un  de  ces  preux,  je  lui  proposai  une  lutte  à  coups  de  poings  : 
((  Mode  anglaise  !  pas  bonne  !  »  dit-il  ^  grâce  à  l'interven- 
tion de  nos  amis ,  la  querelle  se  termina  sans  effusion  de 
sang.  Les  \  alientes  ne  sont  pas  très-adroits  dans  l'emploi 
des  armes  à  feu  -,  ils  le  sont  beaucoup  plus  avec  l'arbalète 
et  les  flèches  ;  ils  montent  très-bien  à  cheval.  » 

Les  idées  religieuses  de  ce  peuple  sont  très-bornées  ^ 
cependant ,  quand  il  arrive  un  événement  extraordinaire , 
ils  disent  toujours  :  C'est  Dieu  qui  Ta  voulu. 

«  Dans  une  de  mes  excursions  au-dessus  de  la  grande  ca- 
taracte de  la  rivière  de  Chrico-Mola ,  dit  notre  auteur  ,  les 
Indiens  qui  conduisaient  notre  canot  le  laissèrent  telle- 
ment dévier ,  qu'il  fut  entraîné  par  le  courant  sur  les  bords 
de  cette  effrayante  chute  d'eau  ,  sans  espoir  de  pouvoir  re- 
monter. Aussitôt ,  ils  se  jettent  hors  du  canot,  et  gagnent 
la  rive  à  la  nage.  Quant  à  moi ,  je  perds  la  tête  ;  je  ne  vois 
d'autre  chance  de  salut  que  de  me  confier  au  frêle  bateau 
qu'emporte  le  torrent,  et  que  le  choc  des  rochers  a  bien- 
tôt mis  en  pièces.  Après  avoir  repris  mes  sens,  je  m^e  re- 
trouve battu  par  le  flot  contre  les  bords  d'un  îlot,  au  des- 
sous de  la  chute,  et  cramponné  à  une  des  planches  qui 
avait  surnagé.  Quelques  Indiens  qui  passaient  en  ce  mo- 
ment sur  la  rive  inférieure,  et  qui  n'avaient  pas  été  les 
témoins  de  ma  chute  ,  viennent  à  mon  secours,  et  me  trans- 
portent dans  ma  cabane,  tout  meurtri  du  choc  que  j'avais 
éprouvé.  Dans  l'intervalle,  les  Indiens  qui  étaient  dans  le 
canot ,  de  retour  au  village,  y  avaient  semé  la  nouvelle  de 
ma  mort ,  et ,  pour  en  convaincre  les  incrédules ,  ils  mon- 
traient les  débris  du  bateau  ,  emportés  par  le  courant. 
J'étais  depuis  une  heure  étendu  sur  mon  hamac  ,  lorsque 


54  VOYAGE  DANS  l'aMÉIUQUE  CENTRALE. 

le  vieux  Jasper,  et  un  autre  chef  se  rendirent  chez  moi, 
déplorant  ma  mort ,  et  offrant  de  se  charger  de  mes  mar- 
chandises et  de  mes  effets  ,  pour  le  compte  de  mes  parens 
ou  de  mes  créanciers.  «  Eh  !  Robert  !  s'écria  Jasper  pétri- 
fié à  mon  aspect,  vous  n'êtes  donc  pas  noyé  ?...  C'est  l'ou- 
vrage de  Dieu,  Robert ,  ajouta-t-il  du  ton  le  plus  grave  et 
levant  les  yeux  au  ciel  ^  c'est  l'ouvrage  de  Dieu  !  » 

»  Le  plus  haut  degré  d'ambition  chez  les  indigènes,  c'est 
de  suivre  les  usages  des  gentlemen  d'Angleterre.  Ils  ne 
croient  pas  y  déroger  en  s'enivrant  ^  mais  lorsqu'il  arrive 
aux  femmes  de  boire  outre  mesure,  les  maris,  jaloux  de 
leurs  privilèges  ,  les  tancent  vertement  :  u  Pas  bon,  leur 
disent-ils  ^  ce  n'est  pas  la  mode  des  ladies  anglaises.  » 

»  La  manière  de  vivre  des  Valientes  est  assez  confortable. 
La  nature  les  a  pourvus  de  tout  ce  qui  peut  la  rendre  douce 
et  commode ,  dans  un  état  de  civilisation  aussi  imparfait 
que  le  leur.  La  culture  de  leurs  plantations  exige  peu  de 
soins.  Leurs  forets  abondent  en  gibier  de  toute  espèce  j 
leurs  rivières ,  en  poissons  excellens  ^  leurs  lagunes ,  en 
tortues  magnifiques ,  en  homars  et  autres  crustacées  très- 
recherchés  sur  nos  tables.  Anciennement ,  leur  vêtement 
ordinaire  était  fait  d'une  espèce  d'écorce  d'arbre,  trempée 
(juelque  tems  dans  l'eau  courante,  et  qu'on  tannait  ensuite 
en  la  battant  avec  de  gros  rouleaux  en  bois,  au  point  de 
lui  donner  la  légèreté  et  la  consistance  d'une  peau  de  cha- 
mois. On  formait  avec  ce  cuir  végétal  une  espèce  de  cami- 
sole sans  manches.  Aujourd'hui  leur  costume  est  moins 
grossier.  Plusieurs  d'entre  eux  portent  un  habit  complet  à 
l'européenne.  J'ai  vu  quelques-uns  de  leurs  marchands  et 
de  leurs  chefs  habillés,  suivant  leurs  expressions,  à  la 
mode  des  gentlemen  anglais ,  suivis  de  quelques  Lidiens 
d'une  classe  inférieure,  qui,  pour  faire  leur  cour  à  leurs 
maîtres,  cherchaient  à  copier  leurs  manières,  et  portaient 
envie  à  rombrcUc  de  soie  qui  servait  de  parasol  au  chef  de 


VOYAGE   DAIS'S  l' AMÉRIQUE  CENTRALE.  55 

la  tribu.  Ces  Indiens  semblent  avoir  compris  qu'ils  ne  pou- 
vaient écbapper  à  la  destruction  qu'en  se  réfugiant  dans 
les  bras  de  la  civilisation.  Tous  ceux  de  leur  race  qui  res- 
tent dans  Tétat  sauvage  fondent  devant  les  peuples  civilisés 
comme  la  neige  sous  le  soleil  du  printems. 

»  La  saison  des  pluies  n'a   rien  de   fâcheux  pour  les 
Indiens  ;  c'est  au  contraire  celle  du  repos  et  de  la  joie. 
Leurs  parties  de  plaisirs  consistent  alors  à  se  réunir  pour 
boire  une  liqueur  dont  ils  font  une  immense  consomma- 
tion. La  préparation  en  est  très-simple.  Ils  broient  le  fruit 
du   coco  entre   deux  pierres,   de   manière   à   en   former 
une  pâte,  qu'ils  délayent  ensuite,  et  font  dissoudre  dans 
de  l'eau  bouillante.  Le  liquide  circule  de  main  en  main 
dans  des  calebasses ,   qui   contiennent   chacune  environ 
deux  litres.  Il  y  a  des  amateurs  qui  en  boivent  de  seize 
à  vingt.  Leur  passetems  favori ,   dans  ces  réunions ,   est 
de    réciter  de   longues   histoires  qu'on   écoute   avec   un 
sang-froid  imperturbable,  quelqu'in vraisemblables  qu'elles 
soient.  Quand  je  me  trouvais  au  milieu  d'eux  ,  j'essayais 
souvent  de  leur  raconter  des  anecdotes  qui  me  concer- 
naient ,    et  de  leur   donner  une  idée  de  la  constitution 
civile  et  politique  de  l'Europe^  ils  n'y  comprenaient  rien  j 
n'importe,  ils  me  laissaient  dire.  Quand  j'avais  fini  mon 
récit,  les  plus  âgés  de  mes  auditeurs  se  recueillaient  pen- 
dant quelques  minutes,  et  après  avoir  regardé  autour  d'eux, 
comme  pour  prendre  les  voix,   ils  disaient  gravement  : 
«  Mensonge,  Robert,  mensonge.  »  A  quoi  je  répondais  : 
((  Tout  cela  est  vrai ,  c'est  un  usage  d'Angleterre.  »  Sou- 
vent j'ajoutais  :  ((  Maintenant ,  voici  une  histoire  qui  n'est 
pas  vraie.  »  Alors  ces  bonnes  gens  ,  dont  la  physionomie 
s'épanouissait ,  disaient  à  la  ronde  :  u  Robert ,  contez-nous 
votre  histoire.  » 

Après  avoir  rétabli  sa  santé,  notre  vovageur  fréta  une 
chaloupe  et  continua  son  commerce ,  le  long  des  côtes  dç 


56  VOYA.GE  DANS  LAMÉRIQUE  CENTRALE. 

l'Amérique  centrale.  Pendant  qu'il  était  à  Carlhagène ,  un 
tremblement  de  terre  se  fit  sentir  dans  le  pays.  La  ville  de 
Carlhagène  est  la  capitale  de  la  province  de  Costraica  :  en 
1823  sa  population  était  évaluée  à  87,700  habitans^  mais, 
deux  ans  après  cette  époque  ,  elle  fut  presque  détruite  par 
un  effroyable  tremblement  de  terre  qui  ébranla  l'isthme 
de  Darien.  «  Dans  la  nuit  de  cet  événement,  j'étais  dans 
la  cabane  d'un  Indien,  vers  le  cap  des  Singes,   et  j'eus 
l'occasion  de  voir  les  effets  du  tremblement,  sur  cette  partie 
de  la  côte.  Vers  minuit,  je  sentis  la  natte  d'osier  sur  la- 
quelle je  dormais  violemment  secouée.   Supposant  qu'un 
de  mes  compagnons  de  voyage,  ou  quelque  Indien  de  notre 
suite,  voulait  m'effrayer  ou  m'éveiller  en  sursaut,  je  leur 
demandai  raison  de  cette  mauvaise  plaisanterie^  au  bout  de 
quelques  secondes,  les  cris  d'effroi  qui  partaient  des  huttes 
voisines ,  et  lespèce  de  roulis  de  la  terre  qui  secouait  notre 
cabane  dans  tous  les  sens,  dissipèrent  mes  doutes.  Je  sortis 
à  l'instant,  et,  quoique  je  fusse  à  peine  en  état  de  me  te- 
nir sur  mes  jambes,  je  contemplai  cette  scène  effroyable 
dont  le  souvenir  sera  toujours  présent  à  ma  pensée.  Sous 
nos  pieds,  le  sol  semblait  agité  de  mouvemens  convulsifs; 
il  bondissait  et  tournoyait  à  la  fois  avec  un  bruit  terrible  , 
comme  s'il  était  prêt  à  nous  engloutir-,  les  arbres  étaient 
si  violemment  secoués,  que  leurs  branches  et  leurs  troncs 
s'entrechoquaient  avec  un  bruit  semblable  aux  éclats  de  la 
foudre^  les   oiseaux  domestiques,  les  perroquets,  les  pi- 
geons, etc.,  ballottés  dans  leurs  volières,  remplissaient  l'air 
de  leurs  gémissemens -,  les  cris  des  singes,  les  rugissemens 
des  bétes  féroces,  qui  semblaient  implorer  notre  protection , 
se  mêlaient  aux  cris  des  Indiens.  Tous  les  êtres  vivans  sem- 
blaient n'avoir  qu'un  langage,  celui  du  désespoir.  Quoique 
j'eusse  souvent,  en  mer,  bravé  les  tempêtes,  j'étais  telle- 
ment épouvanté  de  ce  terrible  spectacle,  que  j'eus  de  la 
peine  à  reprendre  mes  sens,  et  à  réfléchir  à  ce  que  j'avais 


VOYAGE  DANS  l'aMÉRIQUE  CE.NTUALE.  5^ 

à  faire  pour  me  sauver.  Je  sentis  que  notre  plus  grand  dan- 
ger était  de  voir  la  mer  assez  haute  pour  inonder  le  rivage  -, 
je  fis  lever  mes  compagnons,  et,  accourant  vers  notre  cha- 
loupe ,  nous  la  remîmes  à  flot,  jugeant  qu'à  tout  événe- 
ment elle  pourrait  rester  dans  cette  position.  Nous  atten- 
dîmes avec  inquiétude  le  résultat  de  notre  manœuvre  ;  le 
tremblement  s'affaiblit  peu  à  peu,  et  il  avait  entièrement 
cessé  avant  que  le  jour  parût.  Dans  ce  village,  personne 
ne  perdit  la  vie  -,  mais,  en  plusieurs  endroits,  la  commotion 
laissa  des  traces  funestes.  Sur  le  rivage ,  s'élevaient  des 
montagnes  de  sable  ^  tout  près  de  là ,  il  était  sillonné  par 
des  fondrières  ;  un  endroit  où  ,  dans  la  soirée  ,  se  trouvait 
un  étang  ,  était  complètement  à  sec  -,  la  plupart  des  cabanes 
furent  endommagées  ou  détruites  ^  partout  enfin  on  aper- 
cevait les  traces  du  tremblement  de  terre.  Les  Mosquites  , 
qui,  dans  cette  saison,  se  rendent  sur  la  côte  pour  la  pèche 
des  tortues,  s'enfuirent  épouvantés,  et  abandonnèrent  leurs 
travaux  ordinaires.  ». 

Les  tortues  abondent  dans  les  parages  fréquentés  par 
notre  navigateur.  Nos  gourmands  gémiront  sans  doute  sur 
le  vandalisme  avec  lequel  les  pécheurs  détruisent  les  œufs 
et  rejettent  la  chair  de  ce  précieux  reptile.  Dans  l'intérêt 
de  ceux  qui  connaissent  mieux  la  saveur  de  la  tortue  que 
son  histoire  naturelle,  nous  extrairons  quelques  détails  que 
M.  Robert  donne  à  ce  sujet. 

«  Au  confluent  des  deux  rivières  Vasques  et  Azuelos,  on 
tue ,  tous  les  ans ,  une  quantité  considérable  de  tortues  de  ia 
plus  grosse  espèce  ,  pour  en  extraire  le  frai  ^  on  fait  fondre 
cette  substance  dans  de  l'huile,  et  les  Mosquites  s'en  servent 
en  guise  de  beurre.  On  en  détruit,  de  cette  manière,  plu- 
sieurs milliers  chaque  année.  Au  printems,  les  tortues  à 
écailles  vertes  se  rendent  en  masse  sur  plusieurs  points  de 
la  côte  des  Mosquites,  et  surtout  sur  les  bancs  de  sable  voi- 
sins de  la  baie  de  la  Tortue ,  pour  y  déposer  leurs  œufs  \ 


58  VOYAGE   DAWS  l'aMÉRIQUE   CENTRALE. 

dans  cette  saison,  la  mer  est  couverte  de  der ,   espèce  de 
petit  poisson  dont  la  grosseur  n'excède  point  celle  d'un  dé 
à  coudre.   Les  tortues  se  nourrissent  principalement  de 
ce  poisson  et  d'une  sorte  d'herbe  marine  qui  croît  au  fond 
de  ces  lagunes.  Ce  reptile  ,  comme  tous  les  poissons  à  pou- 
mons .  ne  peut  rester  sous  l'eau  qu'à  cinq  ou  six  brasses  de 
profondeur,  encore  est-il  obligé  de  nager  fréquemment  à 
la  surface,  afin  de  respirer.  Le  mâle  et  la  femelle  fraient  en- 
semble pendant  neuf  jours,  durant  lesquels  la  femelle  gros- 
sit considérablement  ^  mais  lorsqu'ils  se  séparent,  le  mâle 
a  perdu  toutes  ses  forces  et  sa  chair  n'est  plus  bonne  à 
manger.  Quelque  tems  après  ,  la  femelle  reparaît  sur  les 
bancs  de  sable  et  se  dispose  à  la  ponte.  Elle  pratique,  à  cet 
effet,  dans  le  sable,  des  trous  de  deux  pieds  de  profondeur, 
y  dépose  de  soixante  à  quatre-vingts  œufs  ,  les  couvre ,  et 
s'en  va  ^   elle  se  livre  à  cette  opération  pendant  la   nuit. 
Quinze  jours  après,   elle  revient  tout  près  de  la  même 
place  ,  et  dépose  sous  le  sable  une  même  quantité  d'oeufs. 
Au  bout  d'un  mois  environ,  ses  œufs  sont  éclos  et  la  tor- 
tue qui  vient  de  naître  se  traîne  aussitôt  vers  la  mer.  Les 
tortues  rondes  fraient  dans  la  même  saison  ;  mais  si  ces 
dernières  trouvent  morte  sur  le  bord  de  la  mer  une  tortue 
à  courte  queue,  espèce  qui  est  d'une  grosseur  prodigieuse 
dans  ces  parages,  elles  se  retirent  au  plus  tôt  et  ne  déposent 
leurs  œufs  qu'à  un  mille  de  distance  de  l'endroit  où  elles  l'ont 
rencontrée.  Le  manche  de  l'épieu  dont  les  indigènes  se  ser- 
vent dans  la  pêche  à  la  tortue  est  d'un  bois  très-dur  -,  à  l'ex- 
trémité est  fixée  une  tringle  de  fer,  la  pointe  en  bas.  Un 
dard  en  fer  très-aigu  joue  dans  une  coulisse  creusée  au 
bout  de  l'épieu  \  il  y  est  retenu  par  une  longue  courroie 
roulée  tout  autour  \  au  bout  est  attaché  un  liège  sur  le- 
quel se  dirige  l'œil  du   pêcheur.  Celui-ci,   lorsqu'il  est  à 
portée  de  la  tortue ,  lève  son  épieu  et  le  plonge,  en  lui  im- 
primant le  mouvement  de  rotation  le  plus  rapide ,  sur  1^ 


VOYAGE  DANS   l'aMÉRIQUE  CERTHALE.  5c) 

dos  de  la  tortue.  Ce  dard  pénètre  récaille  ,  et ,  détaché  du 
manche,  reste  fixé  dans  le  corps  de  l'animal.  Le  liège  qui 
surnage  indique  quelle  route  il  suit  sous  la  vague,  et  il  est 
facile  au  pécheur  de  le  tirer  à  lui ,  au  moyen  de  la  ligne 
qui  est  restée  fixée  à  l'extrémité  de  l'épieu. 

»  Les  habitans  de  la  côte  font  grand  cas  de  l'espèce  de 
tortue  à  tête  de  faucon.  Ils  ne  détruisent  jamais  ses  œufs^ 
et  ils  ont  une  méthode  bizarre  et  cruelle  de  lui  enlever  son 
écaille,  sans  la  tuer,  comme  on  le  fait  chez  les  autres  tribus. 
Ils  l'enveloppent  à  cet  effet  d'herbes  ou  de  feuilles  sèches 
auxquelles  ils  mettent  le  feu  j  la  chaleur  rompt  les  carti- 
lages qui  liaient  son  écaille  au  reste  du  corps,  et  on  achève 
de  la  détacher  avec  un  couteau.  Privée  de  sa  cuirasse ,  la 
tortue ,  hors  détat  de  se  défendre ,  se  traîne  péniblement 
vers  la  mer  où  elle  est  souvent  dévorée  par  les  poissons. 
Cependant  on  a  repris  quelquefois  des  tortues  à  qui  on 
avait  fait  subir  cette  cruelle  opération. 

))  Une  pèche  non  moins  importante  pour  les  Indiens  de 
ces  contrées  est  celle  du  manati^  espèce  singulière  qui  tient 
du  poisson  et  du  quadrupède,  et  qu'on  aperçoit  en  grande 
quantité  dans  les  mêmes  parages.  Cet  animal  a  les  pieds  de 
devant  ou  plutôt  les  mains  du  singe,  et  la  queue  du  pois- 
son -,  il  la  déploie  horizontalement  en  éventail.  Sa  peau  , 
ordinairement  très-mince,  couvre  une  épaisse  couche  de 
graisse  \  sa  chair  entrelardée  est  d'un  très-bon  goût ,  elle 
est  très-salutaire  pour  le  scorbut  et  les  maladies  scrofu- 
leuses -,  on  assure  quelle  purifie  le  sang ,  et  qu'elle  a  la 
vertu  de  hàler  l'éruption  du  virus  scrofuleux.  Le  manati 
a  l'ouïe  fort  délicate ,  et ,  au  moindre  bruit ,  il  se  plonge 
dans  l'eau  ^  il  se  nourrit  des  plantes  aqueuses  qui  croissent 
le  long  des  rivières,  et  sort  de  l'eau  aux  deux  tiers  pour 
])rendre  sa  nourriture.  Le  mâle  et  la  femelle  vivent  presque 
toujours  ensemble-,  leur  longueur  ordinaire  est  de  8  à  i?. 
pieds,  et  leur  poids  de  8   à   lo  quintaux.  Les  Indiens  les 


6o  VOYAGE  DANS  l'amÉRIQUE   CENTRALE. 

épient  le  malin ,  au  moment  où  ils  viennent  prendre  leur 
repas,  et  ils  les  tuent  avec  un  harpon.  » 

L'un  des  objets  les  plus  importans  du  commerce  de  ces 
contrées  est  la  vanille,  dont  on  distingue  mieux  le  goût 
dans  le  chocolat  et  les  sucreries  ,  qu'on  n'est  à  même 
d'apprécier  son  caractère  et  sa  place  dans  le  règne  végétal. 
Voici  la  description  que  M.  Robert  donne  de  cette  plante 
et  de  sa  préparation  : 

«  La  vanille  aromatique  (  epidendrum  vanilla  de  Lin- 
née)  abonde  sur  les  bords  de  la  rivière  de  St. -Jean  ^  cette 
plante,  de  nature  rampante,  vient  s'entrelacer  aux  branches 
des  arbres  les  plus  élevés^  ses  feuilles  ressemblent  de  loin 
à  celles  de  la  vigne  :  sa  fleur  est  d'un  fond  blanc  nuancé 
de  rouge  et  de  jaune.  A  cette  fleur  succède  une  cosse  dont 
les  capsules  se  gonflent  d'une  manière  sensible,  et  qui ,  dans 
sa  parfaite  maturité ,  est  de  la  grosseur  du  doigt.  Cette 
cosse  passe  successivement  du  vert  au  jaune  et  au  brun  *, 
pour  conserver  le  fruit ,  on  le  cueille  tandis  que  la  cosse 
est  encore  jaune  -,  puis  on  le  met  en  tas ,  pendant  trois  ou 
quatre  jours,  afin  de  le  laisser  fermenter  ^  on  le  fait  ensuite 
sécher  au  soleil,  et,  quand  il  est  à  moitié  sec,  on  l'aplatit 
et  on  le  graisse  avec  de  l'huile  de  cacao  ou  de  palmier  ^ 
puis  on  achève  de  le  faire  sécher  au  soleil ,  od  le  graisse  de 
nouveau  avec  la  même  huile  et  on  l'enveloppe  en  petits 
paquets ,  dans  des  feuilles  de  plantain  ou  de  roseau.  On 
prend  garde  de  ne  pas  laisser  les  cosses  sur  la  lige  après  la 
maturité  -,  car,  dans  ce  cas,  le  suc  balsamique  qui  donne  à 
la  vanille  le  goût  exquis  qu'elle  possède  s'échapperait  par 
la  transsudation.  On  trouve  aussi  la  vanille  sur  plusieurs 
autres  points  de  la  côte  de  Mosquito ,  et  dans  le  voisinage 
du  Breo  ciel  Rero,  et  des  lagunes  de  Chiriqui,  etc » 

Le  gouvernement  anglais  avait  anciennement  établi,  sur 
la  côte  de  Mosquito  ,  une  colonie  qu'il  jugea  à  propos  d'a- 
bandonner. Le  directeur  de  cet  établissement  y  laissa  ,  en 


VOYAGE  DANS  l'amÉRIQUE   CENTRALE.  6l 

partant,  une  peuplade  de  nègres  et  de  créoles.  M.  Robert, 
qui  en  visita  les  restes ,  regrette  vivement  qu'on  ait  quitté , 
sans  motif,  un  canton  dont  la  situation  et  les  ressources 
nous  auraient  été  fort  utiles.  «  La  population  de  cette  an- 
cienne colonie  se  compose  principalement  de  créoles ,  de 
mulâtres,  de  Sambos  originaires  de  la  Jamaïque,  St. -An- 
dré et  autres  villes.  Plusieurs  d'entre  eux  ont  épousé  des 
femmes  indigènes  ^  leur  manière  de  vivre  est  douce  et  com- 
mode. Le  lieu  de  leur  résidence,  nommé  le  Port-Anglais, 
se  compose  de  trente  ou  quarante  maisons,  et  fait  face  aux 
lagunes  de  Kircarille.  Sa  population  est  de  i5o  ou  200 
âmes  ;  les  cabanes  n'ont  qu'un  étage ,  et  sont  bâties  en 
torchis  composé  de  planches  et  d'argile  bien  battue  :  le 
toit  est  couvert  de  feuilles  de  palmier  presque  imper- 
méables. Les  marchands  de  la  Jamaïque  y  ont  établi  deux 
comptoirs,  et  les  Etats-Unis  un  troisième.  Les  diverses  tribus 
d'Indiens  et  les  Mosquites  y  viennent,  de  toutes  les  parties 
de  la  côte ,  apporter  des  écailles  de  tortue  ,  de  la  résine ,  du 
cachou,  des  peaux,  des  canots,  et  autres  articles  qu'ils 
échangent  contre  des  toiles  à  voile,  des  brides,  des  cou- 
telas, etc.  Les  habitans  font,  pendant  la  saison,  la  pèche 
de  la  tortue,  et,  le  reste  de  l'année,  ils  s'occupent  à  amasser 
leurs  provisions,  à  chasser  et  à  cultiver  la  terre.  Ils  entre- 
tiennent des  relations  amicales  avec  les  indigènes  ,  traitent 
loyalement  avec  eux ,  et  ils  sont  très-hospitaliers  à  l'égard 
des  Européens  et  des  autres  étrangers  que  le  hasard  con- 
duit sur  ces  rivages.  Cependant  ils  n'ont  point  d'instruction, 
et  il  est  à  regretter  qu'aucun  missionnaire  ne  se  soit  rendu 
dans  ces  contrées,  où  sa  présence  produirait  un  grand 
bien,  malgré  l'opposition  qu'il  pourrait  rencontrer  momen- 
tanément dans  l'aveugle  égoïsme  de  quelques  marchands. 
J'ose  affirmer  que  ces  missionnaires  n'y  trouveraient  pas  les 
dégoûts  qu'ils  ont  éprouves  dernièrement  dans  les  colonies 


62  VOYAGE  DANS  l'amÉRIQUE  CENTRALE. 

plus  civilisées  des  Barbades  et  de  Démérari.  Durant  mon 
séjour  au  Port-Anglais,  je  n'ai  vu  aucun  mariage  célébré 
suivant  la  liturgie  anglicane  ou  les  rites  d'aucun  peuple. 
Le  mariage  n'y  est  qu'un  contrat  tacite ,  dissous  rarement 
par  consentement  mutuel  ;  les  enfans  y  sont  ordinairement 
baptisés  par  les  capitaines  des  vaisseaux  marchands  qui 
viennent  de  la  Jamaïque.  Tous  les  ans ,  à  leur  retour  à  la 
côte,  ces  derniers  soumettent  à  cette  cérémonie  tous  les 
enfans  nés  pendant  leur  absence.  Plusieurs  d'entre  eux 
leur  doivent  plus  que  le  baptême.  Je  pourrais  en  citer  une 
douzaine  qui  appartiennent  à  deux  de  ces  capitaines,  par- 
tisans déclarés  de  la  polygamie.  Leurs  débauches  les  ont 
tellement  identifiés  avec  les  indigènes ,  qu'ils  se  sont  assurés 
une  espèce  de  monopole  commercial  avec  lequel  aucun 
étranger  ne  pourrait  entrer  en  concurrence ,  s'il  n'avait 
une  connaissance  parfaite  du  caractère  indien.  Ils  ont  si 
bien  capté  les  bonnes  grâces  des  chefs,  qu'à  leur  arrivée 
les  habitans  de  toutes  les  classes  viennent  les  accueillir 
sur  le  rivage ,  et  que  le  séjour  au  milieu  d'eux  est  la  sai- 
son des  fêtes,  des  orgies  et  du  libertinage.  Toutefois,  les 
funérailles  ne  manquent  point  de  décence  -,  M.  Ellis ,  le 
seul  Anglais  de  distinction  qui  soit  fixé  au  Port-Anglais, 
et  quelques  agens  commerciaux ,  se  concertent  ordinaire- 
ment avec  les  anciens  du  lieu,  pour  régler  cette  cérémonie 
de  la  manière  la  plus  solennelle.  En  l'absence  de  lois  et  du 
frein  religieux,  ils  maintiennent  dans  l'établissement  un 
ordre  et  une  régularité  qu'on  pourrait  comparer,  sans  trop 
de  désavantage,  à  la  police  municipale  d'une  de  nos  petites 
villes  de  province.  En  cas  de  procès,  on  s'en  rapporte 
d'ordinaire  à  l'arbitrage  de  quelqu'un  des  notables ,  et  sur- 
tout à  M.  Ellis.  Ce  dernier  a  fait  beaucoup  de  bien  aux 
habitans  de  l'établissement,  Indiens  ou  métis.  Il  a,  dans 
plusieurs  occasions,  donné  les  preuves  les  plus  fortes  d'un 


VOYAGE  DANS  LAMÉRIQLE  CEISTIlALE.  63 

caractère  noble  et  bienveillant  -,  j'ai  surtout  à  me  louer  de 
ses  procédés  à  mon  égard,  et  je  me  fais  un  vrai  plaisir  de 
consigner  ici  ce  témoignage  de  reconnaissance.  )> 

M.  Robert  attendit  au  Port-Anglais  l'arrivée  de  quelques 
marchands ,  qui  en  firent  leur  agent  commercial  auprès 
des  indigènes.  Dégoûté  de  ces  fonctions,  il  fit  voile  vers 
la  côte  du  nord,  pour  établir  des  relations  personnelles 
avec  ses  habitans.  Il  se  plaint  beaucoup  du  monopole  éta- 
bli par  les  marchands  étrangers  qui  étaient  déjà  en  rela- 
tion avec  cette  partie  du  continent  américain,  et  il  attribue 
à  leurs  immenses  bénéfices  la  jalousie  avec  laquelle  ils  re- 
çoivent les  nouveaux  venus.  A  cette  époque,  le  roi  des 
Mosquites ,  Georges  Frédéric  ,  régnait  sur  les  peuplades  des 
Sambos  ,  les  plus  puissantes  de  ces  contrées.  Georges  Fré- 
déric avait  été  élevé  à  la  Jamaïque;  il  y  fut  couronné  roi 
par  le  révérend  Joseph  Armstrong.  Les  précepteurs  de  ce 
souverain  n'avaient  pas  apparemment  une  haute  idée  des 
devoirs  de  la  royauté ,  car  tout  ce  qu'ils  lui  avaient  appris, 
c'était  l'art  de  bien  boire-,  aussi,  S.  M.  s'en  acquittait-elle 
à  merveille  -,  et  ses  sujets,  s'apercevant  que  ,  dans  l'ivresse, 
elle  était  très-généreuse,  prenaient  soin  de  provoquer  sa 
générosité  le  plus  souvent  possible.  M.  Robert  eut  l'hon- 
neur d'être  présenté  à  S.  M.  ,  et  nous  devons  à  cette  cir- 
constance une  anecdote  fort  amusante ,  et  dont  le  héros  est 
peint  à  la  manière  de  Calot. 

((  Dans  la  matinée  ,  dit  M.  Robert ,  je  fus  réveillé  par  le 
bruit  d'un  tambour.  Les  Sambos  étaient  déjà  sur  pied,  se 
disposant  aux  préparatifs  de  la  réception  et  du  festin  du 
roi.  Ce  dernier  arriva  sur  un  grand  canot,  accompagné  de 
l'élite  de  sa  cour-,  le  reste  de  son  escorte,  composé  de  vingt 
personnes,  occupait  deux  canots  plus  petits.  En  débar- 
quant, il  fut  reçu  par  l'amiral  Earn  et  le  général  Bliatt,  tous 
deux  en  grand  uniforme  avec  épaulettes  d'or  ;  ils  étaient  ac- 
compagnés de  quelques  chefs  des  villages  voisins.  Le  roi  fut 


64  VOYAGE  DANS  l'aMÉRIQUE  CENTRALE. 

reçu  sans  autre  cérémonie  qu'une  poignée  de  main  ,  accom- 
pagnée d'un  how  do  you  do,  king P  (comment  vous  por- 
tez-vous, roi?)  Après  m'avoir  questionné  sur  l'objet  de 
ma  visite ,  il  m'invita  à  me  rendre  avec  lui  au  cap  ^  j'ac- 
ceptai ,  afin  de  mieux  juger  jusqu'à  quel  point  il  pourrait 
seconder  mes  vues  ,  et  quels  étaient  ses  rapports  avec  un 
peuple  auquel  il  pouvait  se  croire  étranger,  depuis  quatre 
ans  qu'il  avait  quitté  la  Jamaïque,  où  il  avait  été  élevé. 
C'était  un  jeune  homme  d'environ  vingt-cinq  ans,  taille 
moyenne,  teint  cuivré,  cheveux  longs  et  crépus,  divisés 
sur  le  front,  et  retombant  en  boucles  le  long  de  ses  joues ^ 
la  main  et  les  pieds  petits,  l'œil  noir  et  vif,  les  dents  très- 
blanches ,  et  la  physionomie  régulière  et  expressive-,  il 
avait  l'air  plus  agile  que  fort.  Quant  à  son  caractère ,  je 
le  trouvai ,  dans  plusieurs  occasions ,  aussi  sauvage  que  les 
savanes  où  il  était  né.  Dans  la  journée,  d'autres  Indiens 
vinrent  des  divers  points  de  la  côte  et  de  l'intérieur^  lors- 
qu'on fut  arrivé  au  palais  de  S.  M. ,  on  y  tint  conseil  sur 
différens  objets  relatifs  à  l'administration  des  établissemens 
voisins,  et  autres  affaires  d'un  intérêt  général.  J'observai 
que  le  roi  suivait  aveuglément  les  avis  d'Earn  ,  de  Bliatt  et 
de  quelques  autres  ;  sa  plus  grande  affaire  était  de  sanc- 
tionner au  plus  vite  les  résolutions  du  conseil ,  afin  qu'elles 
fussent  promulguées  comme  ses  ordres^  ordres  absolus, 
dont  l'exécution  ne  souffre  jamais  de  retard. 

»  La  séance  levée,  le  festin  commença.  A  mesure  que 
les  calebasses  contenant  la  liqueur  du  coco  circulaient  parmi 
les  convives,  leur  gaîté  devenait  de  plus  en  plus  bruyante^ 
bientôt  ils  se  mirent  à  danser  en  désordre  une  espèce  d'é- 
cossaise que  les  Anglais  leur  avaient  enseignée.  Dans  l'in- 
tervalle, le  roi  continuait  de  boire  avec  ses  favoris  ^  il  fut 
surpris  à  table  par  son  oncle  André ,  chef  de  la  tribu  de 
Cavara,  qui  arriva  dans  la  soirée  ,  suivi  d'une  des  maî- 
tresses de  S.  M.  André  était  un  Indien  de  race  pure,  d'une 


YOYAGF.   DA^'S  l' AMÉRIQUE  CENTRALE.  65 

tournure  qui  n'avait  rien  de  désagréable,  agile  dans  ses 
mouvemens,  et  déguisant,  sous  une  apparence  de  légèreté, 
un  caractère  adroit  et  rusé.  Il  parlait  assez  bien  l'anglais  ; 
il  divertit  beaucoup  l'assemblée  par  les  histoires  qu'il  nous 
conta  sur  les  marchands  de  la  Jamaïque,  et  par  les  traits 
satiriques  qu'il  lança  aux  vieux  Mosquites.  Dans  la  soirée, 
le  roi  me  fit  observer  que  je  ne  devais  pas  être  étonné  de 
le  voir  agir  comme  il  le  faisait  ^  qu'en  flattant  les  natu- 
rels du  pays,  son  désir  était  de  leur  faire  adopter  par  de- 
grés les  mœurs  et  les  usages  de  l'Angleterre.  «  Vouslevovez, 
ajouta-t-il,  ils  ont  déjà  quitté  \epulpera,  l'ancien  vête- 
ment des  indigènes  (  le  cuir  végétal  ou  écorce  tannée  dont 
on  a  parlé  plus  haut),  et  les  voilà  avec  des  vestes,  des  cu- 
lottes et  de  bons  chapeaux.  )>  Tel  était  en  effet  leur  accou- 
trement. «  ^  éritable  mode  anglaise,  leur  disais-je  en 
riant.  »  Et  eux  de  répéter,  en  se  donnant  une  grotesque 
importance  :  ce  ^  éritable  mode  anglaise  I  » 

»  Bientôt  le  roi  se  mit  à  danser  une  espèce  de  sauteuse  , 
qu'il  avait  apprise  à  la  Jamaïque,  et  il  m'appela  pour  figu- 
rer avec  lui.  Je  laisse  à  penser  l'enthousiasme  des  dilei- 
tanti  qui  faisaient  cercle  autour  de  nous-,  à  peine  le  pas  de 
deux  était-il  terminé,  qu'on  cria  bis  de  toutes  parts.  Cepen- 
dant le  général  Bliatt  avait  donné  la  consigne  de  ne  laisser 
entrer  personne  dans  la  salle  du  bal  :  mais  le  fracas  de  notre 
musique  et  l'arrivée  des  femmes  attirèrent  à  la  porte  une 
foule  considérable ,  qui  força  le  passage  et  fondit  sur  nous 
comme  un  torrent,  La  chaleur  nous  suffoquait  :  le  défaut 
d'air  et  d'espace  nous  força  de  suspendre  la  danse.  Le  bon 
prince,  voyant  le  désappointement  de  ses  sujets,  proposa 
de  la  continuer  en  plein  air.  Alors  les  amateurs  de  second 
ordre,  qui  avaient  organisé  un  bal  séparé,  dans  le  voisinage, 
vinrent  se  joindre  à  nous  avec  leur  musique  -,  le  roi,  l'ami- 
ral, les  hommes,  les  femmes,  tout  cela  se  mit  à  sauter  à 
la  fois  ,  avec  un  bruit  et  une  confusion  qui  forcèrent  ceux 
xvr.  5 


QQ  VOYAGE  DANS   l'aMÉRIQIIE  CEKTF.ALE. 

qui  conservaient  encore  quelque  lueur  de  raison  de  quit- 
ter la  place.  La  danse  terminée,  on  rentra,  et  on  se  remit 
à  boire ^  cette  fois,  les  femmes  étaient  de  la  partie.  Avant 
d'achever  de  s'enivrer,  les  chefs  ordonnèrent  aux  femmes 
de  rentrer  chez  elles,  afin  sans  doute  qu'elles  ne  se  mis- 
sent pas  hors  d  état  de  prendre  soin  de  leurs  maris.  Jeunes 
et   vieux  passèrent   toute  la  nuit  avec  leurs    calebasses. 
Dans  l'intervalle,   le  bruit  du  tambour  et  des  décharges 
de  mousqueterie  ne  cessait  de  se  faire  entendre  devant  la 
porte.  A  mesure  qu'un  des  convives  tombait  ivre  mort, 
sa  femme,  qu'on  allait  prévenir,  accourait  pour  en  prendre 
soin  ,  et  à  peine  avait-il  repris  ses  sens,  qu'il  rentrait  pour 
se  mêler  de  nouveau  à  ces  orgies.  Le  lendemain ,  on  passa 
toute  la  journée  à  boire  ^  on  sabla,  jusqu'à  la  lie,  la  li- 
queur de  cassave  et  de  maïs,   qui  avait  succédé  dans  les 
calebasses  à  celle  du  coco.  La  troisième  nuit,  quand  toutes 
les  liqueurs  furent  consommées,  les  Indiens  rentrèrent 
chez  eux,  la  plupart  dans  un  état  déplorable.  Je  dois  leur 
rendre  la  justice  de  déclarer  que,  pendant  tout  le  cours  de 
ces  débauches,  il  ne  s'éleva  parmi  eux  aucune  querelle.  » 

La  danse  et  la  conversation  de  M.  Robert  le  poussèrent 
si  avant  dans  les  bonnes  grâces  du  roi,  qu'il  le  nomma  son 
ambassadeur  auprès  d'un  chef  de  tribu,  qui,  mécontent 
de  S.  M. ,  aspirait  à  se  rendre  tout-à-fait  indépendant.  Le 
général  Bliatt  accompagna  M.  Robert. 

«Le  gouverneur  démenti  (c'est  le  nom  du  chef  de 
tribu)  ne  vint  point  à  notre  rencontre^  il  se  borna  à  nous 
donner  audience  dans  son  habitation.  Il  se  leva  de  son 
siège,  à  notre  arrivée  ,  et  nous  tendit  la  main  à  Bliatt  et  à 
moi,  en  nous  disant  :  «  Soyez  les  bien  venus!  »  mais  il 
ne  nous  fit  aucune  question  sur  notre  suite.  Ce  vieux  chef, 
dont  la  physionomie  et  les  discours  firent  sur  moi  une  vive 
impression  ,  avait  la  tournure  des  anciens  caciques  dont  il 
était  issu  :  c'était  un  homme  robuste,  quiparaissailavoircin- 


VOYAGE  DANS  LAMÉRIQtE  CENTRALE.  Gn 

quanle  ou  soixante  ans  ;  avec  la  tournure  des  indigènes  , 
il  avait  un  air  plein  de  dignité-,  on  lisait  dans  ses  regards 
imposans  qu'il  se  sentait  né  pour  commander ,  et  qu'il  n'é- 
tait pas  fait  pour  supporter  le  joug  des  Mosquites.  Son  cos- 
tume se  composait  d'un  vieil  uniforme  espagnol  :  habit 
bleu,  collet  et  paremens  rouges  surchargés  de  broderies 
d'or-,  d'une  vieille  veste  de  satin  blanc  également  brodée 
à  paillettes  d'or,  avec  des  poches  sur  le  devant^  d'une 
paire  de  vieilles  culottes  de  serge  blanche,  de  bas  de  coton 
de  même  couleur,  de  souliers  à  boucles  d'argent,  et  d'une 
canne  à  pomme  d'or,  semblable  à  celle  des  corrégidors  et 
alcades  de  l'Amérique  du  Sud.  » 

Après  s'être  rendu  auprès  du  roi,  dans  sa  capitale,  et 
avoir  pris  ses  mesures  pour  assurer  le  succès  de  ses  opéra- 
tions commerciales,  M.  Robert  fit  voile  vers  le  sud.  Étant  en- 
tré, pendantla  nuit,  danslabaiedeNicondéragua,  il  s'aper- 
çut, le  lendemain,  qu'il  avait  jeté  l'ancre  dans  le  mouillage 
de  deux  vaisseaux  de  guerre  espagnols.  Le  capitaine  d'un 
de  ces  bàtimens  le  fit  arrêter  comme  espion  au  service  des 
indépendans ,  et  malheureusement  les  gens  de  l'équipage  , 
interrogés  sur  son  compte,  déposèrent  de  manière  à  con- 
firmer ces  soupçons.  L'un  d'eux  affirma  l'avoir  vu  à  bord 
de  son  vaisseau,  et  ajouta  qu'il  avait  cherché  à  surprendre 
le  secret  de  la  destination  des  deux  bàtimens  ^  l'autre  dé- 
clara que  c'était  un  corsaire.  M.  Robert  fut  donc  conduit 
à  la  citadelle  de  Nicondéragua  ,  pour  être  fusillé.  Arrivé  au 
lieu  de  l'exécution  ,  l'officier  qui  devait  commander  le  feu 
s'approcha  de  M.  Robert ,  et  lui  enfonça  le  chapeau  sur 
les  yeux  -,  celui-ci  le  releva .  pour  voir  tirer  sur  lui  :  il  s'en- 
suivit une  altercation  qui  dura  quelques  minutes.  Pendani, 
ce  tems-là  ,  on  aperçut  un  canot  qui  arrivait  à  force  de 
rames  :  l'officier  qui  le  montait  fit  nn  signal  qui  suspendit 
Texéculion  ;  un  instant  après  ,  il  se  fit  reconnaître  comme 
gouverneur  du  fort.  Le  nouveau  gouverneur  fit  t!  an^f'rer 


68  VOYAGE  DAKS  l' AMÉRIQUE  CENTRALE. 

son  prisonnier  dans  rintcriear,  et  nomma  une  commission 
chargée  d'examiner  les  papiers  qu'on  avait  trouvés  à  son 
bord,  au  nombre  desquels  étaient  quelques  brochures  po- 
litiques qu'on  l'accusait  de  distribuer,  pour  appeler  les 
créoles  à  l'insurrection,  ivl.  Robert  fut  traîné  de  forteresse 
en  forteresse ,  et  de  ville  en  ville,  jusqu'à  Léon.  Le  gou- 
verneur de  cette  place,  qui  entendait  l'anglais,  trouva 
dans  les  papiers  du  prisonnier  la  preuve  de  son  alibi ,  et  se 
convainquit  d'ailleurs  que  les  écrits  incendiaires  qu'on  in- 
criminait n'étaient  autres  que  vingt  exemplaires  du  Nou- 
vf eau- Testament  qu'un  missionnaire  l'avait  chargé  de  dis- 
tribuer. 

M.  Robert  n'eut  point  à  se  plaindre  de  l'accueil  qu'il 
reçut  des  habitans ,  dans  le  cours  de  ce  voyage  forcé  ;  en 
effet,  la  nature  de  l'accusation  portée  contre  lui  lui  con- 
cilia la  faveur  d'un  peuple  déjà  mûr  pour  la  révolution  qui 
éclata  quelque  tems  après.  On  peut  juger  des  opinions 
politiques  du  pays,  par  les  singulières  preuves  d'affection 
qu'on  manifesta  à  ]\L  Robert  pendant  sa  détention  à 
Grenade. 

«  Ma  prison ,  dit  notre  auteur ,  avait  une  croisée  grillée , 

élevée  à  six  pieds  du  sol ,  et  par  où  pénétrait  une  chaleur 

accablante.  Épuisé  par  les  fatigues  de  la  journée  ,  je  ne 

tardai  pointa  m'endormir,  et  le  lendemain  je  fus  réveillé 

de  très-bonne  heure  par  les  tambours  qui  battaient  la  diane, 

et  par  le  bruit  que  faisaient  les  soldats  en  se  rendant  à 

l'exercice.  Au  bout  de  quelques  minutes,  le  bruit  cessa  : 

un  soldat ,  qui  passait  alors  dans  la  rue  ,  me  jeta  un  paquet 

de  cigares ,  et  s'arrétant  à  ma  croisée ,  il  me  demanda  fort 

poliment  un  peu  de  feu  pour  allumer  le  sien  \  ce  n'était 

qu'un  prétexte  pour  avoir  l'occasion  de  causer  avec  moi. 

Il  parut  fort  touché  de  ma  situation,  et  après  avoir  jeté 

un  coup-d'œil  à  droite  et  à  gauche ,  pour  s'assurer  qu'on 

ne  l'écoutait  point ,  il  me  dit  :  «  Ici,  les  patriotes  sont  nom- 


VOYAGE  DANS   l'aMÉRTQUE   CE^iTRALE.  69 

breux  ,  »  et  se  déchaîna  vivement  contre  le  gouvernement 
espagnol.  Vers  huit  heures,  la  troupe  passa  de  nouveau  ; 
ma  prison  fut  entourée  d'une  foule  considérable  attirée  par 
la  curiosité  ,  et  qui  venait  d'apprendre  qu'un  Anglais  em- 
ployé à  Saint- Jean  ,  par  les  patriotes,  comme  espion  ,  était 
arrivé.  La  plupart  manifestèrent  hautement  la  pitié  et  le 
regret  que  leur  inspirait  ma  situation,  et  ils  ne  quittaient 
la  place  qu'après  m'avoir  jeté  des  gâteaux,  du  pain  d'é- 
pice  ,  du  fromage  ,  du  chocolat ,  des  cigares ,  des  pièces  de 
monnaie  de  toute  espèce,  et  jusqu'à  des  piastres.  Presque 
tous  ceux  qui  s'arrêtaient  pour  me  voir  se  croyaient  en 
devoir  de  payer  l'exhibition  que  je  faisais  de  ma  personne, 
ou  de  chercher  à  adoucir  ma  captivité.  Les  plus  timides, 
craignant  d'être  épiés  par  les  agens  du  gouvernement,  se 
bornaient  à  passer  en  me  jetant  de  l'argent  à  la  dérobée-, 
mais  presque  tous  ceux  qui  fourraient  leur  tête  à  travers  la 
grille,  pour  causer  avec  moi  et  pour  me  voir  plus  à  l'aise 
avaient  le  cigare  à  la  bouche,  et  alors  la  chaleur,  jointe 
à  la  fumée,  me  suffoquait  au  point  que  j'étais  forcé  de 
les  supplier  de  me  donner  quelques  minutes  de  répit  5 
quand  le  nuage  commençait  à  se  dissiper,  je  comptais  , 
avec  un  plaisir  mêlé  de  surprise,  les  témoignages  palpables 
de  la  générosité  des  habitans.  Je  ramassai,  en  un  jour, 
vingt-sept  piastres,  et  des  provisions  pour  plus  d'un  mois.^) 
Nous  ne  suivrons  pas  plus  loin  M.  Robert  5  nous  nous 
bornerons,  en  finissant,  à  recommander  son  ouvrage  à 
ceux  de  nos  lecteurs  qui  prennent  intérêt  aux  aventures 
des  navigateurs  ,  et  qui  désirent  surtout  se  faire  une  idée 
exacte  des  provinces  les  plus  importantes  de  la  moins  con- 
nue des  républiques  du  Nouveau-Monde. 

(^London  Magazine.) 


VOYAGE 

A    LA    NOUVELLE-GALLES    DU    SUD    (l). 


M.  CiNNiNGHAM  est  un  très -habile  chirurgien  attaché 
à  la  marine  royale  de  la  Grande-Bretagne,  et  qui  a  été 
chargé ,  quatre  fois  ,  de  surveiller,  sous  les  rapports  sani- 
taires, le  transport  des  déportés  jusqu'au  lieu  de  leur 
destination,  à  la  Nouvelle  -  Galles  du  Sud.  On  ne  peut 
douter  que  ses  soins  n'aient  eu  beaucoup  de  part  à  la  con- 
servation d'un  grand  nombre  d'individus  ,  pendant  une 
aussi  longue  traversée  :  chaque  transport  était  au  moins 
de  600  personnes,  hommes  et  femmes,  et  tous  arrivèrent 
en  bonne  santé  ,  quoique,  suivant  le  cours  ordinaire  de  la 
vie  humaine,  quelques-uns  d'entre  eux  auraient  dû  at- 
teindre le  terme  de  leur  carrière,  et  ne  l'auraient  pas  vrai- 
semblablement poussé  aussi  loin  dans  leur  pays  natal.  Ces 
voyages  ont  mis  M.  Cunningham  dans  le  cas  de  séjourner 
dans  la  Nouvelle-Galles,  d'^observer  cette  colonie  lointaine, 
de  faire  des  courses  dans  l'intérieur  du  pays,  et  de  recueil- 
lir les  matériaux  d'un  ouvrage  publié  l'année  dernière  à 
Londres  ^  l'observateur  y  rend  compte  simplement  de 
ce  qu'il  a  vu  et  examiné  sans  prévention,  avec  tous  les 
moyens  d'être  bien  informé.  Dans  une  modeste  préface,  il 
a  exposé  ses  titres  à  la  confiance  du  lecteur,  et  il  l'a  ob- 
tenue sans  réserve.  Nous  ne  sommes  plus  au  tems  où  un 

(i)  Note  du  Tk.  Nous  avons  déjà  dirigé  l^ittcnlion  de  nos  lecteurs  siii 
la  Nouvelle-Galles  du  Sud,  et  les  autres  [laiLies  de  l'Australie,  dan.s 
les  numéros  G,  i5  et  u8  de  notre  recueil.  Mais  la  nature  ,  cuinuie  la  société  , 
se  présente,  dans  ce  monde  nouveau  ,  sous  des  as[)ects  si  variés  et  si  bizarres, 
que  ce  sujet  est  bien  loin  encore  d'clrc  épuise.  D'ailleurs  la  civilisation  y 
niarclie  si  vite  ,  qu'on  en  aurait  bientôt  perdu  la  trace  ,  si  ou  ne  se  tenait  pa> 
sans  cesse  au  courant  de  ses  progrès. 


VOVAGK    A   LA   .\0L  VELLE-GALl.ES   DU   SUD.  "J  I 

livje,  quel  qu'en  fût  le  méiile  réel,  ne  pouvait  se  montrer 
au  grand  jour  que  sous  le  patronage  de  puissantes  recom- 
mandations :  le  public  d'aujourd'hui  va  droit  au  fait  et 
veut  juger  lui-même. 

Les  talens  dont  M.  Cunningham  avait  fait  preuve,  dans 
Texercice  de  ses  fonctions ,  exigent  un  coup-d'œil  rapide  et 
sûr  :  on  peut  donc  compter  sur  la  justesse  de  ses  observa- 
tions, autant  que  sur  la  véracité  de  ses  récits.  En  débar- 
quant, pour  la  première  fois,  à  Sydney,  il  y  apportait  une 
profonde  connaissance  des  hommes  et  l'habitude  de  les 
conduire  d'après  cette  connaissance.  Pour  l'élude  du 
pays  et  de  ses  productions,  il  avait  eu  soin  d'acquérir, 
dans  les  diverses  parties  de  l'histoire  naturelle,  plus  d'in- 
struction que  Ton  n'en  donne  communément  dans  les 
écoles  de  médecine.  Quoique  le  sujet  sur  lequel  il  a  écrit 
ne  soit  pas  tout-à-fait  nouveau  pour  nous,  et  que  nous 
ayons  déjà,  sur  la  Nouvelle-Galles  du  Sud,  les  rapports  de 
Bigge  et  l'ouvrage  de  Wentworth,  on  pouvait  être  certain 
d'avance  que  le  nouveau  voyageur  dirait  plus  de  choses 
que  ses  devanciers,  et  qu'il  les  dirait  mieux.  Ce  n'est  pas 
que  l'ouvrage  de  M.  Cunningham  soit  entièrement  irré- 
prochable ,  sous  le  rapport  du  style  :  au  contraire,  le  lec- 
teur serait  en  droit,  à  cet  égard ,  de  faire  des  plaintes  assez 
graves-,  il  manque  quelquefois  de  goût,  ne  sait  pas  régler 
la  marche  de  ses  narrations,  multiplie,  sans  motif,  des 
préambules  insipides,  où  tout  annonce  de  grandes  pré- 
tentions à  V esprit',  elles  déplairaient  encore  davantage, 
si  l'intérêt  n'était  point  soutenu  par  l'importance  des  faits 
et  la  grandeur  du  spectacle  que  l'auteur  met  sous  les  yeux. 
Il  serait  peut-être  équitable  d'attribuer  une  partie  des  dé- 
fauts de  son  style  à  la  forme  épistolaire  qu'il  a  donnée 
mal  à  propos  à  son  ouvrage  ,  au  lieu  de  le  diviser  par  ordre 
de  matières,  ce  qui  eût  été  plus  commode  pour  ses  lecteurs. 


n2  VOYAGE 

Tel  qu'il  est,  ce  livre  se  fait  lire  jusqu'au  bout.  Dès  les 
premières  pages,  ou  ne  peut  refuser  à  l'auteur  une  con- 
fiance illimitée.  Qu'on  s'en  défie  toutefois   :   l'écrivain  le 
plus   sincère   se   laisse    souvent    entraîner  par   l'enthou- 
siasme, et,  dès  qu'il  est  hors  de  la  bonne  voie,  il  faut  que 
le  lecteur  attende  qu'il  y  soit  revenu.   On  soupçonne  que 
M.  Cunningbam  a  fait  une  peinture  un  peu  trop  brillante 
du  pairidis  du  Sud  y  si  digne ,  dit-il ,  d'être  habité  par  de 
pures  intelligences j  c'est-là,  suivant  lui,  que  la  terre  in- 
vite le  cultivateur  à  venir  former  son  établisseuient ,  plutôt 
qu'aux  Etats  -  Unis  ou  au   Canada  :  les  raisons  sur  les- 
quelles il  fonde  cette  préférence  sont  au  moins  spécieuses. 
11  fait  remarquer  que,  dans  l'état  actuel  des  établissemens 
européens,  l'émigrant  qui  veut  choisir  un  emplacement 
dans  l'Amérique  du  Nord  rie  peut  plus  en  trouver  qu'à 
i,ooo  milles  de  la  mer  ^  que  les  terres  y  sont  vendues  ,  et 
non  concédées  ;  que  les  produits  de  la  culture  ne  peuvent 
être  échangés  sur  les  lieux ,  ni  à  proximité ,  et  qu'il  faut  les 
transporter,  à  grands  frais ,  à  une  place  de  commerce  très- 
éioignée.  A  la  iNouvelle-Galles  du  Sud  ,  l'acquisition  d'un 
vaste  domaine  ,  à  i5  milles  auplus des  cotes,  peut  être  obte- 
nue sans  difficultés  et  presque  sans  fiais  :  cela  est  vrai  5  mais 
ce  que  M.  Cunningbam  dit  des  possessions  anglaises  dans 
l'Amérique  du  Nord  manque  d'exactitude.  Il  y  a  certaine- 
ment de  très-bonnes  terres  à  vendre,  à  très-bas  prix,  dans  la 
Nouvelle-Ecosse ,  le  Nouveau-Brunswik,  à  portée  des  côtes 
du  Golfe,  ou  des  bords  du  fleuve  St. -Laurent,  à  une  dis- 
lance qui  n'excède  guère  le  vingtième  de  celle  qu'il  faut 
franchir  pour  se  rendre  à  Sydney  (i). 

L'Amérique  est  couverte  d'épaisses  forets  où  les  voitures 


(')  ^  tjycz, ,  tlans  noire    iG*=  num»Mo,  un  article  sur  les  avantages  con>- 
parcs  de  rcmigralion  dans  l'Auslralie,  les  Ktats-Unls  et  le  (Canada. 


A   LA  aOUVELLE-GALLES  DU   SUD.  78 

lie  parviennent  que  difficilement  à  s'ouvrir  un  passage, 
au  lieu  que,  dans  la  Nouvelle -Galles  du  Sud,  les  arbres 
sont  si  clair-semés  qu'on  peut  y  conduire  un  chariot  dans 
toutes  les  directions  :  cette  disposition  du  sol  est  fort  com- 
mode pour  les'  nouveaux  colons.  En  Amérique  ,  il  faut  des 
provisions  pour  nourrir  le  bétail  pendant  Thiver;,  dans 
l'autre  pays,  les  pâturages  fournissent,  en  tous  tems,  une 
nourriture  assez  abondante.  Un  autre  avantage  que  les  cul- 
tivateurs trouveront  dans  la  Nouvelle-Galles  du  Sud,  c'est 
que  les  bras  n'y  sont  pas  aussi  rares  qu'en  Amérique,  ni  le 
travail  aussi  cher.  Ajoutons  enfin  que  le  climat  de  cette 
colonie  est  d'une  salubrité  remarquable,  si  bien  que,  sui- 
vant jM.  Cunningham,  on  n'y  est  exposé  qu'à  des  rhumes, 
et  qu'on  n'y  redoute  ni  la  petite  vérole,  ni  la  rougeole,  ni 
aucune  sorte  de  fièvres.  \oilà  ,  sans  contredit,  le  plus  pré- 
cieux des  privilèges  de  cette  contrée  ,  et  ce  qui  Télève  fort 
au-dessus  de  l'Amérique  et  même  de  l'Europe. 

Il  V  a  lieu  de  penser  que  M.  Cunningham  n'a  rien  omis 
de  ce  que  l'on  peut  dire  en  faveur  de  sa  terre  de  prédi- 
lection^ mais  il  n'a  pas  pris  la  peine  d'être  juste  envers 
les  pays  auxquels  il  la  compare,  et  sa  partialité  est  trop 
évidente  lorsqu  il  parle  des  Etats-Unis.  On  ne  terminera 
jamais  les  discussions  relatives  aux  lieux  vers  lesquels  il 
serait  le  plus  convenable  de  diriger  l'émigration ,  si  l'on 
s'obstine  à  mettre  en  présence  ou  en  opposition  des  objets 
qui  n'ont  entre  eux  aucune  analogie,  et  auxquels  il  est  im- 
possible d'appliquer  une  mesure  commune.  La  santé  est  un 
très-grand  bien,  sans  doute ^  mais  dans  plus  d'un  cas,  on 
en  céderait  quelque  peu  si  l'on  pouvait  se  débarrasser,  à 
ce  prix,  d'un  voisinage  désagréable.  Rappelons,  en  faveur 
de  l'Amérique ,  la  majesté  de  ses  fleuves ,  les  beaux  sites 
qui  environnent  ses  lacs,  ses  vastes  prairies  entrecoupées 
de  forêts  d  une  verdure  magnifique.  C'est  dans  ce  continent 


^4  \()YAGK 

que  loul  semble  iiivilcr  l'iiommc  à  se  livrer  à  l'agriculture; 
la  Nouvelle-Galles  du  Sud  est  mieux  disposée  pour  un  peuple 
de  pasteurs.  Pour  cette  deruière  contrée,  les inconvéniens 
de  la  distance  disparaîtront  un  jour  5  la  race  européenne 
^e  répandra  dans  l'Océanie  (i),  dans  l'Archipel  Oriental , 
sur  le  continent  de  l'Asie  ;  des  relations  seront  établies  avec 
l'Amérique,  parvenue  alors  à  un  haut  degré  de  civilisation  : 
la  Nouvelle-Galles  du  Sud  pourra  se  passer  de  l'Europe  ; 
et ,  si  quelque  révolution  intérieure  du  globe  ne  vient  pas 
altérer  la  salubrité  de  son  climat,  charger  son  atmosphère 
de  nuages ,  la  rendre  obscure  et  humide  durant  une  partie 
de  l'année,  comme  en  Amérique  et  en  Europe,  les  éloges 
que  notre  voyageur  prodigue  aujourd'hui  à  ce  pays  cesse- 
ront probablement  d'être  une  exagération. 

Une  nation  composée  d'élémens  qui  se  repoussent  mu- 
tuellement ne  peut  être  long-tems  paisible  ,  et  son  enfance 
est  presque  toujours  l'époque  de  ses  plus  grandes  agita- 
tions. La  ville  de  Sydney  n'a  point  été  exceptée  de  cette 
sorte  de  loi  générale  -,  les  haines  de  parti ,  enflammées  par 
des  journaux  incendiaires,  y  sont  parvenues  au  plus  haut 
degré  d'exaspération.  Dans  l'Australie,  la  population  est 
partagée  en  deux  grandes  classes,  celle  des  émigrans  volon- 
taires et  de  leurs  descendans ,  et  celle  des  déportés  rendus  à 
la  liberté.  Les  premiers  sont  connus  sous  la  singulière  déno- 
mination àHllégilimés'y  les  autres,  au  contraire,  sont  légiti- 
més^ parce  que  c'est  par  l'autorité  des  lois  qu'ils  sont  arrivés 
dans  la  colonie,  sans  examiner  comment  cette  autorité  fut 
exercée  sur  eux.  Comme  dans  tous  les  partis  et  dans  les 
sectes  religieuses ,  la  même  bannière  réunit  des  troupes , 

(1)  Note  du  Tr. Nous  avons  déjà  dit  que  l'Océaniccst  une  division  nou- 
vcllcmenl  introduite  pai  les  f^cographcs ,  cl  qui  comprend  les  îles  de  l'Ar- 
cliipel  Oriental,  celles  de  la  Polynésie,  la  Nouvelle-Hollande,  etc.  Voyez 
le  Tableau  statistique  de  l'Australie  ,  dans  notre  'j8e  numéro. 


A   LA   NOrVELLF.-GALLES   DU   SUD.  '"5 

peu  (l'accord  entre  elles,  el  qui  vienneiil  quelquefois  aux 
mains  :  les  émigrans  ont  leurs  exclusifs  (  exclusionists)  , 
qui  repoussent  avec  horreur  toute  proposition  de  rappro- 
chement entre  ceux  qui  sont  venus  au  nom  de  la  loi ,  et  les 
spéculateurs  qui  ont  choisi  librement  cette  colonie  de  la 
Grande-Bretagne  ,  comme  un  lieu  convenable  au  dévelop- 
pement de  leur  industrie.  Une  autre  opinion  tout  aussi 
exclusive  domine  parmi  les  déportés  devenus  libres-,  ils 
regardent  la  colonie  comme  un  établissement  fait  pour 
eux ,  comme  le  patrimoine  commun  de  tous  ceux  qui  y 
seront  amenés,  comme  ils  le  furent  eux-mêmes,  et  sup- 
portent avec  peine  l'usurpation  de  ce  qu'ils  croient  leur 
appartenir  légitiinement.  Cependant,  une  secte  de  confu- 
sionistes  s'est  élevée  parmi  les  colons  :  elle  provoque  la  réu- 
nion générale  et  des  alliances  entre  les  partis^  elle  voudrait 
que  des  liens  de  famille  pussent  mettre  un  terme  aux  que- 
relles et  aux  violences  dont  on  n'a  que  trop  souvent  l'affli- 
geant spectacle.  Ces  hommes  raisonnables  sont  l'objet  de 
l'animad version  de  tous  les  exaltés.  Les  diverses  nuances 
de  ces  opinions  principales  forment  autant  de  subdivisions 
dont  chacune  prend  ou  reçoit  un  nom  qu'il  faut  ajouter  à 
la  liste  des  partis.  Dans  cette  classification,  établie  par  les 
passions  haineuses,  chacun  garde  soigneusement  son  rang 
et  les  opinions  qui  le  fixent.  C'est  ainsi  que,  dans  nos  co- 
lonies du  nord  de  l'Amérique,  le  descendant  de  l'un  de 
ces  chevaliers  qui  exploitent  les  grandes  routes  ne  daigne- 
rait pas  s'asseoir  à  la  table  où  il  reconnaîtrait  un  homme 
d'une  naissance  moins  illustre,  issu  d'un  fantassin  de  la 
même  bande  :  et  celui-ci  traiterait  avec  aussi  peu  d'égards 
la  postérité  d'un  simple  coupeur  de  bourse.  Ces  préjugés 
sont  tellement  enracinés,  qu'ils  ne  cèdent  pas  même  à 
l'imposante  majesté  des  richesses  ,  si  humblement  vénérée 
de  tous  les  peuples  qui  ne  sont  plus  barbares.  A  Sydney  j. 


hQ  VOYAGE 

un  émancipé  pw ,  c'est-à-dire  qui  n'a  reçu  aucune  répri- 
mande des  magistrats  depuis  qu'il  est  rentré  dans  la  vie 
civile,  n  est  pas  moins  jaloux  de  sa  dignité,  qu'un  colon 
de  la  Jamaïque  ne  peut  l'être  de  la  blancheur  de  sa  peau. 
Celui-ci  reconnaît,  jusqu'à  la  cinquième  génération,  les 
faibles  nuances  de  jaune,  introduites  par  une  très-petite 
portion  de  sang  africain  j  et,  lorsque  ces  traces  ont  disparu, 
il  cherche  autour  des  ongles,  et  sur  des  parties  du  corps 
qu'on  ne  nomme  point,  les  marques  de  la  bête ,  taches  1 

presque  imperceptibles ,  qu'un  œil  exercé  peut  seul  décou- 
vrir. Le  sévère  émancipé  pur,  plus  raisonnable  que  le  créole 
des  Antilles ,  quoiqu'il  ne  le  soit  pas  encore  assez ,  fuit 
toute  alliance  et  toute  relation  avec  un  condamné  relaps  , 
émancipé  impur  :  M.  Cunningham  rapporte ,  à  ce  sujet , 
une  anecdote  assez  plaisante. 

((  Des  émancipés  purs  étaient  réunis  dans  un  festin  pu- 
blic. Tout-à-coup  un  bruit  épouvantable  ébranle  la  salle  ^ 
on  avait  découvert  un  homme  qui  déshonorait  l'assemblée  -, 
l'indignation  se  propage  comme  la  commotion  électrique  : 
des  cris  à  la  porte  l  se  font  entendre  de  toutes  parts. 
L'homme  qui  était  la  cause  de  tout  ce  vacarme,  voyant  ap- 
])rocher  l'orage,  prend  sur-le-champ  son  parti  :  il  gagne 
lestement  un  bout  de  la  table  ,  entortille  un  coin  de  la 
nappe  autour  de  son  bras,  met  son  potage  sous  ce  retran- 
chement improvisé  avec  adresse,  et  le  mange,  bien  résolu, 
en  cas  d'attaque,  d'entraîner  dans  sa  retraite  et  la  nappe 
et  tout  ce  qu'elle  portait.  »  Il  paraît  que  Xc^purs  ne  furent 
pas  d'avis  de  se  passer  de  dîner. 

Notre  voyageur  attribue  à  une  imprudence  du  gouver- 
neur Macquarie  l'origine  de  la  secte  politique  des  ex- 
clusifs. Cet  homme  de  bien  ,  considérant  la  déportation 
comme  une  peine  correctionnelle,  et,  par  conséquent, 
comme  un  moyen  d'améUoration  morale,  commenta,  dans 


A   LA   NOUVELLE-GALLES   DU    SUU.  ^■1 

/  y 

Iesensreligieux,rlesacles  de  prudence  humaine  et  de  philan- 
tropie  -,  il  vit,  dans  les  condamnés  que  la  loi  débarrassait 
de  leurs  chaînes,  des  âmes  qui  avaient  traversé  les  flammes 
purifiantes  du  purgatoire  -,  il  voulut  leur  faire  goûter  les  dé- 
lices du  paradis.  Il  résolut,  en  conséquence,  de  les  relever 
à  leurs  propres  yeux,  en  leur  faisant  occuper  une  place 
plus  éminenle  dans  la  société.  Il  s'aperçut  bientôt  qu'il 
s'était  trompé,  et  fit  quelques  tentatives  peu  fructueuses 
pour  diminuer  les  mauvais  effets  de  sa  méprise.  Les  pas- 
sions extravagantes  qu'il  avait  soulevées  ne  s'apaisèrent 
pas  sous  le  gouvernement  de  son  successeur,  Sir  Thomas 
Brisbane  :  et  même,  si  M.  Cunningham  s'est  expliqué 
assez  clairement  sur  ce  point  essentiel,  on  dira  que  l'œuvre 
commencée  par  M.  Macquarie  fut  terminée  sous  le  gou- 
vernement du  général  Darling ,  successeur  de  Sir  Thomas  \ 
le  caractère  moral  des  déportés  libérés  s'éleva  de  plus  en 
plus,  prit  de  la  dignité,  et  acquit  des  droits  réels  à  l'es- 
time. Notre  voyageur  rend  à  cette  classe  d'hommes  un 
témoignage  très-honorable. 

«  Ils  sont  la  partie  la  plus  industrieuse  et  la  plus  active 
de  la  colonie.  Ils  possèdent  toutes  les  distilleries,  presque 
toutes  les  brasseries  et  une  grande  partie  des  moulins.  Je 
n'ai  jamais  entendu  dire  qu'aucun  d'eux  fît  un  commerce 
interlope  ,  au  lieu  que  ceux  qui  prennent  la  qualification 
ôi^ hommes  libres ,  parce  qu'ils  sont  venus  volontairement  et 
à  leurs  frais  ,  sont  fort  enclins  à  violer  les  lois  de  la  colonie 
ou  celles  de  la  probité.  Plusieurs  des  premiers  négotians 
m'ont  assuré  que  la  majeure  partie  des  affaires  sont  entre 
les  mains  des  émancipés ,  et  qu'ils  s'en  acquittent  à  la 
satisfaction  générale.  Si  l'on  doutait  que  leur  conversion 
morale  fût  sincère  et  complète,  il  flmdrait  au  moins  re- 
connaître que  la  crainte  des  lois  dont  ils  ont  éprouvé  les 
rigueurs ,  et  le  sentiment  de  leur  propre  intérêt ,  mieux 
compris,  suffisent  pour  les  retenir  dans  la  bonne  voie.  » 


^8  VOYAGE 

Peu  importe,  suivant  nous,  que  ces  hommes  soient 
réellement  honnêtes,  par  principes  et  par  l'impulsion  de 
leur  conscience,  ou  qu'une  force  supérieure  les  contraigne 
à  se  conduire  honnêtement^  dans  Tun  et  Taulre  cas,  les 
intérêts  de  la  société  sont  également  conservés.  Notre 
vovageur  affirme  qu'un  étranger  sera  plus  souvent  trompé 
dans  les  boutiques  de  Londres,  que  dans  celle  d'un  éman- 
cipé à  Sydney.  Ce  dernier  a  le  plus  grand  intérêt  à  con- 
server sa  réputation  intacte^  il  sait  qu'une  mullitude  de 
malveillans  l'observe,  et  que  ses  mépiises  passeraient  pour 
des  friponneries  si  elles  étaient  à  son  profit.  Il  marche 
donc  avec  prudence  dans  la  voie  étroite  où  il  se  trouve  et 
ne  cherche  point  à  s'enrichir  plus  promptement  par  des 
bénéfices  que  la  probité  n'approuverait  pas.  L'habileté , 
l'ordre  et  l'assiduité  au  travail,  sont  les  moyens  de  succès 
dont  il  se  contente ,  et  c'est  ainsi  qu'un  petit  capital  lui  suf- 
fit pour  acquérir  une  honnête  aisance ,  et  une  considéra- 
îion  bien  méritée. 

a  Quelques  individus,  qui  ont  commencé  par  conduire 
des  tombereaux  ou  servir  les  maçons,  sont  parvenus,  après 
quinze  ans  de  travail  ,  à  la  plus  haute  fortune  que  l'on 
puisse  accumuler  dans  ce  pays  :  on  me  croirait  difficile- 
ment, si  j'énonçais  la  somme  à  laquelle  on  porte  leurs  re- 
venus. Plusieurs  d'entre  eux  étaient  venus  dans  la  colonie 
avec  les  plus  mauvaises  notes  du  ministre  de  l'intérieur,  ou 
du  tribunal  qui  les  avait  condamnés  (i). 

(i)  Note  du  Tr.  On  sait  depuis  long-tems  que  des  Anglais,  re'duits 
à  la  misère  dans  leur  patrie  ,  et  désespérant  d'en  sortir  par  des  voies  hono- 
rables, commettent  quelque  délit  peu  grave  pour  obtenir  d'être  condamnés 
à  la  déportation  ,  et  transportés  à  la  Nouvelle-Galles  du  Sud,  aux  frais  du 
gouvernement.  Ces  nouveaux  babilans  de  la  colonie  ont  l'ame  saine  , 
exempte  de  toute  souillure  d'un  crime  réel  :  leur  bonne  conduite  les  remet 
bientôt  à  la  pl.ice  qu'ils  doivent  occuper  dans  une  société  bien  réglée.  Cetle 
observation  que  M.  Cunningliam  n'a  pas  faite  ,  explique  ,  au  moins  en 
t^randc  partie ,  les  phénomènes  moraux  (jue  la  classe  des  cinancipés  a  mis 
sous  les  yeux  de  ce  voyageur. 


A   L\    ^'OtVELLE-GALLES   DU  SUD.  nà 

M  Ces  hommes  arrivent  à  Sydney  avec  une  étonnante 
aptitude  pour  les  affaires,  et  obtiennent ,  en  peu  de  tems  , 
des  succès  qu'ils  n'auraient  pu  obtenir  dans  tout  autre 
pays.  Presque  tous  ont  des  facultés  naturelles  ou  ac- 
quises^ dont  ils  n'avaient  fait  usaj^e  que  pour  le  mal  :  ils 
apprennent ,  au  lieu  de  leur  déportation,  à  mieux  employer 
leurs  talens,  et  pour  eux-mêmes,  et  pour  les  autres.  Ins- 
truits par  une  dure  expérience ,  ils  recommencent  leur 
carrière,  ou,  pour  mieux  dire,  ils  v  entrent  pour  la  pre- 
mière fois,  car  les  aberrations  de  leur  début  doivent  être 
oubliées.  Tels  que  des  arbres  transplantés  dans  une  terre 
qui  leur  Convient,  ou  que  ces  peupliers  dont  parle  le  psal- 
miste,  arrosés  continuellement  par  le  fleuve  qui  dépose 
leur  semence  sur  ses  bords ,  ils  croissent  à  vue  d'œil  dans 
ce  pays  si  abondant  en  ressources,  et  répandent  autour 
d'eux  un  ombrage  aussi  agréable  que  salutaire.  » 

L'esprit  de  parti  connaît  bien  le  pouvoir  des  noms,  et  il 
les  multiplie ,  afin  d'augmenter  en  même  tems  les  divisions 
dont  il  profite.  Le  paveur  du  ^3^  régiment,  homme  d'un 
esprit  railleur,  s'avisa  àe,  wovaxnev  sterling  s  les  soldats  nés 
en  Angleterre,  et  currencjs^  livre  sterling  d'échange  qui 
était  alors  en  baisse,  les  soldats  nés  dans  la  colonie  :  ces 
dc'uominations  s'étendirent  à  tous  les  Anglais  et  à  tous  les 
créoles,  sans  distinction  d'état  ou  de  profession,  et  se  main- 
tiennent encore,  mais  elles  ne  sont  point  offensantes  pour  les 
uns,  ni  un  titre  d'honneur  pour  les  autres,  a  Les  currencys 
des  deux  sexes,  dit  notre  vovageur  ,  sont  une  race  remar- 
quable, intéressante,  et  qui  fait  bien  penser  du  pays  qui  l'a 
produite.  Leur  taille  haute  et  svelte  ,  et  la  rapidité  de  leur 
croissance,  les  ont  fait  comparer  à  une  tige  de  blé.  Ils  ont , 
comme  les  anciens  Goths ,  une  belle  chevelure  ,  les  yeux 
bleus,  le  teint  blanc  et  un  peu  pâle.  Les  jeunes  femmes 
perdent  leurs  dents  de  très-bonne  heure,  comme  en  Amé- 


3o  VOYAGE 

rique,  ce  qui  lient  peut-être  à  leur  manière  de  vivre,  et 
changerait  au  moyen  d'un  autre  régime.  D'ailleurs,  ils 
n'ont  rien  conservé  des  vices  de  leurs  parens  -,  l'ivrognerie 
est  inconnue  parmi  eux,  et  leur  honnêteté  a  passé  en  pro- 
verbe. Ils  sont  extrêmement  attachés  à  leur  terre  natale  , 
au  point  que  ceux  qui  ont  eu  l'occasion  de  venir  en  An- 
gleterre ont  noté,  comme  un  des  momens  les  plus  dé- 
licieux de  leur  vie,  celui  de  leur  départ  pour  retourner 
dans  leur  pays.  Ils  ne  pouvaient  supporter  l'air  épais  et 
enfumé  de  Londres,  accoutumés,  comme  ils  le  sont,  à 
l'éclat  d'un  ciel  sans  nuage,  à  l'atmosphère  la  plus  pure 
que  l'on  connaisse.  Une  jeune  fille  ,  dont  on  avait  excité  la 
curiosité  par  une  description  de  la  capitale  de  la  Grande- 
Bretagne  ,  interrogée  si  elle  voudrait  faire  un  voyage  dans 
ce  pays  où  l'on  voit  tant  de  belles  choses  :  (c  Oh  non!  dit- 
elle  ingénument  ,  il  y  a  trop  de  voleurs.  »  Elle  en  jugeait 
par  le  nombre  des  déportés  qui  arrivent  annuellement  à 
Sydney.  )> 

Dans  toutes  les  circonstances  où  l'homme  peut  montrer 
ce  qu'il  vaut ,  faire  preuve  d'esprit ,  de  courage ,  des  qua- 
lités les  plus  dignes  d'estime ,  le  sterlmg  est  au-dessous  du 
currencj.  Jamais  le  facétieux  payeur  ne  fut  aussi  malheu- 
reux dans  ses  plaisanteries. 

L'influence  du  climat  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  sur 
la  constitution  physique  des  individus  qu'on  y  transporte, 
est  tout-à-fait  surprenante.  On  a  remarqué  depuis  long- 
tems  que  les  prostituées  des  grandes  villes  sont  presque 
généralement  stériles^  à  cette  autre  extrémité  du  monde, 
en  changeant  de  conduite,  elles  deviennent  mères  de  nom- 
breuses familles.  Des  femmes  mariées,  qui,  en  Europe, 
avaient  perdu  l'espoir  de  voir  de  nouveaux  fruits  de  leur 
union,  ont  retrouvé  leur  fécondité  après  une  longue  tra- 
versée et  quelque  séjour  dans  la  colonie ,  quoique  le  tcms 


À  i.A  ]nolvellï:-galle5  du  sid.  8i 

qui  s'était  écoulé  les  rapprochât  de  plus  en  plus  du  terme 
où  celle  faculté  cesse  naturellement.  Cet  admirable  pou- 
voir  du  climat  n'agit  pas  seulement  sur  l'espèce  humaine-, 
il  influe  de  la  même  manière  sur  les  animaux  dont  l'homme 
se  fait  suivre,  dans  toutes  ses  migrations  :  à  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud  ,  ils  deviennent  plus  féconds,  plus  grands  et 
plus  forts.  Celte  observation  est  confirmée  et  développée  par 
M.  Dawson,  directeur  de  la  Coinpagnie  Australienne  d A- 
griculture  :  a  On  ne  peut  contester,  dit-il,  que  le  climat 
et  le  sol  ont  leur  part  d'influence  sur  la  qualité  des  toisons 
et  sur  celle  des  animaux  en  général.  Ces  qualités  peuvent 
varier  entre  des  limites  que  les  circonstances  locales  font 
reconnaître ,  en  rapprochant  ou  en  éloignant  chaque  espèce 
de  la  perfection   dont  elle  est  susceptible.  Il  paraît  que 
les  herbes  de  ce  pays  sont  plus  nutritives  qu'on  ne  le  croi- 
rait au  premier  coup-d'œil -,   et,    quant  au  climat,  je  ne 
crains  pas  d'affirmer,  au  risque  de  me  donner  la  mauvaise 
réputation  d'être  un  homme  à  paradoxes  ,   que  l'on  doit 
attribuer  à  cette  cause  puissante  le  perfeclionnement  pro- 
digieux des  races  de  chevaux  et  des  animaux  domestiques 
dans  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  )> 

On  ne  peut  penser  que  le  sol  et  ses  productions  aient 
aucune  part  à  ces  résultats  extraordinaires,  car,  suivant 
le  rapport  de  M.  Dawson  lui-même ,  toute  la  contrée  est 
très-peu  fertile  ,  et  n'égale  pas  même,  aux  yeux  d'un  agro- 
nome, certaines  parties  de  l'Europe  où  la  terre  ne  récom- 
pense point  les  cultivateurs  les  plus  intelligens  et  les  moins 
avares  de  leurs  peines.  Mais  le  bienfaisant  climat  de  l'Aus- 
Iralie  rétablit  et  conserve  la  santé  de  chaque  individu,  dé- 
veloppe toutes  les  facultés  que  son  organisation  comporte, 
perfectionne  ainsi  les  générations,  et,  par  ce  moyen,  les 
espèces.  Tl  ne  les  change  point ,  n'ajoute  rien  à  leur  taille 
ni  à  leur  force-,  on  peut  dire  qu'il  nagit  point  ,  au  lieu 
XVI.  6 


82  VOYAGE 

que  ,  dans  presque  tous  les  autres  lieux  ,  le  climat  n'est  que 
trop  actif,  et  que,  par  celte  activité  même,  il  allère  plus 
ou  moins  la  santé. 

Si,  dans  quelques  siècles,  ou  même  plus  loi,  l'Australie 
est  entièrement  occupée  par  une  nation  noml)reuse  et  puis- 
sante, elle  dominera  sans  doute  tout  l'archipel  oriental  ^ 
et,  si  rambition  s'empare  de  ce  peuple  ,  aucun  de  ses  voi- 
sins n'est  en  état  d'arrêter  ses  conquêles.  Pour  atteindre 
ce  degré  de  puissance  et  de  prospérité ,  c'est  à  l'éducatioii 
des  bestiaux,  bien  plus  qu'au  labourage,  que  la  colonie 
devra  s'attacber.  Toutefois  ,  nous  ne  doutons  point  que  les 
judicieux  Australiens  ne  fassent  mieux  que  d'étendre  leur 
domination  par  des  conquêtes,  à  la  manière  des  pe'iples 
barbares  :  ils  préféreront  sans  doute  porter  la  civilisation 
et  ses  bienfaits  dans  les  îles  de  la  Polynésie,  si  nombreuses  , 
si  belles ,  si  fertiles.  Que  celle  intéressante  colonie  accé- 
lère donc  encore,  s'il  est  possible,  ses  progrès  déjà  si  ra- 
pides j  qu'elle  se  bâte,  pour  le  bien  de  l'humanité  !  M.  Cun- 
ningbam  la  suit  pas  à  pas,  depuis  le  moment  où  ,  sur  la 
terre  qu'elle  occupe,  quelques  cabanes  mal  construites 
annonçaient  seules  la  présence  de  l'homme  et  d'une  société 
naissante  :  sa  chronologie  est  présentée  dans  un  tableau 
qui  ne  manque  point  d'originalité  ^  nous  allons  en  faire 
l'extrait. 

((  Le  premier  débarquement  dans  TAuslralie  eut  lieu  le 
îi6  janvier  1788.  L'année  suivante,  on  moissonna  pour  la 
jp/'em/èrefoisàParamalta^  en  1790,  le  y^remie/' colon  volon- 
taire ,  James  Reese,  prit  possession  de  son  terrain  ^  en  1 79 1 , 
douze  prisonniers  furent  placés  sur  les  bords  de  la  rivière 
Hawkesbury  ,  et  en  179^  ,  ils  fournirent  1,200  boisseaux  de 
blé^  en  1796,  la/^re/?«'è/e  comédie  fuljoué  j  en  i8o3,  on  im- 
prima la  première  gazette ,  et  la  même  année  fui  signalée 
par  \e  premier  suicide  :  un  détenu  se  pendit  dans  sa  prison. 


K   LA   NOUVELLE-GALLES   DU   SUD.  83 

en  i8o5  ,  le  premier  navire  construit  dans  la  colonie  fut 
lancé  à  la  mer-,  en  1806  première  inondation  de  l'Haw- 
kesbury^  en  1810,  premier  cadastre  et  dénombrement  de 
la  population  ;  les  rues  de  Sydney  eurent  des  noms,  et  des 
marchés  furent  établis  ,  à  jour  fixe  ,  chaque  semaine-,  on 
assista  aux  premières  courses  de  chevaux  -,  en  i8i3  ,  on 
tint  la.  première  foire  à  Paramatta  ^  en  181^,  la  prem,ière 
banque  fut  établie  ;  en  1818,  le  tribunal  jugea  le  piemier 
déporté  coupable  d'un  nouveau  crime-,  en  1820,  on  mit 
en  vente  le  premier  tabac  cultivé  et  fabriqué  dans  la  co- 
lonie^ en  18^5  ,  un  ouvrage  fut  analysé  dans  une  première 
Revue,  ce  qui,  à  notre  sens,  intervertit  l'ordre  naturel  et 
fait  arriver  beaucoup  trop  tôt  des  travaux  littéraires  par 
lesquels  on  aurait  dû  finir.  Ce  fut  la  même  année  que  le 
tribunal  eut  à  prononcer  pour  la  première  fois  sur  un 
adultère  {crim.  con.).  Enfin,  Tannée  1826  est  l'époque  du 
prem.ier  concert. 

»  A  la  vue  de  ce  que  1  on  a  fait  dans  cette  colonie,  depuis 
son  origine ,  on  ne  peut  refuser  son  admiration  à  la  pru- 
dence et  au   courage   qui  surent  exécuter  de  si  grandes 
choses.  Dans  lecourtintervallede  trente-huit  ans,  une  popu- 
lation européenne  de  4o,ooo  individus  occupe  un  territoire 
de  200  milles  carrés,  dans  une  contrée  où  l'homme,  pres- 
que aussi  sauvage  que  les  animaux,  n'avait  pu  établir  son 
empire.  Une  administration  régulière,  des  tribunaux,  une 
police  bienveillante  et  sage,  tout  ce  qui  constitue  un  bon 
gouvernement  se  trouve  réuni  pour  le  bonheur  de  cette 
colonie.  Les  animaux  domestiques  de  l'Europe  y  étaient 
inconnus   :   on  y  compte  aujourd'hui  200,000  moutons  , 
100,000  têtes  de  gros  bétail,  et  plusieurs  milliers  de  che- 
vaux. L'homme  s'y  est  environné  de  tous  les  animaux  qui 
lui  sont  utiles  ou  agréables,  et  tous  y  ont  prospéré  aussi 
bien  qp.e  leur  maître.  Cette  terre  qui,  trente-huit  ans  au- 


84  vu YACK 

paravant,  n'avait  jamais  produit  un  seul  épi  de  blé,  en 
fournit  annuellement  5o,ooo  boisseaux  ,  à  une  seule  dis- 
tillerie -,  34  moulins ,  dont  4  sont  mus  par  la  vapeur,  10  par 
des  chutes  d'eau ,  18  par  le  vent  et  2  par  des  manèges,  con- 
vertissent les  blés  du  pays  en  excellente  farine.  Deux 
grandes  distilleries  fabriquent  annuellement ,  avec  l'orge  et 
le  maïs  de  la  colonie,  100,000  gallons  (  4oo,ooo  pintes) 
d'eau-de-vie  très-pure.  Treize  brasseries  sont  alimentées 
par  les  grains  du  pays,  et  leur  aie,  ainsi  que  leur  bière , 
peut  soutenir  la  concurrence  des  anciennes  et  magnifiques 
brasseries  de  Londres  \,  8,000  tonneaux  de  ces  boissons 
fournissent  annuellement  tout  ce  qu'il  en  faut  pour  la 
consommation. 

))  En  trente-huit  ans,  une  ville  a  été  bâtie  dans  un  désert, 
bien  loin  du  monde  civilisé  ;  des  chars  parcourent  ses  rues  ^ 
des  droits  légers,  perçus  sur  les  marchandises  et  aux  en- 
trées, produisent  un  revenu  de  près  de  2,000  liv.  sler. 
(5o,ooo  fr.  )^  une  chambre  de  commerce,  des  compa- 
gnies d'assurances,  deux  banques  très-occupées,  et  dont 
le  dividende  s'élève  jusqu'à  4o  pour  100  de  leurs  capitaux-, 
une  feuille  hebdomadaire ,  et  deux  autres  qui  paraissent 
deux  fois  la  semaine ,  toutes  remplies  de  nombreuses  an- 
nonces ,  voilà  ce  qui  atteste  la  prospérité  de  cette  ville 
extraordinaire  et  celle  de  tout  le  pays.  » 

Suivant  M.  Cunningham ,  le  commerce  ne  s'est  déve- 
loppé dans  ce  pays  que  depuis  six  ans-,  et,  depuis  ce  tems, 
au  lieu  de  n'occuper  que  3  vaisseaux  ,  il  lui  en  faut  24 
pour  le  transport  des  émigrans,  de  leurs  propriétés  et  de 
leurs  cargaisons  évaluées  à  200,000  liv.  st.  Les  exporta- 
tions qui  consistent  en  laines,  peaux  et  cuirs,  huiles,  bois 
de  construction,  nacre,  etc.,  emploient  annuellement  17 
navires,  dont  la  cargaison  est  évaluée  à  plus  de  100,000  l.  st. 
Le  commerce  avec  les  Indes  et  la  Chine  se  fit  d'abord  avec 


A    LA   ]\OI.VELLK-GALLï:S   Dl    SI  D.  85 

6  ou  n  vaisseaux,  dont  le  nombre,  toujours  croissant,  est 
aujourd'hui  de  16  :  on  estime  qu'ils  importent  annuelle- 
ment pour  200,000  liv.  st.   de  thé,  sucre,  vins,  tahac  , 
toutes  choses  que  la  colonie  peut  s' approprier  et  tirer  un 
jour  de  son  propre  sol,  dit  notre  vovageur.  Il  assure  que 
la  canne  à  sucre  réussit  très-hien  sur  les  bords  de  la  ri- 
vière di  Hastings  f  qui  porte  ses  eaux  dans  le  port  Mac- 
quarie,  et  qu'après  des  essais  satisfaisans  qui  ont  donné 
de  beau  sucre  et  d'excellent  rum,  on  s'était  déterminé  à 
exploiter  cette  nouvelle   branche  d'économie  rurale.  En 
1826  on  vovait  déjà  une  plantation  de  cannes  à  sucre  ,  de 
90  acres  d'étendue.  Ces  plantations  ,  ainsi  que  celles  de  la 
vigne  et  du  tabac,  prospéreront  certainement  dans  une  lie 
immense  dont  une  partie  est  dans  la  zone  torride,  et  dont 
l'autre  atteint  la  latitude  de   Séville.   Quant  aux   entre- 
prises pour   la   culture   de  Tarbuste   et    des   plantes  qui 
servent  à  la  préparation  du  thé,  il  est  très-vraisemblable 
qu'elles  échoueront  à  la  Nouvelle-Galles,  comme  dans  beau- 
coup d'autres  lieux  où  ces  essais  n'ont  point  répondu  aux 
espérances  que  l'on  avait  conçu  trop  légèrement.  On  sait 
aujourd'hui  que  la  cueillette  et  la  préparation  des  diverses 
sortes  de  thés  ne  peuvent  être  confiées  qu'à  une  industrie 
minutieuse,  acquise  par  une  longue  routine,  exercée  par 
des  individus  qui  se  contentent  du  salai» e  le  plus  modique. 
Ce  sont  des  travaux  que  Ton  ne  peut  faire  en  grand ,  qui 
n'exigent  presque  point  de  force  ,  et  qui  conviennent  aux 
mains  les  plus  débiles,  dirigées  par  une  intelligence  très- 
médiocre  :  il  faut  laisser  les  exploitations  de  celte  nature 
aux  Indes  et  à  la  Chine,  où  l'ouvrier  consomme  très-peu, 
où  la  population  est  surabondante  et  la  main  d'oeuvre  au 
rabais.  Ajoutons  que  l'arbrisseau  qui  fournit  le  thé  (thea 
sinensis)  paraît  être  du  nombre  de  ceux  qui  n'acquièrent 
les  qualités  qui  les  font  estimer  que  dans  quelques  lieux 


86  VOYAGE 

privilégiés,  et  par  riiifluence  d\ni  clinial  que  l  on  ne  peut 
transporter  avec  eux.  C'est  ainsi  que  le  café  d'Arabie  est 
encore  supérieur  aux  diverses  colonies  qu'il  a  (brmées  dans 
des  lieux  que  Ton  aurait  crus  plus  propres  que  l'Yemen  à 
développer  et  perfectionner  l'arôme  de  ce  fruit. 

Mais,  parmi  des  exploitations  auxquelles  des  spéculateurs 
intelligens  peuvent  se  livrer  dans  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud,  la  plus  avantageuse  est  celle  des  laines  fines.  C'est  à 
M.  Mac  Arthur  que  la  colonie  doit  la  race  des  moutons  qui 
fournit  ces  précieuses  toisons.  L'importation  ne  fut  cepen- 
dant que  de  trois  brebis  et  d'un  bélier,  de  race  espagnole 
pure;  la  postérité  de  ces  quatre  animaux  forme  actuelle- 
ment un  troupeau  de  plus  de  2,000  individus,  et,  depuis 
quelques  années,  le  propriétaire  vend  annuellement  4o  bé- 
liers ,  au  prix  de  i^  liv.  st.  par  tête.  Ce  colon ,  plein  d'ac- 
tivité et  d'intelligence  ,  a  successivement  agrandi  son  do- 
maine, et  possède  actuellement  plus  de  3o,ooo  acres  de 
terre  équivalant  à  la  superficie  d'un  carré  de  7  milles  de 
coté.  Tout  ce  terrain  est  d'une  seule  pièce ,  et  s'étend  de- 
puis les  bords  fertiles  d'une  rivière,  jusqu'au  sommet  des 
hauteurs  qui  forment  la  vallée  :  ainsi,  on  y  trouve  réunis 
tous  les  agrémens  des  possessions  rurales  ;  des  eaux  ,  des 
plaines  et  des  coteaux  boisés,  et  partout  des  pâturages  où 
les  bestiaux  trouvent  en  tout  tems  une  nourriture  abon- 
dante et  substantielle.  M.  Mac  Arthur  élève  aussi  des  che- 
vaux et  du  gros  bétail-,  il  cultive  les  fruits  de  l'Europe  ; 
un  grand  vignoble  lui  fournit  un  vin  qui  vaut,  dit-on,  le 
meilleur  Sauterne;  il  a  introduit  les  fourrages  de  I'Fai- 
rope  :  enfin,  à  l'imitation  des  hautes  classes  de  l'Angle- 
terre, il  a  une  meute,  et  le  pays  n'est  pas  sans  agrémens 
pour  les  chasseurs. 

Une  des  plus  importantes  découvertes  que  l'on  ait  faites, 
dans  la  Nouvelle -Calles  du  Sud,  est  celle  d'un  passage  à 


A    LA  ^OLVELLE-GALLES    UL    >L D.  Si 

travers  les  Montagnes  Bleues,  que  Ton  avait  crues  tout-à- 
fait  inaccessibles.  La  population  ,  déjà  trop  pressée  à  Test 
de  cette  chaîne,  s'est  écoulée  comme  un  torrent,  dès  que 
la  digue  qui  la  retenait  a  élé  rompue;  elle  s'est  répandue 
sur  les  belles  plaines  de  l'est ,  et  c'est  maintenant  de  ces  ha- 
bitations transalpines  que  l'on  tire  la  plus  grande  partie  des 
laines  envoyées  en  Angleterre.  C'est  là  que  la  ville  de  Ba- 
ihurst  s'est  élevée,  comme  par  enchantement,  au  milieu 
(Tune  plaine  légèrement  ondulée  ,  et  propre  à  presque 
toutes  les  cultures,  mais  disposée ,  et  comme  destinée  par 
la  nature  à  fournir  les  meilleurs  pâturages.  Une  fermière  y 
fait  actuellement  un  fromage  qui  vaut  presque  celui  de 
Chester,  et  elle  s'élèvera  promptement,  par  cette  seule  in- 
dustrie, à  l'une  de  ces  hautes  fortunes  dont  la  Nouvelle- 
Galles  a  ouvert  la  source.  Outre  une  société  littéraire  et 
une  académie  où  l'instruction  des  collèges  n  est  pas  re- 
gardée comme  suffisante,  et  où  les  sciences  commerciales 
sont  enseignées  à  la  jeunesse  ,  Bathurst  possède  une  com- 
pagnie de  chasseurs  :  les  membres  de  celte  compagnie 
ont  un  uniforme  très  -  élégant  ;  et,  en  général,  les  ai- 
sances, les  recherches  du  luxe  et  les  douceurs  de  la  vie 
sociale,  ont  franchi  les  Montagnes  Bleues  avec  les  premiers 
habitans  qui  vinrent  s'établir  sur  cette  terre  de  délices. 
L'air  de  Bathurst  passe  pour  le  plus  sain  que  l'on  puisse 
lespirei'  dans  ce  pays,  renommé  pour  la  salubrité  du  cli- 
mat. «De  tous  ceux  qui  ont  fondé  cette  ville  ou  qui  sont 
venus  l'habiter,  dans  l'intervalle  de  douze  ans,  aucua 
n'avait  payé  le  tribut  à  la  nature,  avant  1826  ^  et,  cette 
année  même,  la  mort  se  contenta  d'une  seule  victime.  »  On 
trouvera  sans  doute,  en  d'autres  lieux,  des  positions  non 
moins  avantageuses  que  celles  de  Bathurst.  Notre  voyageur 
a  vu,  avec  satisfaction,  que  les  habitans  ne  cherchent  point 
à  concentrer  la  population  sur  quelques  points,  qu'ils  se 
répandent  sur  le  territoire,  eltendentàroccuperde  proche 


88  VOYAGK 

en  pi  oche.  Déjà  quelques  élablissemeiis  se  sont  formés  vers 
le  sud,  et  bientôt  ils  pourront  entretenir  une  correspon- 
dance régulière  et  prompte  avec  la  colonie  fondée  dans  la 
terre  de  Van-Diémen.  Le  port  Western  est  actuellement 
occupé,  et,  quoique  le  sol  soil  assez  médiocre  autour  de 
cette  baie ,  les  reconnaissances  poussées  dans  l'intérieur 
donnent  l'espoir  que  les  cultures  pourront  s'y  établir  aussi 
avantageusement  qu'aux  lieux  où  elles  ont  répondu  aux 
vœux  des  cultivateurs.  On  a  la  certitude  que  cet  établisse- 
ment lointain  cessera  bientôt  d'élre  isolé  ,  et  que  des  habi- 
tations intermédiaires ,  peu  distantes  les  unes  des  autres, 
garantiront  des  communications  avec  la  capitale  de  la  co- 
lonie. On  s'est  aussi  assuré,  par  des  établissemens  capables 
d'une  bonne  défense ,  la  paisible  possession  des  baies  de 
Jarvis  et  de  Baleman  :  on  s'est  rendu  maître,  par  les 
mêmes  moyens  ,  de  V Entrée  du  roi  Georges,  près  du  cap 
Leuwin,  position  qui  commande  le  détroit  de  Bass,  et  peut 
être  considérée  comme  la  clef  de  ce  passage.  Dece  lieu  jus- 
qu'à la  rivière  des  Swan(i),  sur  la  côte  occidentale^  on  ren- 
contre de  belles  plaines  aussi  fertiles  que  celle  de  Balhurst, 
mais  plus  diversifiées,  assez  bien  arrosées  et  moins  dé- 
pourvues de  grands  arbres.  Il  y  a  même,  sur  le  penchant  des 
collines,  des  forêts  qui  peuvent  fournir  des  bois  de  con- 
struction de  grandes  dimensions  et  bien  supérieurs  à  ceux 
quel'on  exploite  sur  la  côteoppcsée.Delarivièredes  Svvan, 
les  habitations  s'étendront  vers  le  nord ,  et  atteindront  bien- 
tôt le  Tropique^  puis  elles  se  mettront  en  relation  avec  la 
colonie  de  l'île  Melville,  sur  la  côle  du  nord,  établissement 
qui  s'est  étendu  et  fortifié  par  l'occupation  de  quelques  îles 
à  l'est  (2).  Ces  nouvelles  extensions  de  la  colonie ,  sur  les 


(•)  Rivière  des  Cognes. 

(2)  Voyer  ,  dans  noire  'i^  numéro  ,  une  notice  sur  cel  établissement  ilont 
U  création  est  .toute  re'ccnte. 


A    ]  A   ISOCVELLE-GALLES  1)L    SLD.  89 

côtes  du  nord,  sont  fortement  recommandées  par  quel- 
ques spéculateurs  qui  espèrent  enlever  aux  Hollandais  une 
bonne  partie  d'un  commerce  très-profitable  que  ces  habiles 
concurrens  font  depuis  long-tems  avec  la  Chine,  c'est  celui 
du  trepang^  dpnt  les  Chinois  font  une  grande  consom- 
mation ;  mais  cette  exploitation  ne  peut  être  faite  avec  pro- 
fit que  par  des  Malais,  très-habiles  pécheurs,  les  seuls  que 
l'on  ait  employés  jusqu'à  présent  pour  l'extraction  du  tre- 
pang.  Il  faudra  donc  tirer  de  Singapore  quelques-uns  de 
ces  hommes  défians  et  peu  sûrs;  et,  pour  n'être  pas  exposé 
à  les  perdre:  il  sera  indispensable  d'amener  leurs  familles 
avec  eux,  on  ne  pourra  se  passer  non  plus  de  quelques- 
uns  de  ces  Chinois,  établis  dans  les  îles  asiatiques,  inter- 
médiaires employés  communément  dans  le  nouveau  com- 
merce qu'on  veut  établir  :  ainsi,  la  côte  nord  de  l'Australie 
serait  livrée,  en  grande  partie,  à  deux  races  d'hommes  peu 
dignes  d'estime  ,  et  l'on  introduirait ,  au  milieu  de  la  belle 
population  qui  se  répand  si  heureusement  dans  cette  vaste 
contrée ,  un  mélange  qui  la  déparerait  s'il  ne  l'altérait 
pas  ! 

La  Compagnie  d yigricultiire  Australienne  n'est  point 
une  réunion  d'agronomes,  mais  une  association  de  spécu- 
lateurs qui  ont  obtenu  la  concession  d'un  million  d'acres 
de  terre  autour  du  port  Stepliens ,  sur  la  côte  orientale. 
Cette  partie  du  territoire  de  la  colonie  est  représentée 
comme  l'une  des  meilleures,  et  l'établissement  de  la  Com- 
pagnie s'élèvera  bientôt  au  niveau  de  Sydney,  si  même  il 
ne  surpasse  point  cette  capitale.  Aux  concessions  qu'il  avait 
déjà  faites,  le  gouvernement  vient  d'en  ajouter  une  d'un 
très-grand  prix  ^  c'est  une  partie  de  mine  de  charbon  de 
terre,  dont  5oo  acres  deviennent  la  propriété  de  la  Com- 
pagnie, et  seront  exploités  régulièrement  par  des  ingé- 
nieurs et  des  ouvriers  tirés  de  Newcastle.   Ces  mines  ont 


go  VOYA.GE 

fait  toiicevoirdès  à  présent  les plusbrillaiites espérances;  ou 
calcule  déjà  qu'elles  approvisionneront  Sydney  et  les  ports 
de  la  colonie,  qu'elles  permettront  rétablissement  d'une 
navigation  à  vapeur  fort  étendue  ,  et  que  le  combustible 
qu'on  en  tirera  se  réalisera  dans  tous  les  établissemens 
européens  en  Asie,  en  Afrique  et  dans  l'Océanie.  Ces  ri- 
chesses minérales  sont  bien  séduisantes;  mais  dès  que  l'on 
sort  de  Tintérieur  de  la  terre  ,  et  que  l'on  jette  les  yeux  sur 
les  productions  de  la  surface,  en  quelque  lieu  de  l'Aus- 
tralie que  l'on  se  trouve  ,  on  revient  aux  moutons.  Il  sem- 
ble que  celte  contrée  soit  destinée  à  fournir  seule  la  laine 
mise  en  œuvre  par  toutes  les  fabriques  de  Tunivers.  On  a 
tout  lieu  de  croire  que  les  toisons  australiennes  seront  les 
plus  belles  et  les  meilleures  que  l'on  connaisse;  qu'elles 
surpasseront,  à  tous  égards,  les  laines  de  Saxe,  et  seront 
moins  chères  sur  les  marchés  de  l'Angleterre  :  on  a  calculé 
que  le  transport  d'une  toison,  de  la  ferme  saxonne  qui  est 
le  point  de  départ,  jusqu'au  lieu  d'embarquement,  le  fret 
et  les  droits  d'entrée  coûtent  plus  que  la  longue  navigatioji 
entre  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  et  la  Grande-Bretagne. 
L'Allemagne  s'apercevra  bientôt  qu'elle  est  vaincue  dans 
cette  lutte  d'industrie,  et  qu'elle  ne  peut  soutenir  la  con- 
currence d'un  pays  beaucoup  plus  favorisé  par  la  nature  , 
et  non  moins  bien  secondé  par  les  circonstances  commer- 
ciales. 

Quant  aux-iirts  mécaniques,  on  pense  bien  que  les  Aus- 
traliens sont  encore  bornés  au  nécessaire,  quoiqu'ils  aient 
fait,  en  trente-huit  ans,  plus  de  progrès  que  n'en  firent 
autrefois  les  colonies  anglaises  de  l'Amérique  du  Nord  , 
pendant  un  siècle.  Aujourd'hui  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud  a  des  fabriques  de  gros  draps  plus  chers  que  ceux  de 
l'Angleterre,  mais  plus  économiques  peut-être  parce  qu'ils 
durent  plus  long-lems.  A  Paramatta  ,  les  femmes  détenues 


A   LA    TNOl  VETLF.-GAILES   Dl    SI  n.  gi 

font  d'autres  élolfts  de  laines  commLiiie>,  et  (quelques 
pièces  de  toile  avec  le  Un  de  la  Nouvelle-Zélande  {phar- 
mium  tenax).  Beaucoup  de  colons  prépareJit  eux-mêmes  le 
cuir  qu'ils  consomment,  et  font  leurs  souliers.  Plusieurs 
ménages  fabriquent  le  savon  qu'ils  emploient.  A  Sydney, 
des  chapeliers  ont  tiré  parli  du  poil  de  l'écureuil  volant, 
et  ils  en  font  des  chapeaux  auxquels  on  ne  reproche  qu'un 
seul  défaut^  celui  de  se  ramollir  et  de  se  déformer  lorsque 
l'air  est  humide.  En  général  ,  les  fabriques  coloniales  sont 
en  état  de  pourvoir  aux  besoins  des  ménages  et  de  la  cul- 
ture, à  des  prix  qui  ne  surpassent  point  ceux  des  mêmes 
objets  en  Angleterre.  Les  navires  que  l'on  construit  pour 
le  cabotage,  avec  les  bois  du  pays,  ne  sont  pas  moins  du- 
rables que  ceux  qui  sortent  des  chantiers  de  l'Inde,  où 
Ion  n'emploie  que  le  bois  de  tek  (teak). 

L'aspect  de  la  capitale  atteste  les  progrès  de  l'aisance 
générale  ,  et  par  conséquent  tle  la  civilisation.  On  n'obtient 
aucune  considération  si   l'on  n  a  point  un  cabriolet ,   ou 
tout  au  moins  un  cheval  de  selle.  Dans  un  procès  crimi- 
nel ,  le  juge,  adressant  la  parole  à  un  témoin,   lui  deman- 
dait ce  que  c  était  que  M.  N.  «  C'est  un  homme  consi- 
déré... —  Qu'entendez- vous  parla?  —  Il  a  un  cabriolet.  » 
Le  service  de  la  poste  aux  lettres  est  assuré  et  régulier 
dans  toute  la  colonie.  Des  relais  de  postes  sont  établis  sur  le.> 
routes  principales  ;  des  voiturespubliques  partent  à  jour  fixe, 
plusieurs  fois  la  semaine^  entre  Sydney  et  Paramatta,  les 
communications  sont   plus  actives,   et  occupent  chaque 
jour  deux  diligences.  Ces  soins,  doniiés  aux  affaires,  n'ont 
pas  fait  négliger  la  culture  intellectuelle,  ni  les  arts  d'a- 
grément j   on  a  des  écoles  bien  dirigées   et  pourvues  de 
bons  instituteurs  :  celles  que  le  gouvernement  a  fondées 
sont  dotées  libéralement  avec  des  terres.  Qui  aurait  ima- 
giné   que  la   jeunesse    put    recevoir,    à  6,000  lieues    dti 


TEurope,  une  éducalioii  tout  euiopéeniie  ^  que  les  de- 
moiselles y  auraient  des  maîtres  de  piano,  de  harpe,  de 
chant,  de  danse?  que  les  modes  de  la  métropole  arrive- 
raient, un  peu  tard  sans  doute,  dans  cette  nouvelle  con- 
quête de  la  civilisation,  mais  qu'elles  v  régneraient  en  souve- 
raines, comme  dans  les  cercles  les  plus  hrillans  de  la  cour  et 
de  la  ville?  et,  ce  qui  est  peut-être  encore  plus  extraordi- 
naire, que  lanavigation  et  toutes  les  connaissances  dont  elle 
lire  parti  seraient  enseignées  avec  succès  dans  la  plus  éloi- 
gnée et  la  plus  récente  des  colonies  de  la  Grande-Bretagne? 
Ajoutons  qu'à  Sydney  les  hôtels  de  George-Street  et  la 
taverne  de  la  colline  (Hille  s  Taveni,,  près  à^Hyde-Park, 
rivalisent  avec  ceux  de  Londres  même,  en  tout  ce  qui  peut 
contribuer  au  bien-être  de  leurs  hôtes.  Malgré  ce  luxe  mo- 
derne, les  divertissemens  qui  plaisent  surtout  aux  Austra- 
liens sont  ceux  de  la  vieille  Angleterre  :  un  club  où  l'on 
n'est  admis  qu'au  scrutin  ^  des  courses  de  chevaux  deux  fois 
par  an,  l'une  à  Sydney,  l'autre  à  Paramatta,  où  l'on  amène 
jusqu'à  huit  coureurs  pour  disputer  le  prix-,  des  soupers, 
des  bals.  Toutes  les  classes,  même  les  moins  aisées,  ont 
contracté  le  besoin  d'une  grande  propreté  dans  leurs  ha- 
bits et  sur  leurs  personnes  ,  cette  demi-vertu  est  un  des 
traits  caractéristiques  de  la  population  australienne  ,  et  fait 
présumer  que  le  sentiment  des  bienséances  y  est  général  et 
délicat.  «  Il  est  rare,  dit  M.  Cunningham,  que  l'homme 
qui  soigne  son  extérieur  soit  entièrement  dépourvu  d'intel- 
ligence ou  de  moralité,  n 

On  est  encore  réduit  à  trois  feuilles  périodiques  ,  la  Ga- 
zette de  Sydney ,  V Australien  et  le  .Moniteur.  Ce  dernier 
paraît  une  fois  par  semaine,  et  les  autres  deux  fois.  Comme 
le  nombre  d'abonnés,  à  chacune  de  ces  feuilles,  est  de  65o, 
on  imprime  3, 260  exemplaires  par  semaine,  \j\4hnanach 
colonial  est  un  ouvrage  savant  où  l'on  trouve  tous  les  ans  de- 


A    J.\  >OLVKLLE-aA.LLEi    DU   SUD.  q3 

très-bonnes  notices  sur  l'agriculture  et  les  arts.  La  presse 
coloniale  est  très-occupée,  et  livre  au  public  une  multitude 
d'ouvrages  appropriés  au  pays  et  aux  besoins  de  ses  habi- 
tans.  Les  lettres  ne  sont  pas  négligées,  et  la  poésie  conserve 
tousses  droits ^^on  a  des  bardes  australiens,  et  le  recueil 
de  leurs  productions  forme  déjà  deux  volumes. 

En  récapitulant  ce  que  cette  colonie  a  fait ,  en  considé- 
rant ce  qu'elle  est  devenue  dans  l'espace  de  trente-huit 
ans ,  on  est  porté  à  croire  que  ,  dès  son  origine  ,  tout  était 
médité  et  préparé  pour  le  mieux  ^  que  Ton  n'eut  point  à 
faire  d'infructueux  essais,  et  que  les  circonstances  furent 
constamment  favorables  :  cette  opinion  serait  fort  éloignée 
de  la  vérité.  Le  commencement  fut  pénible  ,  rebutant  ^  les 
difficultés  qu'il  fallut  surmonter  furent  effrayantes,  de  na- 
ture à  ébranler  les  plus  fermes  résolutions  :  ce  qui  peut 
surprendre  ,  c'est  qu'on  ait  persévéré  dans  une  entreprise 
où  tout  se  montrait  sous  l'apparence  la  plus  décourageante. 
Une  courte  histoire  de  la  colonie,  d'après  le  récit  du 
gouverneur  Phillips  et  le  journal  du  colonel  CoUins,  fera 
d'autant  plus  d'impression  sur  nos  lecteurs,  que  ^  jusqu'à 
présent,  en  prenant  pour  guide  le  livre  de  M.  Cunningham, 
la  Nouvelle-Galles  du  Sud  leur  a  offert  un  spectacle  des 
plus  agréables. 

En  1788,  le  capitaine  Phillips  quitta  l'Angleterre,  con- 
dtiisant  à  Botany-Bay  1,000  individus,  parmi  lesquels  on 
comptait  686  déportés,  dont  564  hommes  et  1 22  femmes^  les 
autres  passagers  étaient  des  officiers,  des  soldats,  quel- 
ques femmes  et  quelques  enfans.  Arrivé  à  Botanv-Bay,  il 
acquiert  la  conviction  que  ce  lieu  n'est  point  un  emplace- 
ment convenable,  que  ceux  qui  l'ont  indiqué  se  sont  laissé 
tromper  par  les  prestiges  d'une  magnifique  végétation,  sans 
examiner  si  l'on  y  trouve  en  même  tems  tout  ce  qu'il  faut  à 
une  ville ,  à  la  capitale  d'une  colonie.  En  se  portant  un  peu 


q^  VOYAGE 

plus  au  nord,  il  découvre  le  Potl  Jackson^  que  les  premiers 
navigateurs  anglais  dans  ces  parages  n'avaient  point  aperçu, 
cl  il  met  tout  son  monde  à  terre,  au  fond  d'une  petite  anse 
qu'il  nomme  Sj  dnej-Cove.  Son  premier  soin  fut  de  faire 
bàlir  un  hôpital ,  car  une  grande  partie  de  son  monde  était 
accablée  de  mrJadies.  Il  ne  pouvait  employer  à  ces  travaux 
que  les  déportés  en  état  de  santé  :  ces  hommes  se  révol- 
tent^ quelques-uns  se  retirent  dans  les  bois,  et  d'autres 
sont  reçus  sur  les  vaisseaux  de  Lapérouse  qui  se  trouvaient 
alors  au  même  mouillage  ^  ceux  qui  restent  jettent  leurs 
outils,  et  cessent  le  travail  \  le  désordre  est  au  comble,  et 
les  équipages  mêmes  y  prennent  part  ^  les  matelots  s'em- 
parent des  eaux-de-vie,  s'enivrent  à  bord  et  se  battent^  la 
dysenterie  et  le  scorbut  font  succéder  à  ce  tems  d'agitation 
un  calme  non  moins  funeste.  Les  trois  quarts  des  débar- 
qués ont  péri-,  les  bestiaux  que  l'on  avait  amenés  ont  dis- 
paru dans  les  bois-,  les  provisions  sont  presqu'entièrement 
épuisées^  une  frégate  que  l'on  attendait  avec  impatience, 
pour  ravitailler  la  colonie  ,  se  perd  sur  une  île  de  glace  : 
un  vaisseau  vient  enfin  ,  mais  au  lieu  de  vivres ,  il  débar- 
que 29.0  déportées  dont  plusieurs  étaient  vieilles,  d'autres 
incapables  de  travail,  et  les  autres  malades.  Quatre  nou- 
veaux transports  arrivèrent  successivement  -,  l'un  amenait 
200  malades  sur  218  individus,  et,  sur  les  trois  autres,  on 
perdit  plus  de  3oo  déportés,  quoique  la  traversée  eût  été 
sans  accidens.  Un  autre  transport  fit  à  la  colonie  un  pré- 
sent bien  funeste  -,  il  y  propagea  la  fièvre  des  prisons.  Enfin, 
la  cause  de  tous  ces  malheurs  fut  connue  ;  les  erreurs  et 
les  abus  disparurent-,  on  ne  fit  presque  plus  de  pertes  pen- 
dant la  traversée,  et  presque  tous  les  individus  embarqués 
arrivèrent  en  bonne  santé  au  lieu  de  leur  destination. 

Tandis  qu'il  était  si  difficile  de  recruter  la  colonie ,  il  ne 
l'était  pas  moins  de  la  gouverner.  Les  déportés  commet- 


A   LA   NOUVELLE-GALLES   DU   SUD.  g5 

taient  de  nouveaux  crimes  ^  il  fallait  multiplier  les  sup- 
plices. Des  scélérats  mirent  le  feu  à  la  prison  ,  et  firent 
périr  dans  les  flammes  plusieurs  de  leurs  compagnons  dont 
on  n'eut  pas  le  tems  de  briser  les  fers.  On  les  contraignit  à 
relever  l'édificie  qu'ils  avaient  détruit  ;  mais,  dès  qu'il  fut 
achevé,  ils  le  brûlèrent  de  nouveau.  Une  autre  fois  ,  ils  li- 
vrèrent aux  flammes  l'église,  et  même  un  magasin  de 
grains  destinés  à  leur  subsistance.  Après  ces  attentats,  ils 
se  reliraient  dans  les  bois,  où  la  faim  en  délivra  la  colonie. 
Ces  indomptables  brigands  étaient,  pour  la  plupart,  des 
Irlandais  qui  avaient  formé  le  projet  de  gagner  la  Chine  , 
en  se  dirigeant  toujours  vers  le  nord  :  de  fausses  notions 
sur  cet  empire  asiatique  leur  avaient  persuadé  que  le  trajet 
ne  serait  ni  long  ni  difficile.  L'erreur  subsiste  encore,  dit 
M.  Cunningham  ,  et  il  raconte  à  ce  sujet  une  aventure  as- 
sez plaisante.  Un  déporté  irlandais  partit  un  jour  tout  seul, 
bien  résolu  de  retourner  dans  sa  patrie ,  par  la  route  de  la 
Chine.  Après  trois  semaines  de  courses  pénibles  et  de  mi- 
sères, il  entend  le  chant  d'un  coq  ^  son  cœur  tressaille  de 
joie  :  il  approche,  il  entrevoit  une  cabane-,  il  croit  être  en 
Chine,  ses  peines  vont  finir.  Cette  cabane  ressemble  à  celles 
de  la  JNouvelle-Galles  du  Sud. . .  les  campagnes  de  la  Chine 
ressemblent  donc  à  celles  de  la  colonie!  Cette  découverte 
redouble  son  plaisir.  Un  Européen  s'offre  à  ses  yeux,  il 
croit  reconnaître  le  colonel  Johnstone,  il  ne  peut  plus 
contenir  ses  transports  :  «  Que  Dieu  vous  conserve  long- 
tems ,  colonel  !  et  comment  votre  honneur  se  trouve-t-il 
en  Chine  et  sur  mon  chemin  ?  -»  Le  pauvre  homme  s'était 
fourvoyé  dès  le  premier  jour  de  son  prétendu  voyage  -,  et 
de  continuels  détours  l'avaient  ramené  très-près  du  lieu 
d'où  il  était  parti.  Plusieurs  de  ses  compatriotes  croient 
fermement  que  les  Montagnes  Bleues  sont  celles  du  Con- 
nauglh,  en  Llande-,  et  pour  aller  revoir  leur  chère  patrie. 


Ç)6  VOYAGE 

ils  se  dirigent  au  sud ,  parce  que  la  verle  Erin  (i)  est  plus 
froide  que  la  Nouvelle-Galles  du  Sud,  et  que,  dans  rhémi- 
splière  austral ,  c'est  du  sud  que  soufflent  les  vents  froids. 
Le  mauvais  succès  de  toutes  ces  entreprises  ne  dissipe  point 
i  illusion.  Une  troupe  assez  nombreuse  s'était  réunie  secrè- 
tement et  s'était  donné  un  chef^  c'était  le  savant  de  la 
bande.  Il  avait  pris,  dans  une  boussole  ,  la  rose  des  vents, 
sans  emporter  Taiguille  aimantée,  et,  avec  ce  papier,  il 
était  bien  sûr  de  conduire  ses  compagnons  jusqu'à  la  terre 
natale;  mais,  dès  qu'on  eut  besoin  de  consulter  l'instru- 
ment ,  on  vit  avec  surprise  et  douleur  qu'il  n'indiquait  au- 
cune direction  :  on  en  conclut  que  la  boussole  n'était  d'au- 
cun usage  dans  celle  partie  du  monde  pour  se  diriger  sur 
la  terre ^  le  projet  de  retour  en  Irlande  fut  abandonné. 

On  a  fait  aux  premiers  gouverneurs  de  la  colonie  des 
reprocbes  trop  sévères  -,  au  lieu  de  blâmer  leur  conduite  , 
on  devait  peut-être  à  leur  dévouement  des  témoignages  de 
la  reconnaissance  publique.  Aucun  bien  n'est  facile,  avec 
les  moyens  et  les  matériaux  qu'ils  avaient  à  leur  disposition  ; 
et  cependant  ils  en  ont  fait  beaucoup.  En  traitant  les  dé- 
portés avec  indulgence ,  en  les  délivrant  de  leurs  cbaînes  le 
plus  tôt  qu'ils  le  pouvaient,  ils  les  exposaient,  il  est  vrai,  à 
de  funestes  rechutes  dans  le  crime  ^  mais  ils  ont  introduit 
parmi  ceux  qui  ont  résisté  à  cette  épreuve  un  esprit  de 
corps  qui  fut  d'abord  très-utile ,  encouragea  la  bonne  con- 
duite, rendit  les  délits  plus  rares,  hors  des  lieux  de  déten- 
tion aussi  bien  que  parmi  les  prisonniers.  D'ailleurs,  ils 
n'avaient  pas  assez  de  renseignemens  sur  les  individus  qu'on 
leur  amenait,  pour  que  leur  indulgence  rencontrât  toujours 
les  sujets  qui  en  étaient  le  plus  dignes  :  on  ne  leur  envoyait 
aucunes  notes  sur  les  condamnés,   sur  les  crimes  qu'ils 

(i)Noin  de  l'Irlande  en  langueFceltique  irlandaise,  qui .  comme  on  sair, 
difTèrc  totalement  de  la  langue  anglaise. 


A   LA   KOtVELLE-GALLES  DU    SLD.  Q^ 

avaient  commis,  sur  lour  vie  antécédente^  de  manière  quon 
ne  ponvait  les  classer  que  d'après  des  observations  faites 
dans  la  colonie  même  sur  chaque  détenu.  Cette  dispositioii 
n'est  pas  changée,  et  M.  Cunningham  s'en  plaint  forte- 
ment (i). 

Le  voyageur  observe  les  déportés  au  moment  de  l'em- 
barquement et  pendant  la  traversée  ^  le  spectacle  de  ces 
mœurs  hors  des  voies  de  la  civilisation  ,  et  qui  cependant 
v  rentrent  par  nécessité  ,  excite  fortement  la  curiosité ,  et 
attire  même  les  regards  du  philosophe.  Dès  que  les  hom- 
mes sont  réunis  à  bord  du  bâtiment  qui  doit  les  transportei- 
dans  l'autre  hémisphère ,  leur  premier  soin  est  de  s'orga- 
niser, de  choisir  leurs  chefs  et  leurs  officiers.  Les  scélérats 
les  plus  avérés  obtiennent  toujours  le  premier  grade ,  et 
sont  proclamés  capitaines  du  pont  :  les  emplois  inférieurs 
sont  aussi  conférés  au  mérite  reconnu^  les  titres  sont  dis- 
cutés ,  et  lintrigue  n'a  aucune  part  à  ces  nominations.  Les 
femmes  déportées  se  mettent  également  sous  la  direction 
d'une  supérieure  qui  ait  de  l'âge  et  de  Texpérience,  et  qui 
sache  gouverner  une  jeunesse  quelquefois  indocile  et  tur- 
bulente. On  voit  toujours  ,  parmi  les  hommes  aussi  bien 
qu'entre  les  femmes,  quelques  individus  qui  affectent  une 
piété  peu  d'accord  avec  leur  ancienne  conduite  5  ils  ont  con- 
stamment  leur  Bible  à  la  main,  et  toutes  leurs  paroles  sont 
l'expression  de  la  morale  la  plus  pure,  ou  d'une  dévotion 
poussée  jusqu'à  la  ferveur  de  la  vie  contemplative.  Ces 
hypocrites  ne  quittent  pas  le  masque  un  seul  instant ,  et 
meurent  en  conservant  jusqu'au  dernier  soupir  leurs  in- 

(  1)  Note  du  Tr.  M.  Cunningbam  se  trompe  ;  la  vie  des  déportes  est  finie 
dans  leur  ancienne  patrie.  Cest  à  une  nouvelle  existence  qu'ils  sont  appelés 
sur  la  terre  qu'il  leur  est  permis  d'habiter  ;  il  convient  à  tous  e'gards  que 
Von  n'y  tienne  compte  que  de  ce  que  chacun  aura  fait  dans  le  nouvel  ordre 
de  choses  où  il  se  trouve  place.  Cet  usage  est  très-sage,  très-moral  ,  et  n'a 
pas  peu  contribué  aux  e'tonnantes  améliorations  que  le  vovagcura  observées 
dans  la  Nouvelle-Galles  du  Sud. 

XVI.  7 


(^8  VOYAGE 

clina lions  perverses  et  un  extérieur  de  sainteté.  M.  Cun- 
ningbam  cite  quelques  exemples  remarquables  de  ce  mé- 
lange des  vices  les  plus  opiniâtres  qui  puissent  dégrader 
Tame  humaine.  Il  remarque  surtout  un  infatigable  lecteur 
de  la  Bible,  qui  fut  débarqué  à  Sydney,  atteint  d'une 
consomption  parvenue  au  dernier  période ,  et  qui  n'atten- 
dait plus  que  la  fin  de  sa  pénible  existence.  Transporté 
mourant  à  l'bopital,  il  recommanda  instamment  que  quel- 
ques-uns de  ses  compagnons  se  relayassent  auprès  de  son 
lit  pour  lui  lire  les  saintes  Ecritures.  Au  milieu  de  ces 
pieuses  occupations ,  et  sentant  approcher  la  mort ,  il  ne 
perdait  pas  une  seule  occasion  de  fouiller  dans  les  poches 
de  ceux  qui  passaient  à  sa  portée,  et,  au  moment  où  il 
cessa  de  vivre,  il  venait  de  voler  un  canif.  Un  autre  saint 
de  même  étoffe ,  qu'on  voyait  toujours  avec  sa  Bible  à  la 
main,  le  nez  chargé  d'une  paire  de  grandes  lunettes,  feuil- 
letant ou  lisant  son  livre,  et  ne  le  perdant  jamais  de  vue, 
débarrassa  d'une  somme  d'argent  assez  considérable  l'aide 
chirurgien  qui  le  soignait  à  l'hôpital,  et  qui  avait  eu  l'im- 
prudence d'approcher  du  pieux  malade  avec  une  bourse 
bien  garnie. 

Pendant  la  traversée,  il  est  plus  difficile  de  faire  observer 
une  bonne  discipline  sur  le  vaisseau  chargé  des  femmes,  que 
sur  celui  qui  porte  les  hommes.  M.  Cunningham  fut  assez 
heureux  pour  trouver,  à  la  tête  de  la  cargaison  de  femmes 
qui  lui  était  confiée,  une  vieille  sibylle  de  soixante-dix  ans, 
très-experte ,  et  qui  connaissait  parfaitement  le  régime  des 
prisons  et  des  maisons  de  correction  de  la  métropole;  elle 
y  avait  passé  quarante  ans  de  sa  vie.  Quelques  élèves  de  la 
vénérable  M""^  Fry  (i)  se  trouvaient  au  nombre  des  dépor- 
tées-, lorsque  l'on  fut  au  large,  ces  demoiselles  firent  des 

(i)  Note  du  Tr.  M""'  Fry  est  une  enthousiaste  sincère  qui  a  consacre' 
SCS  loisirs  et  sa  fortune  à  t^clier  de  ramener  les  filles  publiques  J»  des  scnti- 
nicns  honnêtes  et  religieux. 


k.  LA   NOUVELLE-GALLES  DL   SVD.  99 

papillotes  avec  les  traités  de  morale   et  de  religiou  dont 
leur  institutrice  avait  eu  soin  de  les  pourvoir. 

On  a  peine  à  se  persuader  qu'il  soit  possible  de  tirer 
quelque  chose  de  bon  d'un  tel  amas  de  corruption  morale  : 
il  semble  que  la  contagion  a  dû  pénétrer  partout,  et  ne 
laisser  aucune  partie  saine ^  qu'une  nation,  recrutée  tous 
les  ans  par  le  rebut  des  sociétés  civilisées  ,  conserve  néces- 
sairement quelques  dispositions  anti-sociales  ,  et  ne  sera  ja- 
mais susceptible  d'une  civilisation  ])erfectionnée.  Lors- 
qu'un homme,  qui  a  bien  observé  cette  population,  vient 
affirmer  qu'elle  est  plus  près  du  bien  que  nous  ne  le  sommes 
nous-mêmes,  quelque  confiance  que  mérite  ce  témoin, 
nous  ne  croyons  qu'avec  répugnance ,  et  nous  sentons  le 
besoin  de  comparer  son  témoignage  à  d'autres  dépositions 
également  dignes  de  foi.  Interrogeons  donc  un  autre  obser- 
vateur :  voici  ce  que  M.  Atkinson  ,  l'un  des  anciens  habi- 
lans  de  la  colonie  a  écrit  dans  un  petit  ouvrage  intitulé  : 
Etat  présent  des  cultures  et  des  pâturages  dans  la  Nou- 
velle- Galles  du  Sud. 

«  Les  premiers  habilans  de  la  colonie  furent  des  mili- 
taires et  des  malfaiteurs  déportés.  Les  uns  et  les  autres 
devaient  être  assez  ignorans  en  agriculture  ^  c'étaient,  pour 
la  plupart,  des  citadins  ou  des  hommes  de  la  lie  du  peuple  , 
sans  aucune  instruction.  Jusqu'au  moment  où  l'on  en  fit 
des  cultivateurs  ,  leur  manière  de  vivre  ne  les  avait  pas 
accoutumés  à  la  prévoyance^  le  soldat  en  est  dispensé,  et 
le  brigand  renoncerait  à  son  métier,  s'il  pensait,  de  tems 
en  tems,  à  l'avenir.  Ces  hommes  ne  sentaient  pas  le  besoin 
de  ces  commodités  de  la  vie  auxquelles  nous  attachons  tant 
de  prix  \  ils  ne  recherchaient  aucune  sorte  de  considéra- 
tion, ni  pour  eux,  ni  pour  leur  famille  :  une  nourriture 
grossière ,  des  habits  pour  se  couvrir,  leurs  désirs  n'allaient 
pas  plus  loin:  après  avoir  pourvu  à  ce  nécessaire  indispen- 


100  VOYAGE 

sable,  tout  ce  qu'ils  gagnaient  au-delà  se  dissipait  en  dé- 
bauches. Ce  n'est  pas  avec  de  tels  hommes  qu'on  défriche 
et  qu'on  embellit  un  pays  encore  inculte,  qu'on  le  couvre 
de  champs,  de  prairies,  de  vergers,  d'habitations  propres 
et  commodes.  Celles  des  premiers  colons  sont  misérables, 
sales,  d'une  apparence  repoussante.  Qu'ils  aient  commencé 
par  se  faire  des  cabanes  d'écorce  d'arbres,  à  la  bonne 
heure  \  mais  ils  y  sont  encore  et  n'ont  point  bâti  des  mai- 
sons de  briques  ou  de  bois.  Les  enfansont  été  aussi  négligés 
que  la  ferme  ^  ils  n'ont  reçu  de  leurs  parens  aucune  édu- 
cation, aucun  enseignement,  aucun  principe  de  religion. 
Qu'on  n'oublie  point  que  je  ne  parle  que  des  premiers  co- 
lons, de  ceux  que  l'on  nomme  dungaris,  sobriquet  qu'on 
leur  a  donné  parce  qu'ils  s'habillent  d'une  toile  grossière 
de  coton  fabriquée  dans  l'Inde,  et  qui  porte,  dans  la  co- 
lonie ,  le  nom  de  dungaria.  Je  doute  qu'il  ait  jamais  existé 
une  population  plus  imprévoyante,  plus  méprisable  que 
celle-là.  Malheureusement,  on  l'a  placée  sur  les  bords 
de  l'Hawkesbury,  du  Nepean,  et  dans  le  district  d'Aird, 
de  manière  qu'elle  possède  les  meilleures  terres  de  la  co- 
lonie. » 

On  croit  aisément  que  les  premiers  colons  et  leurs  des- 
cendans  ne  sont  pas  l'élite  de  la  colonie  ^  mais  M.  Atkinson 
ne  dit  point  s'ils  forment  une  partie  considérable  de  la  po- 
pulation totale ,  comme  on  est  porté  à  le  supposer  d'après  le 
titre  de  son  livre.  Dans  ce  cas,  il  ne  serait  nullement  d'ac- 
cord avec  M.  Cunningham^  ce  voyageur  transcrit  le  dé- 
nombrement fait  à  la  fin  de  1826  ,  où  l'on  voit  que,  sur 
36,219  individus,  on  en  comptait  6,645  qui  appartenaient 
à  la  classe  de  Témigrant  libre,  et  12,1 33  à  la  classe  des 
déportés  libérés.  Ainsi,  la  population  dont  M.  Atkinson  a 
parlé  n'est  pas  même  les  deux  tiers  de  la  population  libre 
de  la  colonie.  Peut-être  n'a-t-il  pas  voulu  confondre,  dans 


A  J.A   yOUVELLE-GALLES   DU   SUD.  lOl 

ses  considérations,  la  classe  dont  il  fait  partie  avec  celle 
dont  l'origine  ne  pourra  être  oubliée  que  lorsque  l'impor- 
tation des  condamnés  aura  cessé. 

Les  élémens  de  cette  population  coloniale  ne  sont  point 
dans  un  rapport  favorable  à  ses  progrès  \  les  femmes  y  sont 
en  trop  petit  nombre.   On   sait  que  la   race  européenne 
procrée  ,    en  général  ,  plus  d'enfans  mâles  que  de  filles  ^ 
ainsi,   la  population  abandonnée  à  elle-même,  acquérant 
annuellement  plus  d'hommes  que  de  femmes,  ne  parvient 
point  à   la  proportion   convenable   entre  les  deux  sexes. 
Mais  la  disproportion  augmente  bien  plus  rapidement  par 
l'effet  de  l'importation  des  condamnés  -,  car,  parmi  ces  re- 
crues ,  le  nombre  des  hommes  est  communément  plus  que 
décuple  de  celui  des  femmes.  Celte  inégalité  remarquable 
entre  les  condamnations  subies  par  chaque  sexe  tient  sans 
doute  principalement  au  nombre  et  à  la  nature  des  délits 
commis  par  chacnn  :   mais  des  causes  d'une  autre  nature 
ont  aussi  leur  part  dans  le  résultat.  En  Angleterre  ,  comme 
ailleurs,  les  femmes  coupables  sont  traitées  avec  plus  d'in- 
dulgence que  les  hommes  ,  et  l'équité  la  plus  scrupuleuse 
ne  peut  en  murmurer.  La  pitié  suit  la  coupable  dans  sa 
prison  ,   devant  ses  juges  ,  et  ne  l'abandonne  point  lors- 
qu'elle est  condamnée  :  des  asiles  sont  ouverts  à  son  re- 
pentir, elle  peut  y  prendre  l'habitude  d'une  meilleure  vie  5 
on  ne  désespère  point  de  la  rendre  à  ses  devoirs ,  à  la  so- 
ciété ,  à  la  patrie.  Ces  vues  et  ces  efforts  de  la  bienfaisance 
méritent  certainement  l'estime  de  tous  les  amis  de  l'huma- 
nité^ mais,  pour  les  rendre  encore  plus  utiles  ,  il  faudrait 
leur  faire  embrasser  plus  d'objets  à  la  fois  ,   étendre  leur 
prévoyance  jusqu'à  un  avenir  encore  plus  éloigné.  Trop 
souvent  des  femmes ,   sorties  des  maisons  de  correction  , 
rentrent  bientôt  après  dans  la  carrière  du  vice  ,  se  font 
condamner  à  une  nouvelle  détention  ,   et  leur  vie  n'est 


lOfi  voyagï: 

qu'une  succession  de  délits  el  de  tliàtimens  ,  jusqu'à  ce 
qu'on  se  décide  à  les  déporter  5  mais  elles  n'apportent  alors 
à  la  colonie  qu'une  vieillesse  anticipée  et  des  habitudes 
perverses  qu'il  n'est  plus  en  leur  pouvoir  de  changer.  Si 
on  les  avait  amenées  avant  qu'elles  eussent  éprouvé  les  ra- 
vages du  vice  et  du  lems,  elles  auraient  pu  devenir  mères 
de   famille  ,  et  passer  au  milieu   d'occupations  paisibles 
les  années  qu'elles  ont  dissipées  en  débauches  -,   elles  au- 
raient épargné  à  la  société  le  scandale  qu'elles  y  ont  causé,  et 
à  leur  vieillesse  l'opprobre  et  la  misère  qu'elles  ne  peuvent 
plus  éviter.  On  nous  dit  que  lorsqu'une  colonie  anglaise 
lut  fondée  dans  la  Virginie  ,  presque  tous  les  colons  man- 
quaient d'épouses^  le  commerce  y  pourvut.  Une  première 
cargaison  de  cent  cinquante  demoiselles  ,  rassemblées  par 
des  spéculateurs,  fut  transportée  et  vendue  au  prix  courant 
de  i5o  livres  de  tabac  pour  chaque  femme.  Quelques  mois 
après  un  armateur  flamand  amena  ,  en  Virginie  ,   le  pre- 
mier vaisseau  algérien  que  l'on  y  eut  vu-,   c'était  princi- 
palement de  négresses  qu'il  était  chargé.  En  profitant  de 
ces  exemples  du  vieux  tems  ,    voyons  ce  que  l'on  pourrait 
faire  pour  une  colonie  moderne  ^  les  papiers  publics  nous 
ont  appris  qu'une  certaine  entrepreneuse,  établie  à  Bristol, 
ne  pouvant  suffire  aux  demandes  des  amateurs  de  ce  lieu, 
chargea  l'une  de  ses  sœurs  qui  exerçait  la  même  industrie  à 
Londres  ,   mais  en  grand  ,  de  lui  envoyer  un  assortiment 
bien  complet,  et  digne  de  la  cité  florissante  qui  en  sentait 
le  besoin.  Nous  nous  garderons  bien  de  dire  que  la  Nou- 
velle-Galles du  Sud  n'est  pas  moins  floiissante  que  la  ville 
du  Sommerselshire  ,  et  que  des  envois  de  même  nature  y 
seraient  bien  reçus  :  pour  qu'il  fût  permis  de  les  approuver, 
il  faudrait  avoir  acquis  la  certitude  que  les  infortunées  sur 
lesquelles  Oîi  aurait  spéculé,  pour  celte  nouvelle  branche 
de  commerce,  n'y  trouveraient  pas  moins  d'avantages  que 


V  LA  NOUVELLE-GALLES  Ul    SUD.  Io3 

les  entrepreneurs.  Mais  ,  ce  que  nous  atfirmoiis  sans  hé- 
siter, c'est  que  ce  moyen  de  procurer  à  la  colonie  austra- 
lienne le  complément  de  femmes  qui  lui  est  indispensable 
est  beaucoup  meilleur  que  ce  que  l'on  a  fait  jusqu'à  pré- 
sent ,  et  que  la  population  y  gagnerait  sous  tous  les  rap- 
ports,   au  moral  comme  au  physique. 

Il  suffit  de  jeter  un  coup  d'oeil  rapide  sur  l'état  actuel  de 
la  population  coloniale  de  l'Australie  pour  être  persuadé 
qu'elle  est  encore  dans  l'enfance  politique  ,  et  que  la  tutelle 
de  la  métropole  devra  se  prolonger  jusqu'à  un  tems  que  la 
prévoyance  humaine  ne  peut  assigner.  Des  brouillons  ont 
fait  entendre  un  langage  toujours  flatteur  pour  un  peu- 
ple \  ils  ont  prononcé  le  mot  d'indépendance  ,  parlé  d'as- 
semblée législative  nationale  ,  etc.  :  et  la  nation  pour 
laquelle  ils  font  cette  demande  ne  compte  pas  9,000  indi- 
vidus libres  5  elle  est  éparse  sur  un  vaste  territoire  ,  tandis 
que  des  condamnés  en  nombre  presqu'égal  sont  réunis  sur 
quelques  points  \  elle  est  composée  d'élémens  hétérogènes, 
«t  qui  se  repoussent  mutuellement  !  Avant  de  songer  à  son 
<iffranchissement ,  il  faut  qu'elle  ait  cessé  d'être  un  lieu  de 
déportation-,  que  les  prisons  entretenues  parla  métropole, 
et  remplies  par  les  individus  qu'elle  y  dépose  ,  soient  en- 
tièrement vides-,  et  ce  qui  n'est  pas  moins  essentiel ,  il  faut 
que  les  émigrans  volontaires  et  les  émancipés  vivent  en 
bonne  intelligence  et  forment  réellement  une  seule  na- 
tion. 

L'Angleterre  cessera  sans  doute  bientôt  d'envoyer  aussi 
loin  ses  déportés,  tandis  qu'elle  peut  former  à  moindres  frais 
un  autre  établissement  plus  rapproché  et  plus  facile  à  sur- 
veiller. D'ailleurs  ,  les  vues  de  l'administration  sur  la  co- 
lonie de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  n'ont  pu  être  de  la 
rendre  telle  qu'elle  est  devenue.  Aujourd'hui,  loin  d'être 
considérée  comme  un  lieu  d'exil  par  une  certaine  classe 


lO-i  VOYAr;f: 

de  malfaiteurs,  elle  passe  ,  au  contraire  ,  pour  ce  qu'elle 
est  réellement,  un  séjour  où  la  perte  de  la  liberté  se  fait 
à  peine  sentir ,  où  l'homme  laborieux  vit  dans  Taisance 
et  peut  arriver  à  la  fortune.  Des  hommes  qui  auraient 
peut-être  vécu  sans  reproches  entrent  à  dessein  dans  la 
voie  du  crime,  et  se  font  cor.damner  par  spéculation  ,  afin 
d'être  transportés ,  aux  frais  du  gouvernement  sur  cette 
terre  où  ils  trouveront  des  amis  qui  les  attendent 
avec  impatience.  M.  Cunningham  en  rapporte  quelques 
exemples  : 

«  Je  remarquai  surle  vaisseau  un  jeune  homme  de  vingt- 
deux  ans,  qui  allait  rejoindre  son  père  déporté  depuis  vingt 
ans  au  moins  ,  et  son  frère  aîné  qui ,  sur  l'invitation  ex- 
presse de  son  père ,  s'était  arrangé  pour  aller  lui  tenir 
compagnie ,  et  l'aider  à  cultiver  sa  petite  ferme.  Au  débar- 
quement ,  le  frère  aîné  ne  manqua  point  de  se  trouver  sur 
le  rivage  ,  conduisant  son  vieux  père  ,  et,  après  les  félici- 
tations ,  on  demanda  au  nouveau  venu  des  nouvelles  de 
l'Angleterre  :  Quand  verrons-nous  arriver  le  cousin  James.^ 
Ce  James  avait  fait  depuis  long-tems  la  promesse  de  se  faire 
envover  dans  la  colonie ,  et  n'avait  pu  encore  tenir  parole.  » 

Les  abus  de  cette  espèce  ont  un  peu  diminué,  sous  le 
gouvernement  du  général  Darling  :  les  condamnés  nou- 
vellement débarqués  ne  regardent  plus  la  Nouvelle-Galles 
du  Sud  comme  une  terre  promise  ^  mais  dès  qu'ils  sont  mis 
au  travail ,  leur  condition  peut  être  enviée  par  un  grand 
nombre  d'ouvriers  en  Angleterre  ;  on  en  jugera  par  le  dé- 
tail des  subsistances  qui  leur  sont  fournies  chaque  semaine  : 
assez  de  farine  pour  qu  ils  puissent  en  faire  plus  de  pain 
fju'ils  n'en  consomment  ^  sept  livres  de  bœuf;  deux  onces 
de  thé  ;  une  livre  de  sucre  et  deux  onces  de  tabac  qu'ils 
peuvent  faire  remplacer  par  une  provision  de  lait  (pii  leur 
est  fournie  chaque  jour  ,  et  en  abondance.  Lorsqu'ils  sont 


A  LA  NOUVELLE-GALLES  DU   SUD.  lOJ 

employés  par  des  cultivateurs,  on  leur  dccordc  des  jar- 
dins où  ils  peuvent  cultiver  des  légumes.  Mais  le  gouver- 
nement ne  soutire  point  la  paresse,  réglant,  d'ailleurs,  avec 
équité  et  discernement  le  travail  imposé  à  chaque  condam- 
né. Chaque  homme  est  pourvu  d'une  couchette  et  d'une 
couverture,  et  reçoit,  tous  les  ans,  deux  habits  complets. 
La  sage  administration  du  général  Darling  a  déchargé 
l'état  de  presque  tous  les  frais  d'entretien  des  déportés-, 
mais  aucun  arrangement  ne  peut  diminuer  la  dépense  de 
leur  transport  -,  elle  est  nécessairement  en  raison  de  la 
distance.  On  estime  à  3o  liv.  st.  (760  fr.)  le  voyage  de  cha- 
que individu  au  Port  Jackson.  M.  Cunningham  n'en  est 
pas  effrayé,  et  pense  même  que  le  gouvernement  devrait 
augmenter  les  envois,  dépeupler  les  bagnes  et  les  pontons 
de  tous  les  condamnés  employés  dans  les  ports  ,  et  les 
faire  partir  pour  l'Australie,  où  la  demande  de  travail  est 
très-considérable.  Ses  raisonnemens  sont  au  moins  très- 
spécieux,  et,  à  coup  sùr^  ils  sont  inspirés  par  l'amour  de 
la  patrie  et  de  l'humanité,  a  Le  pain  que  vous  donnez  eii 
Europe  à  vos  galériens,  vous  l'otez  à  des  pauvres  qui  va- 
lent mieux  qu'eux,  et  ces  pauvres  tombent  à  la  charge 
des  paroisses.  Chaque  galérien  vous  coûte  annuellement 
ce  que  vous  dépenseriez  une  fois  pour  toutes,  en  l'envoyant 
dans  l'Australie ,  où  cet  homme  serait  à  la  fois  et  plus  utile 
et  moins  malheureux.  De  plus,  vos  pauvres  honnêtes  au- 
raient plus  d'occupation,  et  les  paroisses  seraient  soula- 
gées. »  On  compte  actuellement,  dans  les  différens  ports 
de  la  Grande-Bretagne,  2,000  condamnés,  que  les  tra- 
vaux réclament  à  la  Nouvelle  -  Galles  du  Sud  -,  mais  tou:^ 
ces  condamnés  sont  des  hommes,  et  il  ne  faut  pas  oubliei' 
qu'ils  sont  destinés  à  devenir  colons.  Cependant,  on  ne 
paraît  nullement  occupé  des  moyens  d'augmenter,  dan^  la 
même  proportion  ,  le  nombre  des  femmes,  sans  lesquelles 
une  colonie  agricole  ne  saurait  prospérer. 


Î06  VOYAGE 

A  mesure  que  les  deux  colonies  de  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud  et  de  la  terre  de  Van-Diémen  auront  fait  les  progrès 
déjà  si  bien  préparés ,  elles  seront  en  état  d'absorber  , 
même  plus  que  la  déportation  ne  pourra  leur  fournir.  Il 
conviendra ,  dit  M.  Cunningham ,  de  réserver  pour  les  éta- 
blissemens  les  plus  lointains  les  bommes  les  plus  intelli- 
gens,  et  ceux  dont  la  conduite  exige  le  moins  de  surveil- 
lance. Presque  tous  les  déportés  arrivent  avec  une  petite 
somme  ou  une  pacotille  dont  l'acquisition  fut  peu  légale^ 
mais  il  n'est  plus  tems  d'examiner  leur  origine.  Ceux  qui 
n'apportent  rien  peuvent  faire  des  économies  sur  le  pro- 
duit de  leur  travail ,  de  manière  que  ,  lorsqu'ils  sont  ren- 
dus à  la  liberté ,  ils  se  trouvent  en  état  de  monter  une 
petite  ferme ,  ou  de  se  livrer  au  commerce.  Il  est  doux 
d'entrevoir  dans  l'avenir  les  grands  biens  dont  quelques 
écus  peuvent  être  la  source,  et  le  bonbeur  encore  plus  as- 
suré dont  une  longue  suite  de  générations  sera  redevable 
à  un  coin  de  terre  et  à  quelques  tètes  de  bétail. 

On  ne  peut  disconvenir  que  l'émigrant.  arrivé  dans  la 
colonie  avec  une  très-petite  somme,  ne  soit  dans  une  po- 
sition plus  désavantageuse  que  l'émancipé  avec  la  même 
mesure  de  ressource.  Celui-ci  connaît  le  pays  et  ses  babi- 
lans^  il  est  acclimaté  ,  accoutumé  aux  usages  locaux  et  aux 
productions  du  sol  :  l'autre  a  besoin  de  tout  apprendre  et 
de  contracter  de  nouvelles  babitudes.  En  arrivant  à  Syd- 
ney, il  consulte  des  personnes  qui,  trop  souvent,  ne  se 
font  aucun  scrupule  de  le  tromper.  C'est  ainsi  qu'une  partie 
de  ses  fonds  s'évanouit  entre  ses  mains,  avant  qu'il  soit 
en  état  de  faire  un  bon  usage  de  ce  qui  lui  reste.  M.  Cun- 
ningbam  s'est  plu  à  décrire  les  courses  d'un  nouveau  dé- 
barqué cbercbanl  un  lieu  convenable  pour  son  manoir 
cbampétre. 

(i  Quand  vous  voulez  pénétrer  dans  l'intérieur  du  pays, 
cl  pousser  vos  recbercbes  aussi  loin  qu'il  sera  nécessaire, 


A  LA  AOLVELLE-GALLES  DU   SVD.  1  07 

avez  un  cheval  de  selle  et  un  porte-manteau  de  toile,  afin 
de  ne  pas  manquer  de  linge  pendant  votre  voyage.  Munis- 
sez-vous d'une  couverture  pour  vous  envelopper  la  nuit  ^ 
vous  la  mettrez  sur  votre  porte-manteau.  Jetez,  autour  du 
cou  de  votre  cheval,  une  longe  qui  ne  le  gène  point  :  voilà 
votre  équipage  auquel  vous  ajouterez  un  cheval  de  bât  pour 
porter  vos  provisions.  Quant  à  vos  serviteurs ,  contentez- 
vous  d'un  Européen  qui  soit  bon  chasseur,  surtout  dans  les 
bois,  et  d'un  habitant  du  pays.  Quand  vous  entendrez  l'oi- 
seau qui  imite  si  bien  le  tintement  de  la  clochette  du  bé- 
lier conduisant  un  troupeau ,  dirigez-vous  de  son  côté  \  il 
vous  fera  certainement  découvrir  une  source,  une  flaque 
d'eau,  un  ruisseau,  choses  très-précieuses  dans  ce  pays, 
et  dont  un  établissement  rural  ne  peut  se  passer. 

»  Les  colons  sont  généralement  hospitaliers-,  entrez  avec 
confiance  dans  leurs  cabanes,  ils  vous  recevront  de  leur 
mieux  ,  et  partageront  avec  vous  tout  ce  qu'ils  possèdent  : 
un  briquet,  de  l'amadou  et  quelques  allumettes,  ou  même 
une  amorce,  vous  procureront  du  feu,  lorsque  vous  bi- 
vouaquerez dans  les  forets.  ^  os  hommes  vous  mettront 
à  couvert  sous  un  toit  d'écorces  d'arbres ,  et  vous  arran- 
geront une  couchette  tolérable  :  prenez  un  bol  de  thé  bien 
chaud,  et  couchez-vous;  vous  aurez  passé  quelquefois  de 
plus  mauvaises  nuits  dans  des  appartemens  pourvus  de 
toutes  les  commodités  des  grandes  villes.  \  olre  fusil  et  une 
couple  de  bons  chiens  courans  vous  procureront  en  abon- 
dance des  oiseaux  de  différentes  espèces ,  et  le  meilleur  gi- 
bier du  pavs  ;  jamais  chasseur  européen  n'aura  eu  sa  carnas- 
sière mieux  remplie.  Préparez-vous  à  des  aventures  surpre- 
nantes, terribles,  et,  au  bout  du  compte,  réjouissantes.  Au 
milieu  d'un  désert,  vous  entendez  le  claquement  d'un  fouet; 
vous  supposez  que  vous  allez  voir  passer  une  voiture ,  mais 
vous  ne  découvrez  que  le  cocher  emplumé,   sautant   de 


io8  voyagf, 

branche   cii    branche  ,   élalanl  sa  queue  eu  éventail  ^  et  , 
quand  vous  entendrez  le  rémouleur  en  des  lieux  où  vous 
seriez  tenté  de  croire  que  le  sauvage  même  n'a  jamais  pé- 
nétré, pourrez-vous  n'être  pas  frappé  d'étonnement?  Vous 
chercherez  à  connaître  cet  être  singulier;  vaine  poursuite! 
il  est  sans  cesse  errant ,  et ,  sans  aucune  volonté  de  vous  fuir, 
il  cbange  continuellement  de  place ,  parce  que  telle  est  son 
habitude.  Vous  rencontrez  une  loge  de  nos  bûcherons^  ils 
sont  rangés  autour  d'un  bon  feu  -,  vous  prenez  place  et  vous 
vous  chauffez  avec  délices  ;  lout-à-coup ,  le  bruit  d'une 
marche  pesante  attire  votre  attention-,  un  lourd  fardeau, 
jeté  par  terre  près  de  la  porte,  l'ébranlé  du  haut  en  bas-, 
votre  oreille  devient  encore  plus  attentive ,  lorsque  vous 
entendez  l'étrange  dialogue  que  voici  :  «  Eh  bon  Dieu  !  quel 
gaillard  !  où  donc  avez  -  vous  rencontré  ce  vieux  garçon  ? 
— Pardieu,  répond  en  grommelant  une  voix  sourde  et  rau- 
que,  j'ai  cru  que  je  ne  viendrais  pas  à  bout  de  ce  damné  ;  il 
a  fallu  l'assommer  à  grands  coups  assénés  sur  la  tète.  »  Immé- 
diatement après  cette  conversation  peu  rassurante  ,  une  fi- 
gure de  brigand,  s'il  en  fut  jamais,  entr'ouvre  la  porte,  et 
se  glisse  dans  la  loge.  Un  énorme  bonnet  de  poil  couvre  sa 
léle;  sa  casaque  de  peau  de  kanguarou  est  ensanglantée  en 
plusieurs  endroits  :  il  promène  son  regard  scrutateur  sur 
chacun  des  individus  rangés  autour  du  feu  ;  et ,  tandis  qu'il 
charge  et  allume  sa  pipe,  il  raconte  ,  avec  un  sang -froid 
révoltant,  qu'il  vient  de  tuer  un  vieil  homme;  que,  grâce 
à   cette  bonne  fortune,  il  apporte  de  quoi  régaler  tout  le 
monde  à  souper.  Puis,  se  tournant  vers  vous  et  renforçant 
sa  grosse  voix  :  «  Ceci  vient  à  point  pour  recevoir  ce  gentil- 
homme ,  notre  nouveau  convive.  »  Pour  le  coup,  vous  ne 
doutez  plus  que  vous  ne  soyez  dans  un  repaire  de  canni- 
bales, cl  condamné  à  partager  leur  horrible  festin  ,  si ,  toute- 
fois ,   vous  n'êtes  pas  destine  à  bouillir  dans  leur  marmite 


A   LA  NOUVELLE-GALLES  DU    SUD.  I OQ 

enfin,  vous  respirez  ^  le  train  de  derrière  du  vieil  homme 
est  sous  vos  yeux  -,  une  énorme  queue  y  est  allachée  -,  en 
un  mot  vous  reconnaissez  un  kanguarou ,  animal  avec  le- 
quel vous  avez  été  familiarisé,  dès  votre  arrivée  dans  la  co- 
lonie. )) 

En  effet ,  le  kanguarou  est  le  gibier  le  plus  commun 
dans  le  pays ,  et  le  principal  objet  de  la  poursuite  des  chas- 
seurs. Si  cet  animal  est  à  portée  d'une  rivière  ou  d'un 
étang,  il  s'y  jette  et  peut  alors  soutenir  contre  les  chiens 
un  combat  où  il  obtient  souvent  la  victoire.  Sur  terre,  il 
est  sans  défense  ei  ne  peut  échapper  à  ses  redoutables  en- 
nemis, dès  qu'ils  ont  pu  l'atteindre. 

«  Avec  ses  longs  pieds  de  derrière  et  sa  queue  encore 
plus  longue  ,  souple  et  vigoureuse,  le  kanguarou  se  tient 
debout  dans  l'eau,  tourne  avec  une  prestesse  étonnante, 
inspectant  tout  ce  qui  se  passe  autour  de  lui.  Ses  deux 
pattes  de  devant  sont  en  l'air-,  il  attend  l'assaillant.  Le  té- 
méraire qui  s'approche  esl  saisi ,  plongé  sous  l'eau  et  retenu 
dans  cette  position,  tandis  que  le  kanguarou  continue  son 
manège  et  tourne  gravement,  sans  faire  aucune  attention  à 
ce  que  sa  victime  peut  faire  avec  ses  pattes.  Le  chien  périt 
infailliblement,  si  quelque  compagnon  courageux  ne  vient 
le  secourir  en  livrant  à  l'ennemi  une  nouvelle  attaque  pour 
l'obliger  à  faire  un  autre  usage  de  ses  terribles  pattes  de 
devant.  Alors,  le  malheureux  ,  à  demi  nové  ,  revient  sur 
l'eau,  mais  c'est  en  vain  que  le  chasseur  cherche  à  ranimer 
son  courage ,  et  à  le  ramener  au  combat  5  il  fuit,  et  gagne 
la  terre  ^  c'est  là  seulement  qu'il  retrouve  ses  forces  et  son 
ardeur.  » 

On  sait  que  les  kanguarous  n'ont  été  observés  que  dans 
ri\ustralie  et  sur  la  terre  de  Van-Diemen,  qui,  à  une  époque 
très-ancienne,  fut  probablement  une  parlie  de  la  Grande- 
Ile.  M.  Cunningham  compte  sept  espèces  de  ces  animaux  , 


l  I  O  VOYAGE 

depuis  le  kanguarou  géant ]\\?>(\\\  ?i\\  hanguarou  rat.  Toutes 
ces  espèces  ont  déserté  les  environs  do  Sydney,  ou ,  peut- 
être,  les  chasses  multipliées  les  ont  détruites  jusqu'à  une 
certaine  distance  de  la  capitale;  mais,  dans  l'intérieur,  elles 
abondent  autant  qu'à  l'époque  de  la  fondation  de  la  co- 
lonie. Le  kanguarou  géant  s'apprivoise  aisément ,  se  plaît  à 
vivre  parmi  les  hommes,  et,  dans  cette  position  nouvelle, 
il  acquiert  ou  développe  des  facultés  et  contracte  des  habi- 
tudes fort  extraordinaires.  M.  Cunningham  eut  l'occasion 
d'observer  un  de  ces  individus,  dans  une  habitation  ,  sur 
les  bords  de  la  rivière  Hawkesbury. 

«  Ce  mauvais  plaisant  s'approchait  d'un  étranger,  avec 
un  air  d'innocence  qui  eût  fait  évanouir  tous  les  soupçons, 
si  l'on  avait  pu  en  concevoir  :  quand  il  était  bien  assuré 
dans  son  poste ,  toutes  ses  mesures  étant  prises,  il  posait  ses 
deux  pattes  de  devant  sur  les  épaules  de  la  personne  qui 
lui  permettait  cette  familiarité  ;  puis ,  ramenant  sa  queue  , 
il  appliquait  un  vigoureux  croc  en  jambe  ,  et  faisait  faire 
une  culbute  fort  désagréable,  mais  sans  malice  ,  seulement 
pour  visiter  les  poches  du  culbuté,  et  y  chercher  des  bon- 
bons dont  il  est  très-avide ,  ainsi  que  des  confitures.  S'il 
trouve  moyen  de  s'introduire  dans  la  salle  à  manger,  au 
moment  du  repas,  il  se  place  derrière  votre  chaise,  comme 
un  laquais ,  et  vous  invite  à  partager  avec  lui  tout  ce  qui 
paraît  sur  votre  assiette.  Si  vous  l'oubliez ,  des  coups  de 
pattes,  appliqués  sur  votre  épaule,  viendront  au  secours 
de  votre  mémoire ,  et  vous  rappelleront  que  vous  avez  un 
convive  dont  il  faut  prendre  soin,  autant  que  de  vous- 
même.  ^) 

Avant  de  terminer  cet  article,  disons  quelques  mots  des 
indigènes  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  On  ne  peut  dis- 
convenir que,  de  toutes  les  races  d'hommes,  celle  de  l'Aus- 
tralie est  la  plus  éloignée  de  la  civilisation  ,  qu'elle  offre  la 


A    LA   NOLVELLE-GALLES  DU  SLD.  III 

plus  fidèle  image  de  l'homme  dont  aucune  faculté  ne  s'est 
développée  par  Tinfluence  de  la  société  :  l'Australien  n'est 
pas  le  sauvage  de  quelques  philosophes  du  siècle  passé , 
mais  celui  de  la  nature.  Il  ne  s'est  point  avisé  de  construire 
une  hutte  ,  de  dompter  une  espèce  d'animaux  et  de  se 
Tassujétir,  de  planter  ni  de  semer,  toutes  choses  que  font 
les  Cafres  et  les  Hottentots  ,  et  les  hahitans  de  la  Nouvelle- 
Zélande.  L'Eskimaux  se  construit  une  habitation,  amasse 
des  provisions  pour  le  long  et  ténébreux  hiver  de  son 
pays,  et  les  serre  dans  ses  magasins  -,  le  nègre  est  cultiva- 
teur :  l'Australien  ne  compte  que  sur  son  dard  pour  se 
procurer,  ainsi  qu'à  sa  famille,  sa  subsistance  journalière. 
Lorsque  le  gibier  et  le  poisson  lui  manquent,  il  subsiste  de 
coquillages,  de  racines,  de  fougère.  Les  longues  et  cruelles 
disettes  auxquelles  il  est  exposé  expliquent  assez  pourquoi 
la  vaste  contrée  qu'il  habite  est  presque  déserte ,  surtout 
dans  l'intérieur.  Cependant  ,  cette  race  d'hommes  n'est 
pas  dépourvue  d'intelligence  ^  elle  fait  preuve  d'adresse 
manuelle,  elle  est  susceptible  d'instruction.  On  pense  gé- 
néralement dans  la  colonie  qu'il  faut  les  tenir  constamment 
en  dehors  de  la  nation  nouvelle  qui  est  venue  s'établir  dans 
leur  pays,  et  prohiber  les  alliances  qui  tendraient  à  con- 
fondre les  deux  races.  Les  reproches  qu'on  leur  fait  se- 
raient assez  graves,  si  on  oubliait  que  ce  sont  des  sauvages  : 
ils  paraissent  dans  les  rues  sans  voiler  aucune  partie  de 
leur  corps  -,  ils  cherchent  à  dérober  tout  ce  qui  est  à  leur 
portée-,  ils  s'enivrent  ,  tombent  et  demeurent  gissans  sur 
les  places  publiques,  jusqu'à  ce  que  leur  ivresse  soit  dis- 
sipée ^  ils  obsèdent  les  passans  pour  obtenir  de  l'argent , 
tles  liqueurs  ou  du  tabac ,  et  accablent  des  injures  les  plus 
révoltantes  ceux  qui  ne  leur  donnent  rien.  Ces  habitudes 
d  ivrognerie  tendent  à  les  dégrader  de  plus  en  plus,  et 
contribueraient  à   hâter  la  destruction   de  toute   la  race 


112  VOYAGE 

australienne,  si  l'on  ne  parvenait  point  à  régler  par  de 
snges  ordonnances  le  débit  de  la  consommation  des  liqueurs 
parmi  les  sauvages.  Le  gouverneur  Macquarie  avait  tenté 
de  faire  instruire  quelques  enfans  ,  afin  qu'ils  pussent  de- 
venir un  jour  les  instituteurs  de  leur  famille  ^  mais  puis- 
qu'on ne  parle  point  du  résultat  de  ces  essais ,  il  paraît 
qu'on  n'a  pas  réussi.  Les  colons  sont  donc  persuadés  au- 
jourd'hui que  les  indigènes  ne  peuvent  être  amenés  à  la 
vie  civilisée.  M.  Dawson  n'est  pas  de  cet  avis  :  «  Je  ne  puis 
croire  ,  dit-il  ,  que  le  Créateur  ait  refusé  à  quelque  partie 
de  l'espèce  humaine  la  faculté  de  se  perfectionner  par  l'in- 
struction ,  quoique  l'opinion  contraire  soit  celle  des  neuf 
dixièmes  de  mes  compatriotes  dans  ce  pays.  Les  naturels  de 
l'x^ustralie  sont,  il  est  vrai ,  dans  la  première  enfance  des 
sociétés^  mais  pour  juger  de  ce  qu'ils  peuvent  devenir, 
c'est  à  d'autres  sauvages  qu'il  faut  les  comparer  ,  et  non 
pas  à  l'homme  tout-à-fait  civilisé.  Connaissons  mieux  la 
Providence,  et  sa  bonté  qui  s'étend  également  sur  tous 
ceux  qui  furent  créés  à  son  image.  » 

Cet  estimable  philantrope  a  réuni  au  port  Stephens  une 
centaine  d'indigènes  qui  l'ont  beaucoup  aidé  dans  les  tra- 
vaux de  défrichement ,  et  pour  les  premières  constructions 
nécessaires  à  l'établissement  qu'il  dirige.  «  Il  fallait  les 
voir  à  l'œuvre,  écorçant  des  arbres  pour  la  construction 
des  huttes,  élevant  avec  adresse  et  célérité  ces  édifices  qui 
ne  sont  pas  encore  à  leur  usage  ,  déchargeant  les  bateaux 
et  transportant  les  effets  avec  une  intelligence  qui  ne  laisse 
rien  à  désirer.  «  M.  Dawson  fait  l'éloge  de  leur  humeur 
joviale,  de  leur  fidélité  scrupuleuse,  lorsqu'il  s'agit  de  con- 
server et  de  remettre  un  dépôt,  de  leur  exactitude  à  tenir 
leurs  promesses,  à  satisfaire  à  leurs  engagemens.  Puisqu'ils 
possèdent  ces  excellentes  qualités,  il  n'est  pas  étonnant  que 
toute  injustice  les  révolte.  Ce  portrait  ne  ressemble  nulle- 


A  LA.  KOUVELLE-GALLES  DU  SUD.  I  l3 

ment  aux  hommes  de  la  même  race  que  Ton  voit  à  Sydney  j 
mais  il  faut  dire  que  l'habile  directeur  avait  choisi  des  na- 
turels qui  ne  connaissaient  point  les  liqueurs  spiritueuses , 
et  qu'il  sut  les  maintenir  dans  cette  heureuse  ignorance.  A 
mesure  que  Kélahlissement  s'agrandira ,  lorsqu'on  v  ad- 
mettra de  nouvelles  familles  australiennes,  et  surtout  lors- 
que des  condamnés  y  seront  incorporés,  il  sera  très-difficile 
d'y  maintenir  l'ordre  qui  y  règne  aujourd'hui  ^  il  ne  sera 
peut-être  pas  possible  d'éviter  la  corruption  répandue  par- 
tout aux  environs.  Et  quand  même  ce  prodige  serait  opéré 
en  faveur  du  port  Stephens ,  ce  ne  serait  peut-être  pas  im- 
punément que  l'on  aurait  révélé  aux  Australiens  les  secrets 
des  peuples  civilisés ,  et  les  moyens  de  puissance  que  pro- 
curent les  arts  et  l'instruction  :  on  aurait  mis  entre  leurs 
mains  des  armes  qu'il  ne  serait  plus  possible  de  repren- 
dre ,  et  dont  ils  se  serviraient  tôt  ou  tard  pour  se  débar- 
rasser des  étrangers  et  affranchir  leur  terre  natale.  Ce  péril 
est  encore  très-éloigné  sans  doute  -,  mais  les  intérêts  de  la 
métropole  et  de  sa  colonie  demandent  qu'on  ne  le  perde 
pas  de  vue. 

Un  autre  point  sur  lequel  nous  insisterons  ,  c'est  la  né- 
cessité d'achever  la  reconnaissance  de  tout  le  pays.  Depuis 
la  fondation  de  la  colonie  ,  dans  l'espace  de  trente-huit 
ans ,  la  géographie  de  ce  vaste  pays  ne  doit  presque  rien 
aux  Anglais.  Les  Hollandais  et  les  Français  ont  relevé  une 
partie  des  côtes  ^  Dampier  ,  Cook,  Flinders  et  King  ,  ont 
achevé  le  contour  de  cette  grande  terre,  et  fixé  la  position 
de  quelques  points  remarquables  j  mais ,  si  l'on  excepte  les 
environs  de  Sydney,  on  peut  dire  que  partout  ailleurs  on 
ne  s'est  pas  avancé  de  plus  d'un  mille  dans  l'intérieur  du 
pays.  Ce  n'est  pas  que  les  recherches  soient  totalement 
abandonnées;  mais  elles  n'avancent  qu'avec  une  lenteur  dé- 
sespérante. Au  nord  de  la  côte  orientale,  des  explorateurs 
plus  diligens  ont  fait  quelques  découvertes  importantes;  ils 
XYI.  § 


ont  vu  des  havres  spacieux ,  l'em])Ouchure  de  rivières  con- 
sidérables ,  dans  des  positions  ou  les  navigateurs  n'avaient 
indiqué  qu'une  côte  uniforme  et  continue,  parce  qu'ils  s'é- 
taient tenus  à  une  trop  grande  dislance  des  terres.  Il  y  a 
tout  lieu  de  penser  que  le  cabotage  fera  connaître  beaucoup 
d'autres  positions  propres  à  des  établissemens  coloniaux  , 
et  corrigera  de  nombreuses  erreurs  géographiques  consa- 
crées par  l'autorité  de  quelques  noms  justement  vénérés, 
mais  qui  n'en  sont  pas  moins  des  erreurs.  C'est  ainsi  que 
le  capitaine  Cook  ,  en  parlant  de  l'entrée  du  port  Jackson, 
dit  que  c'est  une  crique  où  les  bateaux  peuvent  trouver 
un  abri  :  il  ne  soupçonnait  point  que  ce  canal  resserré 
aboutit  à  un  port  capable  de  contenir  tous  les  vaisseaux  de 
l'univers.  Ainsi  encore,  Cook  traversa  la  baie  de  Mereton  ; 
plus  tard  Flinders  y  jeta  l'ancre  ^  et  ni  l'un  ni  l'autre 
n'eut  connaissance  de  la  belle  rivière  Brisbane  dont  Tem- 
houchure  est  dans  cette  baie.  Des  îles  qui  obstruent  cette 
embouchure  ,  et  divisent  le  courant  en  canaux  étroits  et 
sinueux,  présentèrent,  aux  deux  célèbres  navigateurs,  l'ap- 
parence d'une  terre  continue,  et  ils  la  tracèrent  sur  leur 

carte. 

Le  cabotage  achèvera  facilement  la  reconnaissance  des 
côtes  \  mais  ,  pour  l'intérieur  des  terres,  il  faut  des  expédi- 
tions. Si  le  gouvernement  ne  s'en  charge  point,  il  devrait 
au  moins  les  encourager  par  des  libéralités  qui  ne  lui  coû- 
teraient rien  ^  il  ne  s'agirait  que  de  la  concession  de  terres, 
dans  la  proportion  des  difficultés  vaincues  ,  sans  tenir 
compte  de  limporLance  des  découvertes.  Les  explorateurs, 
munis  d'instrumens  et  sachant  m  faire  usage,  traverse- 
raient l'île  suivant  une  direction  déterminée  ,  fixeraient  la 
position  d'un  assez  grand  nombre  de  points,  traceraient  la 
carte,  observeraient  le  sol  et  ses  productions,  recueille- 
raient des  matériaux  pour  l'histoire  naturelle  et  la  géogra- 
phie physique.  On  saurait  alors  ce  qu'il  faut  penser  des 


A   LA  NOUVELLE-GALLES   DU  SUD.  Il5 

Inpothèses  de  M.  Oxley  sur  l'intérieur  de  l'Australie,  sur 
le  lar  ou  les  marais  qu'il  y  place,  d'après  ses  conjectures. 
Les  syàîf'iues géographiques  de  cette  espèce,  travaillés  dans 
le  cabinet  et  fondés  sur  un  petit  nombre  de  données  in- 
complètes ,  sont  fort  inutiles  pour  la  science,  et  ne  doivent 
point  servir  de  guides  dans  les  recherches  faites  sur  les 
lieux.  Les  voyageurs  éclairés  et  courageux  qui  entrepren- 
dront de  nous  faire  connaître  l'intérieur  de  l'Australie 
peuvent  se  dispenser  de  lire  les  écrits  de  M.  Oxley. 

L'auteur  de  l'ouvrage  qui  nous  a  fourni  presque  tous  les 
matériaux  de  cette  notice  sur  la  Nouvelle-Galles  du  Sud, 
est  frère  de  M.  Allan  Cunningham,  barde  écossais  dont  la 
muse  a  choisi  la  langue  d'Ossian  (i)  pour  ses  poésies ,  et 
l  idiome  de  la  Grande-Bretagne  pour  ses  autres  composi- 
tions, toutes  pleines  de  verve,  originales,  inspirées  par  un 
génie  créateur.  Nés  et  élevés  l'un  et  l'autre  dans  une  chau- 
mière, ils  illustreront  le  lieu  de  leur  naissance,  et  This- 
toire  des  lettres  n'oubliera  pas  de  noter  qu'une  seule  fa- 
mille ,  loin  des  villes  ,  dans  les  montagnes  de  l'Ecosse,  a 
produit  à  la  fois  deux  hommes  aussi  remarquables  ,  dans 
deux  carrières  aussi  différentes. 

(  Quarterlj  Review.  ) 

(t)  Note  du  Tr.  Di:tleite  celtique,  qui  conserve  encore  de  nombreuses 
analogies  avec  le  bas-breton.  Il  est  remarquable  aussi  que  le  mot  vicht,  qui 
exprime  la  qualité  de  fils  clans  toutes  les  langues  slaves,  se  retrouve  arec 
la  m^me  signification  dans  la  langue  gallique  ou  cale'donienne. 


SUR  LE  LAC  SUPÉRIEUR 

ET    SUR    LA    POPULATION    DE    SES    RIVES. 


Les  grands  lacs  du  nord  de  rAmérique  sont  l'un  des 
traits  les  plus  remarquables  de  la  géographie  physique  du 
nouveau  continent.  Ni  le  lac  Baîkal  de  la  Sibérie  ,  ni  le 
fameux  Tsad  du  Bournou  (i)-,  ne  peuvent  être  comparés  à 
l'immense  bassin  des  lacs  Supérieur,  Huron  et  Michigan, 
entre  lesquels  il  n'y  a  plus  aujourd'hui  que  des  communi- 
cations assez  étroites  ,   mais  qui  formèrent  autrefois   une 
mer  d'eau  douce  de  plus  de  3oo  lieues  de  longueur  sur  une 
largeur  de  200  lieues.  Une  contrée  aussi  extraordinaire  ne 
pouvait  manquer  d'observateurs  et  de  descriptions  -,  on  en 
avait  une  assez  récente,   celle  de  M.  Schoolcraft,  qui  fit 
le  voyage  des  lacs,  en  1820.  Cependant,  un  autre  voyageur, 
M.  M'Kenney ,  a  trouvé  beaucoup  à  glaner,  en  repassant 
sur   les    traces   de   son  devancier-,  ses   observations  sonl 
d'autant  plus  précieuses  ,   que  le  pays  dont  elles  sont  l'ob- 
jet attire  plus  fortement  l'attention  de  l'Angleterre  et  des 
États-Unis.  Sans  étendre  ses  regards  jusqu'à  un  avenir  en- 
core trop  éloigné  ,  on  prévoit  le  tems  où  les  bords  de  ces 
grandes  nappes  d'eau  seront  ornés  de  cités  florissantes  ; 
où  des  vaisseaux  les  sillonneront  dans  tous  les  sens  ,   où 
l'homme  ,  ajoutant  ses  travaux  à  ceux  de  la  nature  -,  join- 
dra la  navigation  des  lacs  à  celle  du  Mississipi ,   et  la  con- 

(1)  Voyez  la  description  ilc  ce  lac  ,  dans  l'exlrail  du  voyage  de   Denliaiu 
tt  Clannerloii ,  insi'ie  il.iiis  noire  lo-   numéro. 


NOUVEAUX    DETAILS  SUU  LE  LAC   SUPÉniEUIl  ,    ETC.         11'^ 

linuera  jusqu'à  l'Océau  Pacifique.  Ce  n'est  donc  pas  sans 
de  puissans  motifs  que  Ton  s'attache  à  bien  connaître  ces 
régions  qui  doivent  influer  si  puissamment  sur  la  prospérité 
de  l'Amérique,  et  peut-être  même  sur  celle  de  l'Europe. 

M.  M'Kenney  est  un  membre  du.  dépaiieiiient  indieT2 , 
chargé  de  la 'direction  des  affaires  entre  les  tribus  indigènes 
et  le  gouvernement  des  États-Unis  :  il  fut  adjoint  au  gou- 
verneur Cass,  pour  négocier  un  traité  avec  celles  de  ces 
tribus  qui  confinent,  vers  le  nord,  aux  frontières  des  Étals- 
Unis.  Le  rendez-vous  était  assigné  à  Fo?id  du  lac,  sur  le 
bord  du  lac  Supérieur  :  l'acte  diplomatique  ,  délibéré  et 
sanctionné  dans  ce  désert,  porte  le  nom  de  traité  du  Fond 
du  lac 'y  et  les  intérêts  qui  y  furent  stipulés  n'ont  peut-être 
pas  moins  d'importance  réelle  que  ceux  dont  l'Europe 
tout  entière  s'est  occupée  à  différentes  époques,  dans  des 
villes  illusti^ées  par  la  réunion  des  délégués  de  plusieurs 
monarques  :  les  progrès  de  la  population  et  de  l'industrie, 
la  sécurité  des  États-Unis  sur  la  partie  de  leurs  frontières 
qui  paraissait  être  la  plus  faible ,  le  perfectionnement  mo- 
ral ou  la  destruction  des  peuplades  américaines  qui  ne  sont 
pas  encore  soumises  au  joug  salutaire  de  la  civilisation  , 
telles  seront  les  conséquences  nécessaires  d'une  négocia.- 
tion  sans  faste ,  où  l'esprit  de  cour  n'a  pris  aucune  part , 
où  de  part  et  d'autre  on  s'est  fait  un  point  d'honneur  d'être 
franc  et  juste,  au  lieu  de  se  montrer  habile. 

Le  voyageur  partit  de  Baltimore  :  arrivé  à  Baffalo,  sur  Xa 
lac  Érié,  un  bateau  à  vapeur  le  conduisit  à  Détroit.  En  1820, 
lorsque  M.  Schoolcraft  fit  le  même  trajet ,  il  n'y  avait  qu'un 
seul  bateau  pour  communiquer  entre  ces  deux  places  5  quel- 
ques années  plus  tard ,  M.  M'Kenney  en  compta  sept. 

Il  paraît  impossible  de  faire  quelque  séjour  à  Détroit, 
et  de  parcourir  ses  environs ,  sans  entendre  parler  du  fa- 
meux et  terrible  Pontéac,  le  héros  de  cette  contrée,  et  dont 
le  tomahawk    décidait    presque    toujours  la  victoire.  Ce 


Il8  KOUVEAtX    DETAILS  SLll    LK    1  AC  SUPÉRIELU 

guerrier,  aussi  généreux  qu'intrépide,  était  inaccessible  à 
la  défiance.  Dans  une  guerre  entre  les  Français  et  les  An- 
glais, il  s'était  brouillé  avec  ces  derniers,  et  faisait  pencher 
la  balance  du  coté  des  Français^  un  officier  anglais,  an- 
cien ami  du  chefsauvage,  fut  chargé  de  le  ramener,  et  lui 
envoya  de  l'cau-de-vie  :  «  Ne  porte  pas  tes  lèvres  à  cette 
liqueur,  dit  un  vieux  guerrier  à  Pontéac  5  les  traîtres  d'An- 
glais l'ont  peut-être  empoisonnée.  —  Cela  ne  se  peut, 
répondit  le  héros  :  j  estime  celui  qui  me  l'envoie.  »  F>t  il 
but. 

D'après  les  stipulations  entre  l'Angleterre  et  les  Etats- 
Unis,  l'île  Drummond  était  cédée  à  ces  derniers  ;  cepen- 
dant M.  M'Kenney  y  trouva  une  garnison  anglaise.  Il  est 
vrai  que  cette  île  n'est  pas  une  position  militaire;  mais,  sui- 
vant les  maximes  du  droit  des  gens,  tout  le  territoire  d'une 
puissance  amie  doit  être  inviolable.  Le  gouvernement  amé- 
ricain se  montra  plus  jaloux  d'observer  ces  maximes-,  car, 
dès  que  les  frontières  des  étals  de  New- York  et  du  Maine 
curent  été  fixées,  il  se  hâta  de  faire  évacuer  tous  les  lieux 
qui  avaient  cessé  de  lui  appartenir. 

Les  Anglais  ne  s'étaient  pas  bornés  à  cette  occupation 
illégale  du  territoire  d'un  état  voisin  :  ils  y  avaient  convo- 
qué une  nombreuse  réunion  de  tribus  sauvages,  pour  leur 
faire  des  pré  sens  :  ils  auraient  pu  les  offrir  tout  aussi  bien 
sans  sortir  des  limites  de  leurs  possessions ,  puisqu'il  leur 
plaît  de  persévérer  dans  celte  pratique  dangereuse  et  avi- 
lissante, et  de  se  conduire  envers  les  sauvages  de  l'Amé- 
rique avec  autant  de  faiblesse  et  aussi  peu  de  dignité  que 
les  peuples  de  l'Europe  en  mettent  dans  leurs  relations  avec 
les  Rarbaresques.  Si  leur  intention  est  de  s'assurer  l'alliance 
des  sauvages  ,  en  cas  d'une  nouvelle  guerre  contre  les 
Etats-Unis,  cette  prévoyance  annoncerait  des  vues  peu 
louables.  Quel  que  soit  le  motif  d'une  telle  conduite,  comme 
elle  tend  à  retarder  la  civilisation  des  indigènes  américains, 


ET   SLU    LA    POPULATIU-N    DE   SES    UIVES.  L I  C) 

et  à  perpétuer  leurs  inclinations  guerrières,  elle  eniTourra 
le  blâme  de  tous  les  amis  de  l'hunianité.  Au  reste  , 
M.  M'Reniiey  soupçonne  que  cet  oubli  du  droit  ne  peut 
être  imputé  au  gouvernement  de  la  métropole  ,  qu'on  ne 
doit  s'en  prendre  qu'aux  autorités  coloniales,  ou  même  à 
leurs  agens  sulialternes. 

Pendant  le  séjour  que  le  voyageur  fit  à  l'île  Drummond  , 
il  eut  occasion  d  observer  le  maintien  décent  et  res- 
pectueux des  Indiens  qui  assistaient  à  l'office.  Quelques- 
uns  d'entre  eux  cbantèrent  un  hymne  dans  leur  langue, 
sur  un  air  que  Ton  y  avait  adapté.  Mais  ce  qui  surprit 
M.  M'Kenney  beaucoup  plus  que  ces  démonstrations  de 
sentimens  religieux  ,  ce  fut  un  trait  de  galanterie  dont  il 
fut  témoin.  On  sait  que  les  sauvages  traitent  fort  mal  leurs 
femmes^  que  les  travaux  les  plus  pénibles  sont  le  partage 
du  sexe  le  plus  faible  ]  qu'en  route,  les  hommes  ne  sont 
chargés  que  de  leurs  armes ,  tandis  que  leurs  malheureuses 
compagnes  sont  accablées  sous  le  poids  des  provisions  , 
des  meubles  et  de  leurs  enfans^  qu'elles  supportent  avec 
résignation  Les  maux  dont  aucune  d'elles  n'est  exempte  ^ 
qu'on  n'entend  pas  leurs  plaintes,  qu'on  ne  les  voit  point 
s'abandonner  au  désespoir  :  croirait-on  que  ces  maris  si 
durs,  si  impitoyables,  ont  commencé  par  être  des  amans 
passionnés  et  respectueux,  et  presque  des  Céladons  ou  des 
Amadis?  Par  un  clair  de  lune  tel  que  nos  poètes  se  plaisent 
à  les  peindre,  un  jeune  Indien  s'établit  près  de  la  cabane 
de  sa  maîtresse;  et,  pendant  toute  la  nuit,  il  ne  cesse  point 
de  faire  résonner  en  son  honneur  une  fiûte  à  trois  trous. 
Cet  instrument,  un  peu  monotone,  puisqu'il  est  réduit  à 
trois  notes,  fut  sans  doute  une  invention  de  l'amour,  et 
ne  sert  qu'à  son  expression  :  dès  qu'un  homme  est  marié, 
il  quitte  sa  flûte  et  n'y  touche  plus. 

Lorsque  M.  Schoolcraft  visita  le  Saut  de  Sainte-Marie  ^ 
en  iB^o,  cette  place  était  l'extrémité  de  la  ligne  des  postes 


120  NOUVEAUX   DÉTAILS  SUR   LE    LAC   STlJÉRTEUll 

militaires  établis  en  parlant  de  Détroit.  Le  cuivre  que  l'on 
trouve  dans  les  environs  attira  jadis  l'attention  des  mis- 
sionnaires français  ;  Charlevoix  raconte  que  l'un  d'eux  , 
habile  fondeur,  en  fit  des  candélabres  ,  des  croix  ,  des  en- 
censoirs. On  y  pèche  en  abondance  un  poisson  blanc,  du 
genre  du  saumon ,  très  -  estimé  des  gourmets.  La  truite 
saumonée  abonde  dans  le  lac  Huron ,  où  elle  atteint  quel- 
quefois le  poids  de  quarante  livres ,  sans  perdre  la  saveur 
exquise  qui  recommande  ce  poisson ,  encore  plus  que  sa 
beauté.  Les  Indiens  et  les  colons  sont  également  habiles  à 
pécher  dans  les  eaux  agitées  et  d'une  transparence  admi- 
rable qui  coulent  du  lac  Supérieur  dans  le  lac  Huron. 
M.  M'Renney,  qui  fut  témoin  de  l'une  de  ces  pèches ,  la 
décrit  de  la  manière  suivante. 

((  Deux  pécheurs  sont  associés  pour  cette  opération .  Leur 
barque  est  si  légère  que  vous  la  porteriez  à  la  main ,  comme 
une  corbeille  :  c'est  pourtant  sur  ce  frêle  soutien  que  deux 
hommes  vont  s'établir  au  milieu  des  rapides,  et  de  préfé- 
rence sur  les  flots  les  plus  tumultueux.  L'un  se  tient  à 
l'arrière  du  bateau  et  manie  les  rames ^  l'autre,  armé  d'une 
truble  au  bout  d'un  manche  de  dix  pieds  de  long,  se  tient 
debout  avec  la  dextérité  d'un  habile  danseur  de  corde,  dans 
une  position  où  nous  autres,  qui  croyons  avoir  le  pied  ma- 
rin ,  serions  culbutés  à  la  première  secousse.  Les  mouve- 
mens  qu'il  se  donne  pour  garder  l'équilibre  ne  l'empêchent 
pas  d'observer  les  poissons,  et  dès  qu'il  en  aperçoit  un 
qui  vaut  la  peine  d'être  pris  ,  un  signal  donné  avec  le  filet 
avertit  le  rameur  et  lui  indique  la  place  où  il  doit  se  ren- 
dre ,  ce  qui  est  l'affaire  de  quelques  secondes  :  le  filet  est 
lancé,  le  poisson  pris  et  amené  dans  le  canot.  Mais  la  célé- 
rité de  cette  manœuvre  a  fatigué  les  deux  hommes  ^  il  leur 
faut  un  peu  de  repos ,  et  ils  vont  le  prendre  sur  une  eau 
plus  tranquille.  » 

Les  colons  établis  au  Saut  Sainte-Marie  fabriquent  beau- 


ET  SUR   LA   POPULATIOÎS    DE   SES  RIVES.  1 14  î 

coup  de  sucre  d'érable,  quoiqu'il  u'y  ait  point  d'exploita- 
tion en  grand.  Chaque  ménage  se  livre  à  ce  travail,  et  la 
fabrication  annuelle  d'une  seule  famille  s'élève  très-sou- 
vent jusqu'à  vingt  quintaux.  Ce  commerce  supplée  à  celui 
des  fourrures  qui  a  cessé  d'être  productif.  Les  hivers  sont 
longs  et  rebutans,  et  le  froid  excessif^  des  neiges  épaisses 
couvrent  la  terre  pendant  sept  mois  de  l'année ,  à  ^6°  de 
latitude.  A  plusieurs  égards ,  la  Scandinavie  est  moins  mal- 
traitée par  son  climat.  Cependant ,  puisque  le  sol  y  est  cou- 
vert de  grands  arbres  ,  il  peut  aussi  nourrir  d'autres  végé- 
taux. Les  pommes  de  terre ,  l'avoine  et  quelques  légumes 
y  réussissent  bien.   L'hiver  n'y  est  pas  tout  -  à  -  fait  sans 
plaisirs-,  c'est  le  tems  des  visites  en  traîneaux  attelés  de 
chiens,  comme  dans  la  Sibérie  orientale.  Les  dames  s'ar- 
rangent dans  ces  équipages  légers  .,   sans  sortir   de  leur 
chambre  -,  elles  s'enveloppent  de  fourrures ,   on  ouvre  la 
porte,  et  les  voilà  glissant  sur  la  neige.  Les  chiens  que 
l'on  emploie  à  ces  attelages  semblent  avoir  été  faits  exprès 
pour  ce  genre  de  services-,  ils  ont  une  forte  encolure,  de 
larges  épaules,  beaucoup  de  sobriété  et  d'intelligence  :  on 
pourra  juger  de  cette  dernière  qualité,  d'après  un  fait  qui 
n'est  pas  encore  trop  ancien  pour  ne  pas  trouver  place  dans 
la  narration  d'un  voyage  récent.  Pendant  l'hiver  de  1819  à 
1820,  deux  personnes  partirent  de  l'établissement  de  lord 
Selkirk  sur  la  rivière  Rouge,  et  se  rendirent  à  la  Praûie  du 
Chien,  sur  le  Mississipi -,  chacune  avait  son  traîneau  tiré 
par  deux  ou  trois  chiens.  Au  printems  suivant,  ces  per- 
sonnes abandonnèrent  leurs  équipages  d'hiver,  et  revin- 
rent en  bateau  ^  les  chiens ,  délaissés ,  commencèrent  par 
exprimer  leur  douleur,  et  prirent  enfin  leur  parti.  Cha- 
cun se  choisit  une  nouvelle  demeure ,  adopta  une  maison 
où  l'on  commença  par  les  chasser.  Ces  pauvres  animaux  ne 
se  rebutèrent  point-,  à  force  de  patience  ^  de  bons  et  loyaux 


123  WOLVEAUX   DÉTA.ILS  SLR   LE  LAC  SUPÉIUEUH. 

services,  ils  se  firent  apprécier^  on  comprit  qu'ils  pouvaient 
être  d'utiles  serviteurs,  et  ils  furent  choyés  comme  ils  mé- 
ritaient de  l'èlre. 

Le  séjour  de  notre  voyageur  au  Saut  Sainte-Marie  fut 
une  suite  d'amusemens,  et  mit  sous  ses  yeux  une  multi- 
tude d'objets  nouveaux  pour  lui^  la  danse  des  sauvages 
excita  surtout  son  attention.  Le  bal  commence  au  coucher 
du  soleil ,  et  dure  jusqu'au  retour  de  cet  astre-,  il  est  ter- 
miné par  un  repas  servi  ordinairement  dans  deux  chau- 
dières dune  ample  capacité.  La  danse  est  plus  qu'un 
amusement ,  chez  les  indigènes  américains  ^  tous  les  indi- 
vidus qui  ne  sont  ni  contrefaits,  ni  estropiés,  ni  infirmes, 
s'y  livrent  dès  l'enfance,  et  deviennent  plus  habiles  à  mesure 
qu'ils  approchent  de  l'âge  mûr.  Outre  les  figures  ordinaires 
très-variées  et  très-expressives,  il  y  en  a  d'un  caractère  plus 
grave,  et  d'autres  qui  sont  des  exercices  gymnastiques,  et 
même  athlétiques.  Telle  est ,  par  exemple  ,  la  danse  du 
bujjle,  qui  consiste  à  se  couvrir  d'une  peau  de  bison  à  la- 
quelle les  cornes  sont  attachées  ,  et  décorent  la  tèie  du 
danseur,  qui  s'expose,  dans  cet  accoutrement,  à  toute  l'ar- 
deur du  soleil  d'été,  en  prenant  les  postures  les  plus  pé- 
nibles :  certes,  cette  épreuve  de  la  force  et  de  la  constance 
d  un  homme  n'est  pas  inférieure  à  la  plupart  de  celles  dont 
les  athlètes  de  l'ancienne  Grèce  donnaient  le  spectacle, 
aux  jeux  olympiques. 

Enfin  ,  le  10  juin  1826,  tout  fut  prêt  pour  le  départ  des 
voyageurs ,  et  ils  se  mirent  en  route  pour  le  lieu  de  leur 
destination.  C'était  la  troisième  tentative  que  le  gouver- 
neur Cass  allait  faire  pour  préparer  et  assurer  le  bonheur 
futur  des  indigènes  épars  dans  les  vastes  solitudes  du  nord 
de  l'Amérique.  Son  zèle  ne  demeurera  pas  sans  récom- 
pense :  le  tems  approche  oîi  les  enfans  de  la  forêt  répéte- 
ront son  nom  chéri  avec  attendrissement  et  reconnaissance» 


ET   SLTx    LA  rorLLATlOrV    DE   SES    RIVES.  I  SiO 

M.  M'Kenney  réserve,  pour  un  autre  ouvrage,  lesimpor- 
lans  détails  relatifs  au  Traité  du  Fond  du  lac,  et  se  borne , 
dans  celui  qu  il  a  publié,  à  la  relation  du  voyage,  et  aux 
observations  qu'il  a  pu  faire  sur  la  route. 

L'entrée  dans  le  lac  Supérieur  (i)  est  un  de  ces  grands 
tableaux  de  la  nature  qui  émeuvent  les  spectateurs  les  plus 
froids,  les  plus  étrangers  à  toute  espèce  d'entbousiasme. 
Le  Père  des  lacs  (c'est  par  ce  nom  respectueux  que  les 
sauvages  ont  désigné  la  pièce  d'eau  la  plus  grande  ot  la 
plus  élevée  qu'ils  connaissent)  se  présente  environné  de 
hauts  pics,  de  précipices,  de  roches  entassées,,  ou  plutôt 
jetées  les  unes  sur  les  autres  comme  à  la  suite  d'un  com- 
bat que  les  élémens  se  seraient  livré.  Quelques  souvenirs 
historiques  ajoutent  encore  à  l'impression  de  terreur  dont 
on  ne  peut  se  défendre  à  l'aspect  de  ces  lieux  :  les  guides 
ne  manquent  point  de  montrer  aux  voyageurs  le  point  Iro- 
quois,  où  cette  fameuse  nation  américaine  livra  aux  Fran- 
çais le  plus  sanglant  combat  dont  ses  traditions  aient  con- 
servé le  souvenir. 

Dès  le  second  jour  de  leur  navigation  sur  le  lac  ,  les 
voyageurs  éprouvèrent  la  violence  de  ses  tempêtes.  Le  ciel 
était  sans  nuage,  le  soleil  brillait  de  tout  son  éclat,  et 
cependant  les  eaux  n'étaient  pas  moins  agitées  qu'une  mer 
bouleversée  par  le  plus  épouvantable  ouragan  :  le  lac  est 
alors  tout  en  feu,  dit  Charlevoix.  Heureusement,  la  tour- 
mente cessa  bientôt ,  et  la  navigation  devint  si  paisible 
qu'elle  fatiguait  par  sa  monotonie.  Une  cote  basse,  uni- 
forme, et  presque  délaissée  de  tous  les  êtres  vivans,  élait  le 
seul  objet  qu'ils  eussent  sous   les  yeux.   «  Aujourd'hui  , 

(!)  Voyez,  dans  notre  précédent  nunrie'ro  ,  d'importantes  considërations 
sur  ce  grand  lac ,  dans  Tarticle  sur  les  re'volutious  de  la  nature  daris  la 
France  centrale. 


l'i-l  ^OtVEALX  DÉTAILS  StR    LE  LAC   SUPÉlltEUn 

disent  les  voyageurs  dans  une  noie,  nous  n'avons  vu  que 
deux  corneilles ,  une  araignée  et  une  fourmi  ^  mais  les 
mousquites  nous  ont  importunés  comme  de  coutume.  » 

Tout  voyageur  qui  suit  la  côte  méridionale  doit  une  vi- 
site aux  Roches  peintes  et  aux  Grands  Sables^  les  voyageurs 
se  conformèrent  à  cet  usage  :  mais  c'est  à  M.  Schoolcraft 
que  nous  emprunterons  la  description  de  ces  lieux  célèbres 
que  M.  M'Kenney  s'est  contenté  d'admirer. 

(c  Les  Roches  peintes  commencent  environ  trois  lieues 
au-delà  de  la  pointe  des  Grands  Sables,  et  forment  une  côte 
fortement  dentelée,  sur  une  longueur  de  dix-huit  milles, 
à  l'ouest  delà  baie  de  la  Grande-Ile.  Elles  s'étendent  même 
beaucoup  plus  loin^  mais  la  vue  de  leur  prolongement  est 
interceptée  par  une  épaisse  foret.  Ce  sont  des  couches  de 
grés  d'une  épaisseur  extraordinaire,  très-friables,  entassées 
les  unes  sur  les  autres,  jusqu'à  la  hauteur  de  trois  cents 
pieds  à  pic ,  sur  les  bords  du  lac.  Le  sable  qui  les  constitue 
est  grossier,  et  leur  ciment  est  calcaire.  De  tems  en  tems, 
on  y  trouve  des  cailloux  roulés ,  fragmens  de  roches  pri- 
mitives transportées  dans  ces  lieux  par  les  eaux.  Les  couches 
sont  marquées  par  des  nuances,  qui  ont  fait  donner  à  ces 
roches  le  nom  qu'elles  portent.  Elles  ont  si  peu  de  consis- 
tance que  leurs  fragmens  cèdent  à  la  pression  des  doigts  , 
et  que  l'action  de  l'air  et  des  eaux  les  décompose  rapide- 
ment, ce  qui  occasionne  de  fréquens  éboulemcns.  Ce  qui 
est  très-remarquable,  c'est  que  les  cassures  récentes  sont 
d'une  couleur  uniforme,  et  que,  lorsque  la  décomposition 
commence,  on  y  voit  paraître  le  noir,  le  vert,  le  jaune, 
le  brun,  le  blanc.  Après  un  éboulement  considérable,  le 
sol  se  trouve  couvert  d'une  poussière  rouge  qui  provient 
principalement  de  la  couche  supérieure-,  tout  porte  à  pen- 
ser que  celle  masse  rocheuse ,  quoique  d'une  hauteur  et 


ET   SUR  LA.  POPULATION  DE  SES   RIVES.  I2S 

(l'une  étendue  considérables,  n'est  pas  d'une  origine  très- 
reculée  ,  et  qu'elle  s'est  formée  au  sein  des  eaux  dont  elle 
est  aujourd'hui  la  limite.  Il  est  aussi  très-probable  que  la 
masse  a  beaucoup  diminué  depuis  qu'elle  est  à  découvert, 
exposée  aux  imf/ressions  de  l'atmosphère  et  au  battement 
des  flots,  et  que  ses  débris  ont  formé  les  Grands  Sables, 
ainsi  que  les  terrains  sablonneux  qui  bordent  la  pointe  des 
Poissons  Blancs  (J'Fhite  Fish  point)  ^  qui  s'étendent  sur  les 
deux  rives  de  l'Ontonagon  et  en  d'autres  lieux  où  les  mêmes 
apparences  extérieures  du  sable  et  du  sol  dénotent  assez 
clairement  une  origine  commune.  » 

Autour  du  lac  Supérieur,  les  roches  affectent  souvent  la 
forme  de  fortifications  gigantesques  ,  avec  leurs  tours  et 
leurs  créneaux.  Quoique  la  navigation  soit  périlleuse ,  on 
n'a  pas  le  tems  de  s'occuper  de  soi-même  -,  on  oublie  tous 
les  dangers,  en  présence  d'une  nature  aussigrandiose  et  aussi 
imposante.  ^I.  M'Kenney  éprouva  les  effets  de  ce  charme 
irrésistible  :  tout  entier  à  des  observations  qui  l'absorbaient, 
son  canot  était  resté  en  arrière  -,  il  était  alors  près  de  la 
côte,  au  milieu  de  roches  à  fleur  d'eau  ^  un  vent  impé- 
tueux souffle  tout-à-coup,  les  vagues  sont  soulevées  et  se 
brisent  avec  fracas  contre  les  roches  :  l'observateur  et  ses 
compagnons  sentirent  alors  que  leur  imprudence  les  avait 
exposés  à  terminer  leur  voyage  par  une  déplorable  catas- 
trophe ,  et  ils  ne  négligèrent  plus  les  précautions  qu'exige 
partout  la  navigation  sur  les  lacs  entourés  de  montagnes. 

Les  voyageurs  apprirent,  à  Grande-Ile,  de  nouveaux 
détails  sur  un  détachement  de  guerriers  chipeways  dont 
on  avait  déjà  parlé  au  gouverneur  Cass,  lorsqu'il  vint 
dans  ce  pays ,  accompagné  de  M.  Schoolcraft.  Ces  guer- 
riers, au  nombre  de  treize,  voulurent  venger  l'honneur 
de  leur  tribu,  à  laquelle  on  reprochait  d'être  restée  dans 


llG  NOUVEAUX   DÉTAILS    SUR   LE   LAC   SUPÉIIIEUP,. 

une  honteuse  inactivité ,  lors  de  la  dernière  guerre  contre 
les  Sioux.  Nos  aventuriers  se  chargèrent  de  laver  cet  af- 
front dans  le  sang  des  ennemis^  ils  prirent  leurs  armes  et 
partirent.  Ce  fut  en  vain  que  de  pacifiques  voisins  essavèrent 
d'empêcher  le  renouvellement  des  hostilités  ;  les  inflexibles 
('hipeways  ne  voulurent  rien  entendre.  Ils  ne  tardèrent 
pas  à  rencontrer  les  Sioux;  l'ennemi  était  en  force,  au 
moins  dix  contre  un  :  cependant  il  fut  provoqué  au  com- 
bat. Les  Sioux  curent  la  générosité  de  faire  des  remon- 
Irances,  de  rappeler  les  conditions  de  la  paix,  d  invoquer 
l'autorité  des  sermens  mutuels-,  ces  pourparlers  n'abouti- 
rent qu'à  faire  suspendre  le  combat  jusqu'au  lendemain. 
Pendant  la  nuit,  les  Chipeways  creusèrent  à  la  hâte  un  re- 
tranchement, afin  de  pouvoir  prolonger  leur  défense,  bien 
résolus  de  mourir  les  armes  à  la  main,  et  telle  fut,  en  effet, 
leur  destinée  ;  mais  ils  firent  éprouver  à  l'ennemi  une  perte 
énorme,  l'honneur  de  leur  nation  fut  réparé  ,  le  but  de 
leur  dévouement  fut  atteint.  Un  seul  des  treize  échappa  : 
c'était  le  plus  jeune  5  ses  compagnons  l'avaient  placé  sur 
une  hauteur  d'où  il  put  voir  le  combat,  et  en  porter  la  nou- 
velle à  sa  tribu.  On  trouverait  difficilement  chez  les  peuples 
les  plus  vantés  ,  anciens  ou  modernes,  des  exemples  d'un 
point  d'honneur  plus  délicat  que  celui  de  ces  guerriers 
chipeways,  et  d'une  plus  grande  modération  que  celle  des 
Sioux. 

Ces  voyageurs  arrivèrent  le  17  juillet  à  Granité  Point, 
ainsi  nommé  par  M.  Schoolcraft ,  parce  que  la  constitu- 
tion granitique  y  domine ,  et  imprime  son  caractère  à  la 
figure  du  terrain  et  à  l'aspect  général  du  pays,  qui  prend 
encore  plus  de  grandeur  et  une  majesté  plus  sévère.  «J'avais 
escaladé  des  rochers,  et  j'étais  établi  sur  une  corniche  qui 
se  projetait  sur  le  lac  ;  je  me  plaisais  à  contempler  le  mou- 


ET   ?VR  LA   POPULATION   DE   SES  RIVES.  11^ 

vement  des  vagues,  qui ,  venant  se  briser  contre  les  bords, 
lançaient  quelquefois  leur  écume  jusqu'à  la  hauteur  où  je 
me  trouvais.  Un  peu  plus  loin  ,  dans  une  anse  formée  par 
quelques  pointes  de  rocs,  l'eau  était  assez  tranquille.  Une 
cane,  sortie  de*  dessous  ces  rocs,  conduisait  dix  à  douze 
canetons  éclos  depuis  quelques  jours  :  celte  famille  aqua- 
tique me  Tit,  et  la  fraveiir  la  précipita  dans  l'eau.  Elle  ne 
se  crut  en  sûreté  que  lorsqu'elle  fut  loin  des  bords  du  lac , 
au  milieu  des  vagues.  Je  ne  vovais  plus  les  canetons  que 
lorsqu'une  lame  les  soulevait  .  et  ils  me  paraissaient  alors 
aussi  petits  que  des  bouchons  flottans  sur  Teau.  Ces  petits 
animaux  sont  doués  d'une  puissance  de  mouvement  tout-à- 
fait  surprenante.  »  Ce  fait  paraît  encore  plus  remarquable 
sur  les  rivières  fréquentées  par  les  canards  ;  dès  que  les  cou- 
vées peuvent  se  jeter  à  l'eau  ,  elles  v  nagent  avec   une  si 
grande  vitesse,  que  le  chasseur  le  plus  leste  ne  peut  les 
atteindre:  en  un  clin  d'œil,  leurs  bandes,  d'une  longueur 
prodigieuse  et  si  serrée  qu'on  voit  à  peine  la  surface  de 
l'eau,  sont  hors  de  la  portée  du  fusil.  Cependant  ces  jeunes 
oiseaux  n'ont  encore  alors  ni  plumes  ni  ailes  dont  ils  puis- 
sent s'aider  :  lorsqu'ils  seront  pourvus  des  moyens  de  s'é- 
lever dans  les  airs,  on  ne  devra  pas  s'étonner  de  les  voir 
entreprendre  de  longs  voyages  ,  et  traverser  des  mers. 

M.  M'Renney  pense  qu'un  groupe  de  petites  îles,  qui  se 
présentent  sur  la  direction  de  Granité  Point ,  v  fut  joint 
autrefois,  de  manière  que  les  terres  se  prolongeaient  fort 
avant  dans  1^  lac.  Cette  opinion  n'est  pas  dépourvue  de 
vraisemblance  ,  et  les  observations  de  M.  Schoolcraft  lui 
sont  favorables.  Dans  les  îles  dont  il  s'agit,  les  roches  do- 
minantes sont  granitique?  :  mais  on  y  trouve  aussi .  et  prin- 
cipalement sur  les  côtes  .  un  giès  friable  ,  analogue  à  celui 
(li-s  Rcches  peintes,  dont  les  couches  ont  pu  être  décom- 


128  NOUVEAUX  DÉTAILS  SUI\   LE  LAC  SUPÉRIEUTi 

posées,  et  leurs  débris  déplacés  par  les  eaux.  C'est  ainsi 
que ,  suivant  plusieurs  géologues  ,  les  efforts  prolongés  des 
flots  de  la  Manche  et  de  la  Mer  du  Nord  sont  parvenus  à 
détacher  la  Grande-Bretagne  du  continent  européen. 

On  avait  cru  trouver  quelque  économie  de  tems  et  de 
faligue  en  interrompant  la  navigation  à  travers  le  lac  Su- 
périeur, par  un  portage  de  quelques  milles  :  on  débarquait 
à  Tisthme  d'une  sorte  de  presqu'île,  nommée  Keween 
Point,  et  la  navigation  recommençait  au-delà  de  ce  couit 
trajet  par  terre.  Dans  son  voyage,  en  1820,  le  gouver- 
neur Cass  s'était  conformé  à  l'ancien  usage  ^  mais ,  cette 
fois  ,  il  donna  Tordre  de  contourner  la  presqu'île ,  afin  de 
reconnaître  ses  côtes.  On  ne  croyait  pas  qu'elle  pénétrât 
aussi  loin  dans  le  lac  :  M.  M'Renney  eut  le  tems  de  l'exa- 
miner-, quelques-uns  des  sites  qu'il  y  vit  appartiennent 
exclusivement  au  lac  Supérieur,  et  peuvent  servir  à  le  ca- 
ractériser. Sur  les  deux  tiers  de  cette  étendue,  les  côtes 
étaient  basses,  inondées^  on  ne  voyait  que  des  terres  ma- 
récageuses, couvertes  de  plantes  aquatiques,  et,  un  peu 
plus  loin  ,  des  cèdres  ,  des  spruces ,  des  trembles  :  vers 
l'extrémité,  des  roches  s'entassent  irrégulièrement  les  unes 
sur  les  autres,  et  présentent  un  singulier  contraste  avec 
l'espace  uniforme  qu'on  vient  de  parcourir. 

((  La  côte  forme  une  multitude  de  petites  baies  qui  s'en- 
foncent plus  ou  moins  dans  les  terres,  depuis  une  centaine 
de  pieds  jusqu'à  un  quart  de  mille.  Les  rochers  qui  les 
bordent  surplombent  en  plusieurs  lieux  ,  et  semblent  prêts 
à  s'écrouler  sur  la  tête  de  l'imprudent  navigateur  qui  ose 
approcher  de  leur  pied.  Quelquefois  ,  l'entrée  de  ces  baies 
est  obstruée  par  d'énormes  blocs  entre  lesquels  un  canot 
trouve  à  peine  un  passage.  Ces  masses  rocheuses  sont  de 
même  nature  que  les  hautes  falaises  de  la  côte  \  on  soup- 


ET   SUR   LA   POPULATIOTV'   DE  SKS   T\IVES.  iy.() 

çoniie  qu'elles  en  firent  autrefois  partie,  çt  qu'elles  en 
furent  détachées,  soit  par  l'action  lente,  mais  prolongée, 
des  agens  atmosphériques  ,  soit  par  des  causes  violentes  , 
comme  des  tremhlemens  de  terre.  » 

Des  cascades,  une  helle  verdure ,  des  arbrisseaux  fleu- 
ris ,  ornaient  ces  lieux  solitaires.  M.  M'Renney  croit  y  avoir 
fait  une  brillante  découverte  qu'il  annonce  avec  solennité 
aux  poètes  et  aux  botanistes  :  c'est  le  rosier  sans  épines  , 
placé  par  la  nature  sur  les  rochers  du  lac  Supérieur  aussi 
bien  que  sur  les  Alpes,  sur  les  Vosges  et  plusieurs  autres 
chaînes  de  montagnes  en  Europe.  Si  l'arbuste  américain 
n'est  pas  exactement  delà  même  espèce  que  celui  d'pAirope, 
les  différences  ne  peuvent  étie  que  très-légères.  Au  reste, 
le  rosier  des  Alpes  ,  introduit  depuis  long-tems  dans  les 
jardins,  n'est  pas  du  nombre  de  ceux  qui  ont  produit  les 
intéressantes  variétés  dont  on  se  plaît  à  faire  des  collections. 
Si ,  quelque  jour  ,  l'art  et  les  soins  des  jardiniers  lui  sont 
plus  spécialement  appliqués,  il  acquerra  sans  doute  des 
qualités  plus  dignes  d'éloges  que  le  mérite  d'avoir  une  tige 
in  offensive. 

La  circonnavigation  de  la  presqu'île  est  de  quarante- 
cinq  milles.  Les  grandes  barques  ne  peuvent  s'en  disnenser, 
mais  les  canots  des  Indiens  sont  assez  légers  pour  que  l'on 
conserve  l'usage  de  les  transporter  par  terre  en  traversant 
l'isthme.  Cependant  ,>  ce  ne  fut  pas  la  commodité  de  ce  por- 
tage qui  en  fit  prendre  Thabitude,  mais  la  superstition. 
On  rapporte  qu'à  une  époque  très-ancienne  des  Indiens 
qui  allaient  à  1  île  des  Castors  ,  après  avoir  doublé  l'extré- 
mité de  la  presqu'île  ,  furent  frappés  de  terreur  à  l'appari- 
tion soudaine  d'une  femme,  dontla  hauteur  surpassait  celle 
des  plus  grands  arbres  ;  ils  virèrent  de  bord  ,  et  revinrent 
précipitamment.  La  consternation  était  si  bien  peinte  sur 
XVI.  9 


î3o  NOUVEAUX  DÉTAILS  SLR  LE  LAC  SUPÉRÏEIR. 

leurs  visages  ,  qu'ils  la  répandirrnt  dans  tout  le  pays  -,  de- 
puis ce  lems,  aucun  canot  n'approcha  de  ces  parages  sou- 
mis à  des  pui'^sances  malfaisantes.  Les  castors  profilèrent 
de  la  retraite  de  leurs  ennemis;  ils  multiplièrent  dans  Tîle 
qui  porte  leur  nom  et  dans  les  îlots  d'alentour,  de  manière 
que  le  premier  chasseur  entreprenant ,  qui  osa  braver  les 
esprits  gardiens  du  lac  et  aborder  dans  l'île  ,  s'enrichit  par 
le  produit  d'une  seule  chasse.  On  pense  bien  que  ce  nou- 
veau Jason  n'était  pas  un  homme  rouge,  mais  un  blanc. 

En  approchant  de  la  rivière  Ontonagon  ,  les  voyageurs 
eurent  en  vue  la  chaîne  des  Monts  Porcs-épics  {Porcupine 
Mounlains)  ,  élevée  de  2,000  pieds  au-dessus  du  niveau 
du  lac  ,  suivant  le  capitaine  Douglas  -,  ils  firent  halte  près 
d'un  village  indien.  M.  M'Kenney  eut  la  curiosité  de  vi- 
siter la  cabane  qui  ,  par  son  apparence  extérieure  ,    devait 
être  l'habilation  du  plus  riche  propriétaire  du  lieu  :  c'était 
celle  d'un  Français  qui  c.vait  épousé  une  Indienne.  L'inté- 
rieur de  celte  demeure  pouvait  avoir  une  douzaine  de  pieds 
de  diamètre.  Le  maître  était  absent  :  le  voyageur  y  compta, 
outre  la  maîtresse  de  la  maison  et  ses  cinq  enfans ,  plu- 
sieurs femmes  sauvages  et  un  vieux  chef,  six  chiens  et  une 
corneille-,  ceux  qui  ont  contracté  le  besoin  d'être  au  large 
dans  leur  habitation,  concevront  difficilement  qu'un  aussi 
grand  nombre  d'individus  ait  pu  s'entasser  dans  un  espace 
aussi  étroit  :  mais  le  tableau  de  leurposition  n'est  pas  achevé; 
quelques  motsdu  vieux  chef  y  ajoutèrent  un  nouveau  trait. 
<(  Depuis  dix  jours  ,  dit-il ,  le  suc  d'ail  de  nos  bois  est  ma 
seule  nourriture.  »  Voilà  cette  vie  sauvage  dont  certains 
écrivains  du  dernier  siècle  ont  fiût  un  éloge  peu  philoso- 
phique. On  recueillerait  facilement,  en  Amérique,  assez 
de  fails  de  même  nature  que  l'exemple  de  ce  ménage  d'un 
Français  -,  ce  serait  un  avertissement  salutaire  pour  cette 


ET   SUR  LA  rOPULÀTION  DE   SES   RIVES.  l3l 

foule  d'émigrans  ,  qui  ,  sur  la  foi  de  descriplions  men- 
songères ,  viennent  chercher  le  honheur  dans  le  Nou- 
veau-Monde ,  et  n'y  trouvent  que  la  misère  et  une  mort 
prématurée. 

Il  y  a  plus  d'un  siècle  qu'une  mission  française  fut  éta- 
blie dans  l'île  Saint-Michel,  vers  la  partie  septentrionale 
du  lac.  On  y  avait  planté  une  croix  ,  bâti  une  chapelle-,  et, 
sans  doute  ,  la  ferveur  des  néophytes  répondait  au  zèle 
apostolique  des  missionnaires.  Il  ne  reste  plus  aucune  trace 
de  cet  établissement',  ni  de  son  influence  religieuse  et  mo- 
rale ;  les  travaux  ,  les  souffrances^  la  mort  peut  élre  de 
plusieurs  hommes  d'une  piété  sincère  et  dévouée,  n'obtin- 
rent aucun  résultat  durable.  Il  paraît ,  cependant ,  qu'un 
très-petit  nombre  d'Indiens ,  à  Fond  du  Lac ,  ont  conservé 
quelques  notions  confuses  ,  quelques  lueurs  de  christia- 
nisme ^  ils  reçurent ,  dit-on  ,  il  y  a  plusieurs  années ,  la 
visite  d'un  prêtre  qui  voulait  ranimer  le  feu  divin  au  moyen 
de  ces  faibles  étincelles,  et  offrir  les  secours  de  la  religion 
aux  Européens  qui  fréquentent  ce  lieu  :  nos  vovageurs  ne 
l'y  ont  pas  retrouvé.  Il  ne  serait  pas  moins  difficile  aujour- 
d'hui d'opérer  des  conversions,  dans  ce  pays,  que  dans  les 
lieux  où  la  voix  de  la  religion  chrétienne  ne  s'est  pas  en- 
core fait  entendre j  telles,  par  exemple,  que  les  âpres  soli- 
tudes des  Montagnes  Rocheuses. 

Un  ancien  habitant  des  bords  du  lac,  M.  Johnson,  dit 
à  M.  M'Kenney  qu'il  avait  eu,  en  1791  ,  la  visite  d'un 
Français  ou  Italien,  homme  très-instruit,  qui  faisait  des 
observations  astronomiques  avec  des  instrumens  dont  il 
était  bien  pourvu.  Ce  voyageur  se  nommait  le  comte 
Andriani. 

En  continuant  leur  route  ,  les  envoyés  des  Etals-Unis 
virent  un  autre  exemple  des  misères  de  la  vie  sauvage  j  c'é- 


l32  NOUVEAUX  DLïAlLS   SLK  LE  LAC   SUPÉRIEUR 

tait  une  troupe  d'Indiens  qui  cherchaient  vainement,  de- 
puis plusieurs  jours  ,  une  nourriture  qui  piit  réparer  leurs 
forces  presque  épuisées.  Ij'un  d'eux  se  détacha  de  la  troupe 

dès  qu'il  eut  vu  des  hlancs,  et  vint  demander du  tabac. 

L'homme  rouge  supporte  la  faim  -,  il  s'est  accoutumé  dès 
son  enfance  à  cette  privation  ;  les  longs  jeûnes  sont  une 
partie  de  l'éducation  du  guerrier-,  mais  aucune  sorte  d'a- 
mour-propre ,  aucune  habitude  ,  ne  s'opposent  à  son  goût 
pour  l'eau-de-vie  et  le  tabac  ^  il  s'y  livre  sans  scrupule*,  c'est 
une  passion  qui  ne  rencontre  point  d'obstacle  :  on  en  con- 
clut mal  à  propos  qu'elle  est  la  plus  forte  que  cette  race 
d  hommes  puisse  ressentir. 

Les  envoyés  arrivèrent  à  Fond  du  Lac  le  28  juin  :  ils 
avaient  parcouru  629  milles.  Les   négociations  dont  ils 
étaient  chargés  les  retinrent  en  ce  lieu  jusqu'au  9  août-, 
elles  étaient  fort  compliquées  ,  et  quelques  points  étaient 
délicats  à  traiter ,   quoique  le  gouverneur  Cass  les   eût 
préparés  par  ses  démarches  et  ses  voyages  précédens.  Il 
ne  s'agissait  pas  seulement  de  délimitations  territoriales  , 
des    relations   futures  entre  les  Etats-Unis  et  les  nations 
indiennes  ;  il  fallait  exiger  des  satisfactions,  et  faire  livrer 
des  coupables.  M.  M'Kenney  rapporte  ,   au  sujet  de  ces 
extraditions  ,    un  fait  qui  fait  honneur  à  la  bonne  foi  des 
Indiens  et  à  la  fidélité  avec  laquelle  ils  observent  les  stipu- 
lations onéreuses  d'un  traité.  Pendant  l'été  de  1819,  deux 
soldats  de  la  garnison  du  fort  Armstrong ,  sur  le  Mississipi , 
furent  tués  et  horriblement  déchirés  dans  un  taillis ,  à  peu 
de  distance  du  fort.  Quelques  circonstances  indiquèrent 
que  les  meurtriers  étaient  des  Indiens  Winebagos.  Peu  de 
lems   après    une  conférence   fut  tenue  à  la  Prairie   du 
Chien  ,  et  les  négociateurs  américains  exigèrent  préalable- 
ment qu'on  livrât  les  assassins  de  leurs  compatriotes.  Les 


ET  SUR   LA   POPLLATIO?f   DE  SES   RIVES.  I  33 

chefs  Winebagos  le  promirent  et  tinrent  parole.  Au  bout 
de  quelques  jours ,  une  bande  nombreuse  de  cette  tribu  , 
précédée  d'un  drapeau  blanc ,  amenait  trois  hommes  qu'elle 
remit  entre  les  mains  des  soldats  des  Etats-Unis.  Dès  le 
lendemain,  ils,  furent  traduits  à  un  tribunal  militaire, 
interrogés  séparément ,  et  la  parfaite  conformité  de  leurs 
récits  en  garantit  la  sincérité.  Le  plus  jeune,  interrogé 
le  premier,  raconta  que,  se  trouvant  à  la  chasse  ,  avec  son 
frère  et  son  oncle  ,  dans  l'île  où  le  fort  Armstrong  est  cons- 
truit, deux  soldats  approchèrent  d'eux  sans  les  voir,  et  se 
mirent  tranquillement  à  couper  des  perches.  L'oncle  avait 
alors  auprès  de  lui  le  plus  jeune  de  ses  neveux,  l'autre  était 
occupé  à  quelque  distance  en  arrière.  Le  guerrier  Wine- 
bago  crut  avoir  trouvé  l'occasion  de  venger  la  mort  de 
quelques  parens  qui  avaient  été  tués  dans  la  dernière  guerre 
contre  les  blancs  ;  il  proposa  à  son  neveu  d'attaquer  avec 
lui  les  deux  soldats ,  et  de  rapporter  leur  chevelure ,  lors- 
qu'ils rejoindraient  leur  tribu.  Le  jeune  homme  refusa  po- 
sitivement -,  il  rappela  à  son  oncle  les  conditions  expresses 
de  la  dernière  paix  :  ses  remontrances  furent  inutiles. 
L'oncle  alla  faire  la  même  proposition  à  son  autre  neveu , 
qui  lui  fit  d'abord  la  même  réponse ,  et  de  plus  fortes  ins- 
tances pour  qu'il  renonçât  à  son  funeste  projet  ;  rien  ne 
put  ébranler  la  résolution  du  guerrier,  de  manière  que  le 
neveu  le  voyant  décidé  à  marcher  seul  contre  deux  hommes, 
n'hésita  plus  à  lui  prêter  son  secours  et  son  bras.  Toutes 
ces  circonstances  étant  constatées  par  les  aveux  des  trois 
accusés,  le  tribunal  acquitta  celui  qui  n'avait  pris  aucune 
part  au  meurtre  des  soldats  ;  les  deux  autres  furent  con- 
damnés. La  mort  ne  les  surprit  point  ^  ils  y  étaient  pré- 
parés depuis  le  moment  où  ils  furent  arrêtés  par  les  guer- 
riers de  leur  nation  ,  pour  être  conduits  à  la  Prairie  du 
Chien. 


l34  NOUVEAUX  DÉTAILS  SUR  LE  LAC  SUPÉRIEUR 

Une  des  plus  étranges  coutumes  des  populations  sauvages 
de  ces  contrées  est  celle  qui  prolonge  ,  pour  les  épouses , 
Texistence  du  mari  long-lems  après  sa  mort.  Parmi  les 
femmes  qui  vinrent ,  avec  leurs  tribus,  à  la  grande  assem- 
blée de  Fond  du  Lac  ,  on  en  remarqua  plusieurs  qui  por- 
taient un  paquet  de  hardes  dont  elles  ne  se  séparaient 
jamais  -,  c'étaient  des  veuves  ,  et  ce  paquet  était  leur  maii. 
Au  moment  où  une  femme  devient  veuve,  elle  doit  ras- 
sembler les  meilleures  bardes  du  défunt  -,  les  ceintures 
qu'il  porta  servent  à  serrer  le  ballot  -,  on  y  attacbe  les 
ornemens  qu'il  possédait  ,  et  voilà  ce  que  la  veuve  doit 
regarder  comme  son  mari.  Cette  nouvelle  union  est  beau- 
coup plus  étroite  que  la  première*,  pendant  une  année,  au 
moins,  et  quelquefois  beaucoup  plus  long-tems,  les  deux 
conjoints  sont  inséparables.  C'est  à  la  famille  du  défunt 
qu'il  appartient  de  dégager  la  veuve  ,  et  de  lui  rendre  le 
droit  de  contracter  un  mariage  plus  réel  :  si  elle  y  consent, 
elle  enlève  le  paquet,  simulacre  du  déiunt,  et  tout  est 
fini.  Quelques  faibles  compensations  allègent  quelquefois 
le  joug  que  cette  coutume  fait  peser  sur  les  femmes,  déjà 
si  maltraitées  dans  toute  l'Amérique  non  civilisée  \  le  pa- 
quet de  linge  a  droit  à  tous  les  partages  auxquels  l'homme 
qu'il  représente  eût  été  appelé  ,  et  la  veuve  profite  de  ce 
qu'il  aurait  reçu. 

Le  séjour  de  M.  M'Renney  à  Fond  du  Lac  lui  fournit 
l'occasion  d'observer  plusieurs  autres  traits  peu  connus  et 
non  décrits  du  caractère  et  des  mœurs  de  diverses  tribus  in- 
digènes réunies  momentanément  dans  ce  lieu.  On  n'est  pas 
surpris  d'y  reconnaître  beaucoup  d'erreurs,  des  supersti- 
tions dont  les  peuples  les  plus  éclairés  ne  sont  pas  tout-à- 
fait  exempts.  La  vie  sauvage  expose  Tbommc  à  tant  de  souf- 
frances, et  lui  oflVe  si  peu  de  bonheur,  qu'elle  lui  interdit 
les  longues  observations  ,  les  réflexions  réitérées  sans  les- 


ET  SUR   LA  POPLLATTON   DE   SES  RIVES.  l35 

quelles  il  ne  peut  acquérir  aucune  idée  juste  sur  des  objets 
que  les  philosophes  mêmes  ne  connaissent  pas  encore  suffi- 
samment. L'imagination  des  malheureux  est ,  surtout,  fé- 
conde en  vaines  terreurs-,  mais  elle  enfante  aussi  les  espé- 
rances illusoires,  des  consolations  fantastiques  :  elle  peuple 
l'univers  d'êtres  supérieurs  à  l'homme,  amis  ou  ennemis  de 
sa  race  -,  voilà  son  explication  du  bien  et  du  mal.  On  n'est 
donc  pas  surpris  que  chaque  indigène  de  l'Amérique  croie 
à  son  manitou^  et  Ton  sait  gré  à  ces  peuplades  de  ce  qu'elles 
se  sont  élevées  jusqu'à  la  notion  d'un  Grand  Esprit.  Au 
sujet  de  ces  croyances ,  INI.  M'Kenney  rapporte  une  anec- 
dote par  laquelle  nous  allons  terminer  cet  article  ,  et  qui 
caractérise  mieux  les  superstitions  indiennes  que  la  plu- 
part des  faits  racontés  par  les  autres  voyageurs. 

«  Peu  de  tems  après  notre  arrivée  à  Fond  du  Lac  ,  un 
Indien,  de  l'apparence  la  plus  misérable  ,  se  présente  au 
gouverneur-,  c'était  le  guide  qui  avait  entrepris,  en  1820, 
de  le  conduire  au  Rocher  de  Cuivre,  et  qui  n'avait  pu  trou- 
ver le  chemin  de  ce  roc  fameux.  Depuis  ce  tems,  le  guide 
maladroit  subissait  une  sorte  d'excommunication  ;  sa  tribu 
le  regardait  comme  un  objet  du  courroux  du  Grand  Esprit , 
parce  qu'il  avait  prêté  son  assistance  aux  blancs  dans  leurs 
projets  de  spoliation.  Cette  divinité  suprême  est  très-jalouse 
de  ses  trésors  ^  c'est  pour  les  soustraire  à  l'avidité  de  ses 
ennemis  qu'elle  les  a  cachés  dans  le  sein  de  la  terre.  Pour 
comble  d'infortune ,  l'Indien ,  brouillé  avec  les  hautes  puis- 
sances surnaturelles,  ne  réussit  dans  aucune  de  ses  chasses  : 
on  crut  généralement,  et  il  finit  par  croire  lui-même,  que 
son  manitou  l'avait  abandonné  :  il  était  arrivé  au  dernier 
degré  de  la  misère  et  attendait  la  mort  avec  résignation  , 
lorsque  le  gouverneur  arriva.  Ses  aventures  furent  le  sujet 
de  nos  entretiens;  nous  pensâmes  qu'avant  de  le  renvoyer 


l36       NOUVEAUX  DÉTAILS  SUll  LE  LAC  SL'PÉRIEUK  ,  ETC. 

dans  sa  tribu ,  il  fallait  faire  disparaître  les  traces  de  la 
colère  divine,  le  mettre  en  état  de  se  présenter  avec  son 
ancienne  vigueur,  sa  bonne  mine  ,  et  même  une  sorte  de 
luxe ,  signes  certains  des  bonnes  grâces  du  Grand  Esprit  et 
des  soins  du  manitou.  Notre  protégé  fut  bien  nourri  , 
habillé,  chargé  de  quelques  présens,  et  ,  depuis  lors,  fort 
considéré,  satisfait  de  sa  position  et  heureux  dans  ses 
chasses.  )> 

(  Nortli  American  Heview,  ) 


TABLEAU    DU    TERRITOIEE ,    DE    LA    POPULATION,    DES    FINAIfCES ,    DES    FORCES    DE    TERRE    ET    DE    MER  .DES    PUISSANCES    DE    L  AFRIQUE. 


NOMS  DES   PUISSANCES. 


Empire  de  Maroc  (u) 


Rovanmc  dcSuselTanict 

M.      lie  Maroc 

M.      de  Fi-z 

Lc^  tribus  de  Berbères  dans  l'Atlas  septei 
L'État  de  Blcd-Cidi-IIassem  (n)  .    .   . 


Ile  de  Madagascar 

Royaume  des  Ovas  ou  de  Radama  (i3). 


Afrique  Anglaise. 


Clnnie  du  Cap  de  Bonne  Espérance.  .  .  . 
Ile  de  Frar.ee  ou  Maurice  avec  les  Seclielles  .  . 
Culonlc  sur  la  côte  occidentale  d'Afrique  (i4). 
Sainte-Hélène  et  Ascension  (l5)  .    ■.•... 


Atrique  Espagnole. 


Archipel  des  Canaries 

Iles  de  Fernando  Po  et  d'Annobon  fi6) 

Presidio»  ou  Places  dans  l'Empire  de  Maroc  (17). 


Afrique  Française  (i8). 


Ile  Bourbon 

Colonie  du  Sénégal  .    . 
Établissemens  de  Madagasi 


Archipel  des   îles  Comores  (i9\ 

Afrique  Arabe  (20) 

Afrique  Danoise 

Afrique  Néerlandaise  (ai).  .   .   . 


l.TKNDLE 
DU  TERRITOIRE 


ograpbiijues. 


POPULATION. 


l3,7I2 

6,287 
5,434 


b,7oa 

5,53o 


i63 


265 

'Il 

9" 

70 
40 
5 


2,800,000 


254,200 


227,400 


99.734 
80,454  ) 


'.079 

489 


}        »% 
{       3,0 

1,394 

î   ,^:^1 

38i 


12,000 

i33 

60,000 

857 

3o,ooo 

1,000 

i5,ooo 

3,000 

FINA>fCES. 


FORCES  DE  TEIIKE 


REVENU  Pl-BLIC 
en  francs. 


«  le  tablea 


le  tableau 
liurope. 


DETTE  PUBLIQUE, 
capital  en  francs. 


EK    TE  MS 
de  r-ix. 


36, 000 


EN    TEH  S 

de  giieive. 


FOilCES  NAVALLS 


E.:f  TEU ; 

de  paix. 


EN    TEMS 


OBSERrATIONS. 


(.i)Le: 


Arabes  de  l'ei 


pire    de    Maroc  appartienDent  à  la  même  m 
uprématie  du  grand-seigoeur  ,  et  rempcrenr 


{il)  Depuis  quelques  années,  ce  petit  étn  est,  par  le 
Rtbité  par  une  population  industrieuse,  apritolc  ,  guerrièn 
ment  considéré  comme  l'entrepôt  du  commerce  entie  le  i 
Maroc.  Les  marchands  de  ce.';  deux  villes  aiment  mieux  s'y 
tudes  pour  se  reudie  à  Tombouctou. 


t ,  indépendant  de  l'empire  d^  Karoc. 
î.arcliaode,  Cidi-Has*em  e.t  »€tu-ri>- 
ume  du  Soudan  et  celoi  dp  Fez  et  de 
êter  que  de  IraTer^er  d'afTreiucs  JoIi- 


(.5)  Nous 

av 

ons  vu  , 

dansl 

il 

.ajiparte 

el 

tifs  au 

famill 
royaun 

K 

na 

,  chcfd 

"S  Ova 

u,  s  de  que 

iq 

es  anoL 

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de 

Tamalav 

de  Foui 

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aTdL^ 

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peud 

m  pour  d 

SI 

nerson 

rojaur 

l4)0na 

TU 

,dans 

noire  i 

le  tableau  de  l'Australie ,  que  les  Madecasses  qui  peuplent  cetw  fiande 

lie  malaise.  C'est  M.  Balbi  qui  nous  a  communiqué  le»  renseijn'emens 

des  Ovas.  Ce  royaume  est  une  création   politique  de  nm  jônrs.  Le 

aalion  nombreuse  de  Fintérieur  de  Madagascar,  est  parreon  ,  dan,  le 

la  plus  grande  partie  de  Madagascar.  Les  chefs  de  Bombetoc, 


.        .  peenne.  Emjne 

édifices  construits  par  des  arcliitectes  européens.  Elle  possède  nr 


des 


t  devei 
nente  et  presque 

'     -       '  "  .'        ~'     .         -       -cnlléj, 

fans  dts  grands.  Il  est  très-probable  que  Fbabi 
i  domination  sur  toute  cette  île,  dont  il  a  déjà  empronbé  le 

.  „  sqncies  Anglais  paraissent  disposés  i  abandonner  leur^di*- 

j.....u.,^u^  établissemens  de  Sierra-Leone  et  de  la  Cote-d'Or,  pour  les  concentrer  dans  l'ile  de  Fer- 
naiido-Po.  Cette  île  offre  un  des  points  les  plus  importans, sous  le  rapport  politique,  commercial  et 
militaire.  Voyez  la  note  i6. 

(x5)  Celte  île  et  celle  de  l'Ascension  ,  qnoiqu'en  Afrique ,  dépendent  de  la  Compagnie  des  Inde. 
Ç16)  Ces  îles,  situées  dans  le  golfe  de  Guinée,  n'ont  jamais  été  occupées  par  les  Espasnols,  moi- 

TTSiParlïPorlupal.  Les   habitans  sout  tontàfailindépeVdans. 

;  avec  ceux  de  Fernando-Po,  pensen:  puaioir  s'en  emparer  sans 


issi  ,  les  Anslais  ,  en  s'a 

rupule. 

(17)   Depuis  long-tems 

le  ,  Penon  ,  Vêlez  et  Ali 


les  Espagnols 
icemas.  C'est 


ièdent ,  dans  l'empire  de  Marjc ,  les  places  de  Cenu ,  Jla- 
pru  ides  de  Ceula  qu'on  envoie  les  individus  condamnés 


(18)  La  colonie  française  du  Sénégal  est  dirisée  . 
comprend  l'île  de  ce  nom  ,  dans  le  Ueuve  du  Sénégal 

établissemens  sur  le  fleuve  ;  les  escales  ,  ou  lieux  .le  r  . . . . 

côte  qui  s' étend  depui.)  le  cap  Blanc  jusqu'il   la  baie   d'iof.    V. 
:  depuis  la  bdie  d'Iof,  et  oot 


Gambie.  Notre  établissen 
avons  également  des  lo.ge 
pbin.  Nous  possédoDS  au: 

(il)  Cet  arcbipel  aurait,  se 
170,000  fcabitans.  M.  Bolbi ,  i 
Nous  avons  suivi  cette  derniè 
centes  sur  cet  archipel  dévasté  par  les  guei 


arrondissemens.  Celui  de  Sainl-Lonis 

de  Dalaghé,  SafaI  et  Giber;  les  divers 

urne,  et  la  partie  de  La 

t  de  Gorêe  comprend  - 

ptoir  d'Albreda  dans  h 


înt  le  plus  important,  à  Madagascar,  e.-t  celui  de  l'ile  Sainte-Marie.  Vnns 
à  Tamatave ,  à  Foulepointe  et  près  de  l'emplacement  de  l'ancien  fort  Dan 
1 ,  dans  l'état  d'Alger,  le  petit  fort  La  Calle. 

plus  célèbres  géographes  allemands,  M.  Hassel,  jnsqo'i 

:,  pense  que  sa  population  ne  dépasse  pas  13,0  o  âmes. 

opinion   qui  s  accorde    davantage  avec  les  relations  les  plos  re- 

et  dépeuplé  par  les  descentes  presqu'annuelles  de« 


(10)  L'Arabib  afi 
e  Mascate.  Voyez  le    tableau   de   l'As 


comprend  les  îles  de  Quiloa  ,  MaCa  ,  Zanzibar,  etc.,  soumises  à  l' In 
■'--■   -"-   "'"-     -"--    '■ '-  du  gc.//e  Perti>e  ,  dans    notre 


(îi)  Depuis  h 
édui.cnt,  dans 


s -petit  territoire  autour  des  pri 


ap  de  Bonne-Espérance  aux  Anglaisâtes  possessions 
onde,  à  quelques  petits  forts  sur  la  COlc-d'Or  . 


'^ 


DES   PUISSANCES  DE  L'AFRIQUE  \- 


On  ne  sera  pas  surpris  sans  doute  de  trouver  une  partie  des  colonnes  de  ce  tableau  occupée,  comme  celles  du  tableau  de  TAustraiie  ,  par  des  points  d'interrogation  et  des  guillemets.  Malgré  les  progrès  que  de 
hardis  explorateurs  ont  fait  faire  à  la  géographie  de  l'Afrique,  dans  ces  dernières  années  ,  on  a  encore  bien  peu  de  renseignemens  sur  la  plupart  des  nations  indiquées  dans  la  première  colonne  ,  et  on  n'en  a  aucun 
sur  les  territoires  immenses  que  nous  avons  compris  sous  la  dénomination  collective  d'Afrique  centrale.  Tout  ce  qu'on  sait,  c'est  que  des  hordes  de  Gallas  parcourent  ces  contrées  sauvages.  On  y  trouve  aussi  des 
Caffres  et  des  Jaggers.  Cette  dernière  nation,  que  Batlel  nous  a  peinte  sous  des  couleurs  si  horribles,  serait  au  contraire  de  mœurs  très-douces  et  très-paisibles ,  selon  l'auteur  de  l'Atlas  Ethnographique  du  Glnbe,  dont 
le  témoignage  est  fondé  sur  les  rapports  récens  des  Portugais,  qui  entretiennent  avec  les  Jaggers  des  relations  commerciales. 


NOMS  DES  PUISSANCES. 


Afrique  Intérieure.   ... 
Soudan  ou  Nigritie.   ... 

Empire  de  Bornoo  (l) 

Empire  des  Foullahs  ou  de  Belle  {: 
Empire  de  Bambarra  (3)   .    .    .    . 
Royaume  du  Darfour   ... 
ftoyaume  de  Burgo  ou  Salej   .    . 
FiOyanme  de  Tumbouctou    .    .    .    . 

Désert  de  Sah.\ra  (4) .    .    .    . 


ETENDDE 

DIT  TEHBITOIBB 


nilXCS    CARSKi 

de  l5  au  degri 


POPULATIOU 


171,000 
62,575 


53,071 


i5, 000,000  ? 
19,000,000 

m 


3o4 


FINANCES. 


REVEHU   PUBLIC 
en  francs. 


DETTE  PUBLIQUE  , 
capital  eo  francs. 


FORCES  DE  TERRE 


EN    TEMS 
de  paix. 


KM    TEinS'      ÏM    TEMS 
de  guerre.  de  paix. 


FORCES  NAVALES 


EH    TEHS 
de  guerre. 


Voyez  le  Taelwo  watistiqot  de  l'Europe,  l'Asie  et  l'Australie  ,  dans  le»  Numéros  21,  37  et  a8  de  notre  recueil- 


OBSERVATIONS. 


{i)  Il  paraît,  d'après  les  données  positites  publiées  dans  la  relalioo  du  vora^e  de  t>echjm  e: 
Clapperton  ,  dans  cette  partie  de  l'Afriqoe,  qu'oQ  avait  beauctiap  exagéré  l'éteodue  e:  la  pui-^joa^e 
de  Bornou  ,  dont  on  fai?ait  dépendre  des  peuplade^  qui  sont  îodependantes.  Cet  enïp:rer^:s<iahic  ,* 
quelques  êgard~,  à  ta  France^  sous  les  roia  faiaèaaâ.  Le  sultan  de  Bomou  n'a  aocmic  aatoritc.  Le 
souverain  véritable,  qui  prend  le  titre  modeste  de  >cbeick  ,  exerce  an  pouvoir  aa  Moî^a^^  ctOMa 
que  celui  des  maires  du  palais.  On  trouvera  un  article  curieux  5ur  Bornoo,  et  ea  géadnl  sari» 
états  du  Soudau  ,  dan^  notre  lo^  numéro. 


(2)  Depuis  quelqu 


i ,  les  Foultahs  ou  Fellatuhs 


^  ,        .  »,  _  _    _ 1  pn'poBjtiaatc  ém 

Soudan.  Leur  empire,  fondé  par  le  sultan  Belto  ,  s'étend  depuis  le<  frontières  ocridentales  de  cdu  ^ 
,  jusqu'à  celles  du  royautue  de  Tombouctou.  Sakatou,  ville  sirande  et  popuL?u*«  ,  ea  «^  la 
'  "         "  *'  '  voyageurs  earopéens.  PeoI-«tre  na  jc«r 


apitale.  Le  sultan  BcUo  î 


.•■alion  pénétrera  l-elle  surleun>  traces  daob  tetle  partie  de  l'Afrlqu 


riAl  de  U 


(3)  C'est  l'é 

(4)  Cette  iE 


loe  I 


tlepluspuii 


l  du  Soodan  occidealal.  Sego  ,  sar  le  Xiser , 
ables  e^t  partagée  eolrc   trois  oatioos  prîi 


sk  est  U  capiblc. 
ipalcs  ;  le>  3f  un 


TABLEAU    DU    TERRITOIRE,    DE    LA    POPULATION,     DES    FINANCES,     DES    FORCES    DE    TERRE    ET    DE    MER    DES    PUISSANCES    DE    l'aiiUQUE. 


NOMS  DES    PUISSANCES. 


Afriqve  Ottomane  (5) 


I/Kivpte  avec  la  \ubic  et  les  autres  pays  régis  par  Moli; 

.  med-Al;;,   (6) 

Etat  de  Tripoli  avec  ses  dépeodaDces 

Çtat  de  Tunis 

Etat  d'Alger  (7) • 


Cote  orientale  d'Afrique  indépenlante. 


États  CI  peuplades  indépenda: 
iioyaume  de  Changamera   . 


Guinée. 


Empire  d'Aclianlle  (8), 
Royaume  de  Dahome  . 
Royaume  de  Bénin   .    . 


les  pays 


Senegambie. 


;  de  Fouta-Tori 


/■;.       de  Borb-Ialof 
/.;.       de  Bondou  .    . 


de  Cayor  et  Baol. 


de  Barbeim 

de  badibon 

de  Kolar   . 

îTimbou.    .    . 


Afrique  Portugaise  (g) 


Gonvernemcnt  d'Angola  .  . 
r.onvernement  de  Mosarabiq 
lies  dn  Cap-Vert  .  .  .  .  . 
IlesAcores  .  . 
Iles  de  Saint-Thomas  et  du 
Ile  de  Madère.  .    . 


Abtssinie  (10). 


Côte  d  Abys^icie  .     .        ....         .    .  

Cote  occidentale  d'Afrique  ou  Basse-Guinée 

Royaume  de  Congo 

Id.       de  Loango 

Pays  de  Matcmba !    !    .    !    ! 


kti:ndue 

DU  TEHHITOIBE 


géographiqu 


32,938 

34,425 

3o,o5o 

34,200 

6,25o 

3,210 

29,070 


28,490 

i4,-5o 


1 6,200 

8,100 

3,730 

3,1)85 


<5,75o(i5) 
e,o8o  ) 


POPULATION. 


6,820,000 


3,^13,000 

f       3,B,3,O00l 

[        840,000  / 
10,000,000 


12,000,000 


(io,ooo 


1,057,000 


4,000,000 

î      î 

5,000,000? 


FINANCES. 


FORCES  DE  TERRE 


iSg 


109 


4i3 


1,333  I 


36 

36 

483 
3,811 
1,036 
.1,5i4 

2(9 


REVENU   VVBLIC 


60,000,000 


DETTE  PUBilQUE, 
capital  ea  francs. 


EN    TEUÏ 


EN    T  EMS 

de  giieiit. 


FORCES  NAVALES 


EN     T  EM  S 
(le  Kuene. 


OBSERrATIONS. 


Touarick^  et  les  Tïhbos.  Des  île;,  de  verdure  ,  ou  oa-i%  ,  en  interrùittpeijt  laffrecse  monot/ïniç  .  et  %*n\ 
comme  aiilaut  de  ports  au  milieu  de  cette  mer  de  sables,  parcourue,  dans  tontes  les  directicDi  .  ur 
les  chameaux  des  caravanes  ,  auxquels  on  a  donné  le  nom  pittoresque  de  navire»  du  désert.  L«  prir.. 
cipalcs  oasis  sont  celles  du  l'ezzan  et  de  Gadames  ,  dépendantes  du  paclia  de  Tripoli  ;  celles  à' K^y» 
et  d'Apir  qui  forment  deux  petits  royaumes ,  et  celle  de  Cebaat  ,  qu'on  peut  regarder  comme  un« 
répuliliquc  ;  car,  quoique  son  chef  porte  le  litre  pompeux  de  .-nltan  ,  il  n'a  qae  bien  peu  de  pooT-  ;- 
sur  son  peuple. 

(.i)  La  population  de  l'Afrique  ottomane  a  été  > 
tifs,  faits  avec  beaucoup  de  >oin  sur  \e>  villages  s 

solitudes  de  la  Libye  ,  de  la  Haute  et  Basse-Nubie,  ainsi  que  ceUcs  qui  vivent  d; 
pas  de  porter  à  plus  de  2,85o,ooo  nmes  la  popnlatioQ  de-»  vastes  pj 

'  '  "  dejs  de  TrifMjll  et  d'Al'if 

nicre  -i  bénévole  a  cette  partie 
■êpiiqoc  par  lesquels 


ed-Ali, 


calculs 


peut  pas  pins  exagérée.  Des  calculs  appioiim^- 
le  long  du  \il  ,  sur  les  trïbusqui  pareourent  l«r. 
les  oasU,  ne  per- 


ns  d'babitai 


faiti 


î  qu'on  accordait  d'n 


■l'absurdité  d 
.  d'à 


nque   pour  rcprodui 
,  rétat  d* Alger  3,5oo,ooo,  ceb 


4i^04iOoo  et  celui   de 


Moh 

réduit  singi 
de  TAfriqu 
M.  Balbi  a 
Nubies  avaic. 
Tripoli  3,5oo. 

(G)  Il  faut  ajouter  aux  pays  ré^ls  par  le  vice-roi  d'Emitc  ,  le  grand  S^hérifal  de  la  Merqne .  le 
Nedjed  ,  ou  la  partie  de  l'Arabie  cenliale  occupée  par  les  Wahabites  ,  ainsi  qne  le  pays  de  Haça.  Tont 
ce  grand  territoire  est ,  depuis  quelques  années  ,  occupé  par  les  troupes  de  Mohammed-Ali.  Sa  po*iticn 
géographique  noua  a  seule  empêchés  de  le  comprendre  dans  le  tableau  de  l'Afrigoe.  Il  serait  possibJe 
cependant  que  le  Nedjed  ne  restât  pas  long-lems  aux  Tores.  Oo  a  '■ure  qne  le  bruit  de  la  résistance 
des  Grecs  a  pénétré  jusque  dans  les  déserts  des  Wahabites.  On  ?urait  une  idée  fausse  de  ces  derniers, 
si  on  les  considérait  seulement  comme  des  sectaires  religieux  ;  il  y  a  aussi  dans  leur  associa  tioD  no  prin- 
cipe et  un  but  politique.  Ce  but  , c'est  raffranchissemenl  des  popolations  arabes,  du  jouj  des  Torts  ; 
aussi  les  Wahabites  trouveraient  de  nombreux  partisans  en  Egypte,  et  dan?  les  parties  de  la  Syrie  ou  les 
Arabes  forment  la  majorité  des  Labitan?.  On  peut  voir,  dans  notreS^  noniéro  ,  Taperçu  de  la  situatloa 
<îe  l'Egypte  que  M.  Saulnier  a  rédigé  d'après  les  voyageur^  les  plus  réceos  et  des  reu-eizoemeus  par- 
ticuliers qui  lui  avaient  été  adressés.  Depuis  la  publication  de  cet  article  ,  Mohammed-Alî  a  encore 
augmenté  son  armée  et  sa  marine  militaire;  mais  cette  marine  vient  d'être  presqu'entiérement  détruite 
à  N'averÎD  ;  et  il  ne  lui  reste  plus  que  quelques  corveltes ,  des  bricks  et  d'autres  bâtimeo»  infêrïear». 

(t)  Voyez,  sur  Alger,  le  grand  article  inséré  dans  notre  i3c  numéro.  N""«  =-/^n=  .n".^;     ««t,,u  ^•- 
riné  de  cet  état,  les  évaluations  de  M.   Balbi.  Ce   géographe  observe 
était  forte  de  i3  balimens  de   12  à  44  canons,  60  chaloupes  canonn 
latines,  dont  une  partie  a  été  détruite  par  les  Anglais. 

(8)  Nous  devons  l'évaluation  du  territoire,  de  la  population,  etc.,  de  Tempire  d'Âchaotie,  à  I 

teur  de  l'atlas  ethnographique  du  globe.  Cet  empire  est  aujou--''*---  ' ■" ^ -'- — •  — 

Guinée.  Les  royaumes  de  Bentn  ,  Apullonla  ,   Auaula,   Boufi 
Acciïi.,  etc.,  en  sont  tributaires. 


n   i8i5,  la  Ootte  d" Aléser 
et  i5o  bâtimeos  à  voiles 


fu.  la  puissance  prépondérante  de  la 
,  etc.,  les  répttWi^-e>  de  Tantie  . 


(f)}  Il  suffirait  pour  --c  convaincre  du  peu  d'avantage?  de  la  plupart  des  po5ses5ions  coloniales  ,  de 
voir  quelle  était  la  situation  du  Portugal ,  il  y  a  queli|ues  années.  Alors  il  possédait  encore  Vimmeiise 
•empire  du  Brésil.  Mais  malgré  cette  vaste  étendue  de  territoire  parée  de  la  riche  vé-étatioa  destiv- 
piques  ,  le  Portngal  n'exerçait  aucun  genre  d'inilueoce  eu  Europe,  et  se  traînait  >erviIem*ot  i  la 
remorqtic  de  l'Anglclei-re. 


(10)  L'empire  d'Abyssinie  n'existe  plus  que  de  nom.  Depuis  qnelqnes  années  il  est  partase  en  plu- 
sieurs états  indépendans.  Ceux  du  Tygre  ,  d'Amhara  et  d'Efat,  sont  les  plus  considérables,  te  roi  du 
Tygre  est  le  plus  puissant  de  tous.  lia,  dii-on,  pour  vassal ,  le  Babcmxga^c^  ^«i  r«r«r  «tr  m- à*(i«»i 
de  la  Mer-Rouge.  L'empereur  est  gardé  ,  dans  son  palais  ,  a  Goudar,  comme  le  Grand-Mosol  a  Dehli. 
Cependant,  c'est  toujours  en  son  nom  que  se  publient  les  décrets  et  les  ordonnances  rendos  par  I«» 
princes  Gallas ,  qui ,  d«n»  «es  derniers  tenis  ,  se  sont  «mparé»  de  la  plu»  grande  partie  de  l  empire. 


CES    DE    L  AFRIQUE. 


OBSERVATIONS. 


et  les  TJbbos.  De?  îles  de  verdure  ,  ou  oasis  ,  en  interrompeut  l'affreuse  monotonie  ,  et  sont 
tant  de  ports  au  milieu  de  cette  mer  de  sables,  parcourue,  dans  toutes  les  directions  ,  par 
lUX  des  caravanes  ,  auxquels  on  a  donné  le  nom  pittoresque  de  navirts  du  désert.  Les  prin- 
is  sont  celles  du  Fczzan  et  de  Gadames  ,  dépendantes  du  pacha  de  Tripoli  ;  celles  d'Agados 
qui  forment  deux  petits  royaumes ,  et  celle  de  Gebaat ,  qu'on  peut  regarder  comme  une 
;  car,  quoique  son  cbef  porte  le  litre  pompeux  de  sultan  ,  il  n'a  que  bien  peu  de  pouvoir 
iple. 

opulation  de  l'Afrique  ottomane  a  été  on  ne  peut  pas  plus  exagérée.  Des  calculs  approxima- 
ivec  beaucoup  de  i-oin  sur  les  villa:^es  situés  le  long  du  Nil  ,  sur  les  tribus  qui  parcourent  le-- 
e  la  Libye  ,  de  la  Haute  et  Basse-Xubie,  ainsi  que  celles  qui  vivent  dans  les  oasis,  ne  per- 
sdc  porter  à  plus  de  2,85o,oOO  âmes  la  population  des  vastes  pays  régis,  en  Afrique  ,  par 
d-Ali.  D'autre.-  calculs,  faits  sur  les  tribus  soumises  aux  deys  de  Tripoli  et  d'Alger,  ont 
nlièrement  les  millions  d'babitans  qu'on  accordait  d'une  manière  si  bénévole  a  cette  partie 
e.  L'espace  nous  manque  pour  reproduire  les  raisonnemens  sans  réplique  par  lesquels 
fait  voir  l'absurdité  des  évaluations  de  certains  géoi^raphes  qui  supposaient  que  les  deux 
lient  2,000,000  d'amej,  l'état  d'Alger  2,5oo,ooo,  celui  de  Tunis  4,500,000  et  celui  de 
00,000. 

ut  ajouter  aux  pays   régis  par  le  vice-roi   d'Egypte  ,  le  grand  Schérifat  de  la  Mecque  ,  le 

i  la  partie  de  l'Arabie  centrale  occupée  par  les  \Vahabites  ,  ainsi  que  le  pays  de  Haça.  Tout 

rritoire  est ,  depuis  quelques  années  ,  occupé  par  les  troupes  de  Mohammcd-Ali.  Sa  position 

ue  nous  a  seule  empêcliés  de  le  comprendre  dans  le  tableau  de  l'Afrique.  Il  serait  possible 

que  le  Nedjed  ne   restât   pas  long-tems  aux  Turcs.  On  a  sure  que  le  bruit  de  la  résistance 

pénétré  jusque  dans  les  déserts  des  Wahabites.  On  ?urait  une  idée  fausse  de  ces  derniers, 

nsidérait  seulement  comme  des  sectaires  religieux  ;  il  y  a  aussi  dans  leur  association  nn  pnn- 

jut  politique.  Ce  but  ,  c'est  ratfrancbissemenl  des  populations  arabes  ,  du  joug  des  Turcs  ; 

ababites  trouveraient  de  nombreux  partisans  en  Egypte,  et  dans  les  parties  de  la  Syrie  oii  les 

lent  la  majorité  de>  Laliitans.  On  peut  voir,  dans  notre 5e  numéro  ,  l'aperçu  de  la  situation 

que  M.  Saulnier  a  rédigé  d'après  les  voyageur.-  les  plus  récens  et  des  reuseignemeus  par- 

i  lui  avaient  été  adressés^  Depuis  la  pubfication  de  cet  article  ,  Mohammed-Ali  a  encore 

on  armée  et  sa  marine  militaire;  mais  cette  marine  vient  d'être  presqu'entièvcnjent  détruite 

et  il  ne  lui  reste  plus  que  quelques  corveUes  ,  des  bricks  et  d'autres  bâtimeos  inférieurs. 

z,  sur  Alger,  le  grand  article  inséré  dans  notre  i3c  numéro.  Nous  a-vons  suivi  ,  pour  la  ma- 
état,  les  évaluations  de  M.  Balbi.  Ce  géographe  observe  qu'en  i8i5  ,  la  Uolte  d'Alger 
de  i3  bâlimens  de  12  a  44  canons,  60  chaloupes  canonnières  et  i5o  bâtimens  à  voiles 
3t  une  partie  a  été  détruite  par  les  Anglais. 

devons  l'évaluation  du  territoire  ,  de  la  population  ,  etc.  ,  de  l'empire  d'Achantie ,  à  l'au- 
las  ethnographique  du  globe .  Cet  empire  est  aujourd'hui  la  puissance  prépondérante  de  la 
s  royaumes  de  Bénin,  ApoUonia,  Ahania  ,  Bouronn ,  etc.,  les  républiques  de  Tantie  , 
,  en  sont  tributaires. 


firalt  pour  se  convaincre  du  peu  d'avantage»  de  la  plupart  des  possesjions  coloniale»  ,  de 
était  la  situation  du  Portugal  ,  il  y  a  quelques  années.  Alors  il  possédait  encore  l'immense 
Brésil.  Mais  malgré  cette  vaste  étendue  de  territoire  parée  de  la  riche  végétation  des  Iro- 
Portiigal  n'exerçait  aucun  genre  d'inllueuce  eu  Europe,  et  se  traînait  servilemsnt  à  la 
e  l'AnglcleiTe. 


npired'Ahvssinic  n'existe  plus  que  de  nom.   Depuis  quelques  années  il  est  partagé  en  plu- 

.*,,  .-'  ^  1        r¥^  31»  1  111.  r.         .       „.l„-.-.l..,..^...-;jû.-..ï.l*.c       T<>i-Ai<1ll 


SCENES  IRLANDAISES  (i). 


Si  Tobservation  de  l'homme  ne  me  paraissait  pas  offrir 
plus  de  tristes  résultats  qu'elle  ne  donne  de  jouissances  et 
ne  procure  d'utilité  ^  si  je  n'avais  renoncé  depuis  long-tems 
à  ces  expériences  douloureuses,  qui  tournent  rarement  en 
riionneur  de  Thumanilé,  je  me  plairais  à  m'asseoir  devant 
la  table  de  jeu,  en  face  des  deux  adversaires,  qui  se  dispu- 
tent l'avantage  d'un  valet  de  trèfle  et  le  triomphe  des  atouts. 
L'espoir,  la  crainte,  l'avidité  ,  la  résignation,  la  colère, 
l'enjouement,  l'héroïsme  même,  souvent  la  perfidie,  la 
ruse,  l'audace,  tout  ce  qui  agite  l'ame  vient  se  refléter 
sur  la  physionomie  ,  jaillit  naturellement  des  chances  di- 
verses qu'amène  le  hasard-,  et  la  variété  naïve  de  ces  im- 
pressions livre  l'homme  tout  entier  à  la  sagacité  de  l'ob- 
servateur. 

Le  vieux  Zacharie  AVvnham  et  son  ami  d'enfance,  Bor- 
romée  Kneller,  me  présentaient  un  exemple  frappant  de  la 


(i)  Note  de  l'Éd.  La  touchante  histoire  qu'on  v.i  lire  cnraoterlse  très-bien 
l'animosité  des  partis  qui  divisent  l'Irlanile.  La  situation  de  ce  malheureux 
pays  offre  une  leçon  Lien  importante,  et  c'est  surtout  dans  ses  annales 
que  l'on  peut  voir  combien  les  nations  sont  réciproquement  inte'resse'es  à 
leur  bonheur.  Jamais  oppresseur  n'a  e'ié  plus  cruellement  puni  que  l'Angle- 
terre. Elle  a  épuisé  l'Irlande  par  ses  exactions ,  sans  que  cela  lui  fût  d'aucun 
proRt ,  car  elle  est  obligée  d'y  entretenir  à  grands  frais  un  corps  d'armée 
considérable,  po-.ir  s'assurer  de  sa  fidélité.  Elle  l'a  humiliée,  avilie,  mais 
sa  population,  imprévo^:^llle  parce  qu'elle  est  dégradée  ,  pullule  au  sein  de 
la  misère  ,  et  les  pauvres  de  l'Irlande  retoHibent  en  partie  à  la  charge  de  ses 
tyrans,  La  mer  qui  sépare  les  deux  iles  dépose  incessamment  avec  son 
écume ,  sur  les  cotes  de  la  Grande-Bret.igne  ,  des  flots  de  misérables  que  la 
faim  chasse  de  chez  eux.  On  peut  voir  dans  l'article  sur  les  Pauvres  d'Ir- 
lande, inséré  dans  notre  2i«  numéro  et  emprunté  à  la  He^'iie  d^Tldlrihuni^, 
les  effets  de  cette  espèce  d'invasion  de  barbares.  ^>. 

XVI.  J  I 


J^T.  SCÈNES    IRLANDAISES. 

vérité  de  celte  remarque.  Zacliaiie  contemplait  avec  effroi 
l'as  fatal  que  son  adversaire  venait  de  jeter  sur  le  tapis 
vert.  L'œil  fixe,  le  front  ridé,  le  corps  penché  vers  la  table, 
la  figure  pensive  ,  il  avait  Tair  de  demander  compte  de 
ses  désastres  aux  diverses  combinaisons  des  coups  précé- 
dens  qui  venaient  se  retracer  à  sa  mémoire.  Le  calme  de 
Kneller  contrastait  vivement  avec  l  agitation  empreinte 
sur  les  traits  de  Wynham  :  il  ne  paraissait  pas  prévoir  les 
conséquences  de  ce  qui  venait  d'arriver  ^  et ,  sur  le  point  de 
gagner  la  partie,  vous  eussiez  dit  qu'il  doutait  encore  de 
son  succès.  Ainsi  se  développaient  les  différens  caractères 
des  deux  joueurs  :  l'un  ardent,  enthousiaste,  impérieux, 
incapable  de  souffrir  un  outrage ,  et  qui  pensait  que  le  sort 
même  devait  se  plier  à  sa  volonté-,  l'autre,  plus  patient, 
plus  doux,  plus  maître  de  lui,  et  réprimant  la  joie  de  son 
petit  triomphe,  par  ménagement  pour  les  faiblesses  de  Ta- 
mitié. 

Cette  simple  scène  avait  lieu  dans  une  de  ces  petites  mai- 
sons d'Irlande,  qui  ne  sont  ni  des  châteaux  ni  des  chau- 
mièies ,  et  qui  tiennent  de  Tun  et  de  l'autre.  La  soirée 
était  fort  avancée -,  le  soleil  à  son  déclin,  éclairant  d'une 
douce  lueur  l'intérieur  de  la  salle,  ajoutait  une  nuance 
plus  pittoresque  au  groupe  dont  je  viens  d'esquisser  les 
deux  principales  figures.  Derrière  le  fauteuil  de  son  père, 
la  jeune  et  jolie  Marie  Wynbam  se  tenait  debout  :  Charles, 
fils  de  M.  Kneller,  était  à  côté  d'elle^  tous  deux,  fort  at- 
tentifs en  apparence,  mais  beaucoup  plus  occupés  l'un  de 
l'autre  que  des  hasards  du  jeu. 

Imaginez  le  profil  antique  et  pur  de  ces  belles  statues 
dont  la  Grèce  nous  légua  le  modèle  :  une  pâleur  délicate, 
dont  la  transparence  laissait  entrevoir  l'incarnat  le  plus 
doux-,  des  yeux  bleus,  plus  tendres  que  languissans -,  une 
expression  calme  et  naïve  ,  faite  pour  attacher  le  cœur  plu- 
tôt que  pour  émouvoir  les  sens^  je  ne  sais  quel  caractère 


SCÈKES    IRLANDAISES.  l43 

de  fierté  imposante  mêlé  à  cette  physionomie  angélique  -, 
un  front  haut,  un  sourcil  dont  la  courbe  légère  semblait 
tracée  par  un  pinceau  hardi  et  facile  :  vous  aurez  quel- 
que idée  de  Marie  Wynham  et  des  charmes  qui  la  distin- 
guaient. Mais  je  n'ose  ni  analyser  ni  décrire  celte  grâce 
native  qui  ne  venait  point  d'une  politesse  artificielle  \ 
charme  à  demi  rustique  ,  et  dont  la  simplicité  était  le  plus 
aimable  attrait. 

En  deux  ou  trois  coups  M.  Wynham  perd  la  partie. 
Sa  mauvaise  humeur  était  visible.  Sa  fille  ,  par  une  douce 
caresse,  lui  rendit  bientôt  le  calme  et  la  gaîté.  Le  domes- 
tique vint  annoncer  que  le  souper  était  servi  ^  on  passa 
dans  la  salle  voisine.  Une  amitié  de  longue  date  unissait  ce 
petit  groupe  domestique  ^  le  bonheur  dont  ceux  qui  en 
faisaient  partie  jouissaient  en  se  trouvant  ensemble  était, 
pour  ainsi  dire,  une  sensation  plutôt  qu'un  sentiment.  L'ex- 
pression de  leur  joie  n'avait  rien  de  bruyant-,  c'était  une 
volupté  profonde  et  douce  que  troublaient  cependiint  un 
peu  la  véhémence  du  père  de  Marie,  sa  causticité,  sa  rail- 
lerie infatigable.  Il  fallait  l'écouter  ,  l'approuver,  rire  de 
ses  sarcasmes  ou  les  subir.  Mais  j'oublie  que  les  antécé- 
dens  de  mes  héros  ne  sont  point  connus  -,  et  je  dois  ajouter 
à  ces  faibles  traits  de  caractères  que  je  viens  de  jeter  au 
hasard  quelques  renseignemens  plus  précis. 

M.  Wynham  était  protestant  et  M.  Kneller  catholique. 
Les  ancêtres  du  protestant  avaient  pris  une  part  active  aux 
anciens  troubles  du  royaume ,  et  scellé  de  leur  sang  leur  dé- 
vouement aux  principes  de  la  réforme.  On  voyait,  sur  la 
cheminée  de  son  parloir  ,  un  petit  coffre  antique  de  bois  de 
chêne,  où  le  sculpteur  avait  grossièrement  représenté  la 
révolte  de  Londonderry  et  choisi  pour  personnage  prin- 
cipal le  bisaïeul  de  mon  héros.  C'était  pour  lui  un  objet 
de  gloire,  un  sujet  d'orgueil  plus  précieux  que  toutes  les 
généalogies.  D'ailleurs  bon  ,  dévoué,  généreux ,  honnête, 


l44  SCÈKES    IRLAKDAISES. 

d'une  intëgrilé  à  l'épreuve ,  Wynliam  poussait  jusqu'au 
délire  l'exallation  du  patriotisme  et  l'ardeur  du  protes- 
tantisme. Une  haine  instinctive  et  irréfléchie  l'animait 
contre  tout  ce  qui  rappelait  l'église  romaine.  Il  n'y  avait 
pas  chez  lui  conviction,  mais  aveuglement^  une  religion 
d'examen  et  de  doute  devenait,  pour  cet  homme  enthou- 
siaste ,  un  véritable  fanatisme.  Le  nom  d'un  moine  le 
mettait  hors  de  lui-même  :  le  son  des  cloches  irlandaises 
le  faisait  entrer  en  fureur^  sa  loyauté,  son  entêtement,  sa 
vive  et  poignante  ironie,  étaient  loin  de  corriger  ce  défaut, 
il  avait  près  de  soixante -cinq  ans  :  sa  vieillesse  était  encore 
verte.  On  pardonnait  beaucoup  à  sa  franchise,  et  ses  au- 
tres qualités  morales  faisaient  oublier  les  excès  d'un  esprit 
plus  impétueux  que  raisonnable.  A  quarante-cinq  ans,  il 
avait  épousé  une  jeune  protestante  ,  dont  il  avait  eu  Marie 
"Wynham,  qu  il  avait  perdue  peu  de  lems  après  la  nais- 
sance de  sa  fille.  Depuis  cette  époque  ,  il  n'avait  pas  quitté 
la  solitude  profonde  où  il  nourrissait  de  quelques  lectures 
calvinistes  la  ferveur  de  ses  dogmes  et  son  antipathie  pro- 
fonde pour  le  catholicisme  irlandais. 

Rien  ne  prouvait  mieux  les  qualités  de  M.  Wynham  et 
son  excellent  cœur,  que  la  constante  amitié  qui  l'unissait  à 
M.  Kneller,  catholique  romain.  Tous  deux  avaient  fait 
leurs  études  dans  le  même  collège^  tous  deux,  restés  veufs 
de  très-bonne  heure,  étaient  venus  s'établir  dans  le  même 
village,  l'un  avec  son  fils,  l'autre  avec  sa  fdle.  L'ardeur 
(le  passion  ,  la  fougue  de  caractère  qui  caractérisaient 
M.  Wynham,  trouvaient,  pour  ainsi  dire,  leur  contrepoids 
naturel  dans  le  jugement  solide  et  l'esprit  aimable  qui 
distinguaient  M.  Kneller.  Si  la  conversation  de  l'un  était 
plus  animée,  celle  de  l'autre  était  plus  agréable.  Il  n'y 
avait  pour  M.  Wynham  que  deux  idées  :  la  patrie  et  la  ré- 
forme. M.  Kneller,  attaché  à  sa  croyance  sans  fanatisme  , 
s'occupait  des  beaux-arts  et  les  aimait.  Son  intelligence 


SCÈKES     IRLANDAISES.  l45 

était  plus  facile  que  vive,  et  son  instruction,  assez  étendue, 
avait  de  la  grâce  et  toujours  de  Tà-propos.  Ces  deux  amis 
se  convenaient  d'autant  mieux  qu'ils  se  ressemblaient 
moins.  L'un  trouvait  chez  l'autre  ce  qui  lui  manquait  à 
lui-même  -,  car  ce  que  l'on  nomme  ordinairement  sympa- 
thie n'est  souvent  que  l'harmonie  des  contrastes ,  la  se- 
crète sympathie  de  plusieurs  goûts  différens. 

Par  une  sorte  de  convention  tacite,  les  amis  ne  parlaient 
jamais  de  religion  :  divisés  sur  ce  seul  point ,  d'ailleurs 
unis  par  une  communauté  absolue  de  pensées  et  de  plaisirs, 
tous  deux  isolés  du  monde  et  contens  de  leur  sort,  tous 
deux  livrés  aux  soins  paternels  qu'exigeait  l'éducation  de 
leurs  enfans,  ils  ne  prévovaient  même  pas  la  possibilité  d'une 
querelle  ou  d'une  rupture.  Charles  et  Marie,  élevés  dans 
la  retraite ,  où  se  forment  et  fermentent  les  violentes  pas- 
sions, croissaient  pour  s'aimer,  et  une  mutuelle  affection, 
se  développant  dans  leurs  cœurs  à  leur  propre  insu,  con- 
fondait déjà  leurs  existences,  avant  que  leur  bouche  eût 
prononcé  le  mot  d'amour.  Aux  sentimens  de  frère  et  de 
sœur  se  joignaient  des  émotions  plus  vives  qu'ils  ne  s'ex- 
pliquaient point  à  eux-mêmes.  Trop  jeunes  et  trop  étran- 
gers au  monde  pour  pressentir  les  malheurs  de  l'avenir , 
il  leur  suffisait  de  se  voir  chaque  jour  ,  de  .partager  les 
mêmes  travaux ,  les  mêmes  promenades  et  les  mêmes  jeux  : 
si  leur  félicité  avait  quelque  chose  de  puéril  et  de  naïf, 
rien  ne  pouvait  en  égaler  la  pureté  ni  la  profondeur. 

Un  peu  plus  d'expérience  eût  troublé  la  paix  de  leur 
innocente  liaison.  Ils  eussent  réfléchi  à  l'indomptable  haine 
qui  animait  Wynham  contre  la  papauté,  à  l'honorable 
attachement  de  Kneller  que  rien  ne  pourrait  engager  à 
quitter  la  religion  de  ses  compatriotes  persécutés.  La  péné- 
tration n'était  pas  le  talent  spécial  de  l  impétueux  M.  Wyn- 
ham, et,  plus  coupable  que  les  jeunes  gens,  il  n'avait  ja- 
mais songé  au  danger  de  laisser  naître,  chez  sa  fille,  un 


l46  SCÈNES    IRLANDAISES. 

sentiment  que  lui-même  n'approuverait  pas.  Cependant , 
comme  il  arrive  presque  toujours,  on  jouissait  du  présent 
avec  une  parfaite  imprévoyance-,  les  mois  et  les  années  s*é- 
coulèrent  sans  rien  changer  à  cet  état  calme  et  heureux 
des  deux  familles.  Jamais  Wynham,  d'ailleurs  si  peu  re- 
tenu dans  ses  paroles,  n'avait  laissé  échapper  un  mot  qui 
pût  hlesscr  son  ami.  Cependant  les  catholiques  d'Irlande 
avaient  pris  les  armes  ^  le  pays  était  bouleversé  ^  et  le  mois 
de  juin  1798,  époque  de  la  scène  où  nos  deux  joueurs  de 
cartes  ont  paru  pour  la  première  fois  devant  le  lecteur , 
avait  été  marqué  par  des  excès  de  toute  espèce,  et  par  le 
double  brigandage  des  catholiques  révoltés  et  des  troupes 
anglaises  qui  couvraient  de  sang  cette  terre  malheureuse. 
On  s'assied  à  souper,  et  la  conversation  tombe  sur  l'in- 
cendie de  quelques  fermes  voisines,  auxquelles  les  rebelles 
avaient  mis  le  feu  peu  de  jours  auparavant.  Wynham  était 
prêt  à  faire  retentir  son  indignation  ^  mais  il  se  contraignit, 
et  Kneller,  qui  appréciait  la  retenue  de  son  ami,  prit  la 
parole. 

c(  J'espère,  dit-il ,  que  ces  infortunés  que  l'on  égare  re- 
viendront à  des  sentimens  meilleurs.  Sans  rendre  leur  con- 
dition plus  heureuse,  ils  exposent  leur  pays  aux  plus  grands 
désastres  et  leurs  co-religionnaires  à  la  vengeance  du  gou- 
vernement. Je  les  plains  autant  que  je  les  blâme  ! 

— Morbleu ,  reprit  Wynham  ,  en  élevant  son  verre  , 
voilà  qui  est  bien  dit  :  je  vous  reconnais  à  ces  paroles , 
mon  brave  et  vieil  ami  !  Si  tous  les  gens  de  votre  religion 
pensaient  comme  vous,  nous  ne  serions  pas  où  nous  som- 
mes ,  et  nous  pourrions  au  moins  nous  endormir  tran- 
quilles. 

— Je  suis  loin  de  croire,  cependant,  continua  Kneller, 
encouragé  par  la  bonne  humeur  de  son  hôte,  que  les  ca- 
tholiques romains  soient  les  seuls  coupables  dans  celle  mal- 
heureuse et  criminelle  révolte.  Qu  ils  doivent  désirer  un 


SCÈKES    IRLANDAISES.  l/y'j 

changement  qui  les  replace  au  niveau  de  leurs  frères  les 
proteslans ,  qu'ils  fassent  des  vœux  ardens  pour  que  leur 
industrie,  leur  commerce,  leurs  talens,  puissent  enfin  ?e 
développer  en  liberté  sous  la  protection  d'une  loi  équitable 
et  tolérante^  rien  de  plus  naturel;  mais  tenter  une  révo- 
lution à  main  armée,  c'est  à  quoi  ils  n'eussent  jamais  songé,* 
si  de  plus  puissans  moteurs  ne  se  fussent  cachés  derrière  la 
scène  et  n'eussent  dirigé  leurs  coupables  enlrepiises.  Qui 
connaîtrait  les  plus  secrets  ressorts  de  cette  conspiration 
mal  tissue ,  verrait  avec  étonnement  des  hommes  d'état 
protestans  méditer  et  faire  agir,  du  sein  des  cabinets  étran'i 
gers,  ces  machinations  si  dangereuses. 

— Bah  !  bah  !  c'est  le  pape  qui  est  la  cause  de  tout  cela. 
Luther  avait  raison  de  le  dire  :  a  Source  empoisonnée,  qui 
»  ne  fournira  jamais  que  du  poison  !  »  Et  il  marmottait 
entre  ses  dents  :  (c  Les  prêtres!  les  prêtres! 

—  Souvent,  répondit  Kneller,  ces  prêtres  que  vous  ac- 
cusez ont  calmé  l'effervescence  popidaire. 

—  Et  plus  souvent  encore,  monsieur,  interrompit  Wyn- 
ham  avec  plus  de  chaleur,  ils  l'ont  excitée.  Quand  les  mi- 
nistres du  Dieu  de  paix  sont  des  brandons  de  discorde  , 
adieu  le  repos  public  ! 

— J'en  conviens.  Les  prêtres  sont  hommes,  et,  comme 
tels,  sujets  aux  passions  et  même  aux  vices  de  Thumanilé. 
Disposant  d'une  haute  influence  morale ,  s'ils  en  usent 
pour  le  bien  de  leurs  semblables,  ils  exercent  le  plus  noble 
des  ministères-,  s'ils  en  abusent 

—  S'ils  en  abusent?  ils  en  abusent  toujours  !  et  ce  que 
j'attaque,  moi,  c'est  précisément  cette  influence  concédée 
à  la  prêtrise.  \ous  confiez  le  despotisme  à  des  hommes,  et 
vous  voulez  qu'ils  n'en  abusent  pas  ! 

—  Il  faut  distinguer,  reprit  Kneller  avec  calme.  La  reli- 
gion catholique  véritable  ne  donne  pas  un  tel  empire  à 


1^8  SCÈNES    IRLANDAISES. 

ses  ministres^  s'ils  Tout  usurpé,  c'est  leur  propre  faute  ou 
celle  des  circonstances.  En  Irlande,  par  exemple,  un  peu- 
ple privé  de  ses  droils  politiques  se  cramponne,  si  j'ose  le 
dire ,  à  son  ancienne  croyance  comme  à  son  dernier  privi- 
lège. C'est  l'unique  débris  de  l'esprit  national.  Les  prêtres 
deviennent  ses  idoles  5  il  voue  à  ces  représentans  de  la  pa- 
trie éteinte  un  culte  de  désespoir  :  si  le  clergé  profile 
de  cette  disposition  générale,  en  vérité  Ton  ne  peut  s'en 
étonner.  Blâmez  les  hommes,  respectez  l'institution.  Notre 
culte,  dans  sa  réalité ,  dans  son  essence ,  est  un  culte  d'hu- 
milité et  de  privation  ^  rien  n'est  plus  diamétralement  op- 
posé à  son  génie  que  l'arrogance  et  la  tyrannie  des  prêtres. 

—  M.  Rneller,  M.  Rneller,  s'écria  Wynham ,  en  croi- 
sant les  bras  et  les  appuyant  sur  la  table,  voilà  une  asser- 
tion que  je  ne  puis  entendre  prononcer  chez  moi  sans  y 
répondre  par  un  démenti  formel  !  Votre  culte!  abomina- 
tion de  la  désolation!  n'est-ce  pas  celui  de  la  confession 
auriculaire  et  de  l'adoration  des  saints?  c'est  Babylone  et 
Gomorrhe  -,  c'est  la  tour  de  Babel  des  superstitions  !  C'est. . . 

—  Un  moment ,  vous  êtes  trop  échauffé  pour  discuter 
froidement  et  pour  appuyer  de  bonnes  preuves  ce  que  vous 
avancez.  A  vous  entendre ,  ma  religion  enseigne  tous  les 
vices  :  c'est  m'en  accuser  moi-même.  Est-ce  là  ce  que  vous 
prétendez?)) 

A  ces  mots,  prononcés  sans  colère,  la  véhémence  de 
Wynham  se  calma-,  il  resta  interdit  quelques  momens,  et 
reprit  d  un  ton  de  gaîté  :  «  Est-ce  que  vous  croyez  la  moitié 
de  votre  religion?  Vous  avez  trop  de  bon  sens  et  d'esprit 
pour  cela. 

—  Ainsi  vous  me  placez  dans  ce  triste  dilemme  :  ou  je 
ne  crois  pas  la  religion  dont  je  fais  profession,  ou  je  crois 
une  religion  d'absurdité  et  de  crimes  ! 

— Moi,  je  ne  vous  attaque  pas  en  attaquant  le  culte  ra- 


SCÈNES    IRLANDAISES.  I:^q 

tholique  :  j'en  veux  ,  et  j'en  voudrai  éleniellement  à  vos 
simagrées,  entendez-vous?  à  vos  processions,  à  vos  cou- 
vens  et  à  vos  moines  1  Tout  cela  ne  vous  regarde  pas. 

—  Mais  vous  attaquez  mes  doctrines,  celles  sur  les- 
quelles je  m'appuie,  l'objet  de  ma  foi  sincère 

—  Tant  pis  pour  vous  ^  c'est  vous  appuyer  sur  un  jonc 
brisé ,  c'est  donner  la  plus  mauvaise  opinion  de  votre  es- 
prit et  de  votre  cœur.  Le  papisme  !  le  papisme  !  Non ,  jamais 
je  ne  me  réconcilierai  avec  lui  !  c'est  notre  ennemi  mortel , 
c'est...  Enfin  ,  si  j'étais  libre  de  mes  actions ,  morbleu  î  un 
seul  papiste  ne  mettrait  pas  le  pied  dans  ma  maison.  » 

Pourquoi  Wynbam,  entraîné  par  l'ardeur  delà  colère  et 
le  zèle  de  sa  croyance ,  laissa-t-il  écbapper  cette  expression 
si  peu  mesurée  ?  L'insulte  était  grave  :  Kneller  ,  qui  s'était 
modéré  pendant  tout  le  cours  de  la  discussion ,  se  leva  froi- 
dement, salua  Marie  et  son  père,  et  se  dirigea  vers  la  porte. 
«  Monsieur,  lui  dit-il  alors ,  si  je  romps  la  liaison  qui  a  sub- 
sisté entre  nous,  vous  attribuerez  cette  rupture  à  la  ma- 
nière injuste  et  cruelle  dont  vous  venez  de  me  traiter. 
Quand  bien  même  votre  intention  eût  été  de  mettre  un 
terme  à  nos  rapports ,  vous  eussiez  pu  ne  pas  cboisir,  pour 
moyen,  une  insulte  si  gratuite  et  si  grossière.  »  Il  s'en  alla. 

La  pauvre  Marie  était  toute  en  larmes^  elle  se  jeta  au 
cou  de  son  père ,  en  suivant  des  yeux  Charles ,  qui  venait  de 
sortir  avec  Kneller.  «  Mon  père ,  le  laisserez-vous  partir?  » 
Mais  la  porte  s'était  refermée^  elle  se  tut,  laissa  retomber 
ses  bras  et  détourna  son  visage  pour  cacber  l'angoisse  que 
lui  causait  une  scène  si  nouvelle. 

Wynbam  garda  le  silence  :  le  coup  qu'il  venait  de  frap- 
per l'effrayait.  «Ils  sont  partis!  s'écria-t-il  enfin.  Ma  foi, 
comme  ils  voudront.  S'ils  prennent  si  légèrement  la  moucbe 
pour  un  seul  mot,  c'est  leur  faute.  Je  ne  suis  pas  tenu  de 
leur  plaire  et  de  calculer  pour  eux  toutes  mes  paroles! 

—  Ah  !  lui  dit  la  douce  Marie,  mon  père,  je  vous  en 

XVI.  12 


l5o  SCÈNES    IBLANDAISES. 

prie  ,  allez  donc  le  chercher.  C'est  voire  ancien  ami ,  ce 
brave  Kneller  !  comme  vous  l'appelez  toujours.  Il  est  parti 
si  fort  en  colère  ! 

—  En  colère!  qu'il  y  reste,  morbleu-,  j'ai  dit  ce  que  je 
pensais-,  je  le  dirai  toujours  ,  et  rien  au  monde  ne  m'en 
empêchera.  D'ailleurs  tous  ces  catholiques  sont  des  enne- 
mis publics  avec  lesquels  il  ne  faut  pas  avoir  de  rapports, 
maintenant  surtout. 

—  Mon  cher  père,  M.  Kneller  fait  bien  certainement 
exception  à  la  règle.  Vous  m'avez  toujours  dit  de  l'aimer-, 
que,  si  j'avais  le  malheur  de  vous  perdre,  il  serait  mon 
second  père ,  et  que  vous  aviez  confiance  en  lui  comme  en 
vous-même.  Vous  souvenez-vous  de  ce  que  vous  m'avez 
mille  fois  répété  là-dessus  ? 

—  Et  je  vous  répète  à  présent  que  vous  devez  oublier  et 
lui  et  Charles  et  tout  ce  qui  les  concerne  ,  entendez-vous? 
Jamais  je  ne  m'abaisserai  jusqu'à  solliciter  le  pardon  de 
qui  que  ce  puisse  élre.  Devant  le  plus  grand  roi  de  la  terre , 
je  ne  déguiserais  pas  ma  pensée,  et  je  ne  caresserais  pas 
pour  un  empire  les  préjugés  d'aulrui.  » 

Marie,  étonnée  et  confondue  de  ce  qui  venait  de  se 
passer,  restait  debout  et  immobile.  Son  père  lui  dit  brus- 
quement :  Bon  soir  l  et  sortit  en  murmurant  les  dernières 
expressions  de  sa  colère.  Accoutumée  à  une  soumission 
aveuglément  respectueuse,  la  jeune  fille  regarda  la  résolu- 
tion de  son  père  comme  un  arrêt  irrévocable.  Son  cœur  était 
déchiré-,  mais  la  douce  Marie  n'accusait  ni  la  fougue  impru- 
dente du  vieux  Wynham,  ni  son  obstination  inflexible. 
Elle  se  mit  à  pleurer  :  sa  résignation  fut  douloureuse,  mais 
complète. 

Quelques  jours  se  passèrent^  le  silence  et  un  calme  ap- 
parent régnaient  dans  la  retraite  champêtre,  qu'une  aima- 
ble joie,  née  de  sentimens  affectueux,  animait  naguère.  Il 
est  des  tristesses  tranquilles,  plus  amères  que  le  délire  et 


SCÈNES    IRLANDAISES.  l5l 

la  véhémence  de  la  douleur.  La  peine  se  concentre  dans 
^  les  profondeurs  de  Tame  -,  le  cœur  perd  son  activité  habi- 
tuelle, otrintelligence  son  ressort.  On  peut  comparer  cette 
situation  paisible,  mais  affreuse  ,  au  calme  plat  qui  en- 
chaîne les  navires  au  milieu  de  l'océan.  Marie  ne  trouvait 
plus  de  charme  dans  les  objets  qui  avaient  fait  ses  délices  : 
sa  harpe  ,  ses  dessins,  l'églantier  en  fleurs  ;,  qui  projetait 
sur  la  fenêtre  de  sa  chambre  une  voûte  de  feuillage  ,  le 
chèvrefeuille  qu'elle  aimait  à  émonder  et  à  cultiver  de  ses 
mains  ,  rien  ne  lui  plaisait.  La  pauvre  enfant  essayait  quel- 
quefois de  reprendre  le  cours  de  ses  occupations  ;  mais  sa 
main  rejetait  bientôt,  avec  une  impatience  qui  ne  lui  était 
pas  naturelle  ,  le  pinceau  qu'elle  avait  pris,  le  livre  dont 
elle  avait  parcouru  quelques  pages  ,  sans  pouvoir  y  fixer 
son  atteniion  :  quelquefois  aussi,  dans  les  endroits  les  plus 
solitaires  du  parc  ,  elle  commençait  un  ouvrage  à  l'aiguille 
qui  s'échappait  de  ses  doigts  et  qu'interrompait  sa  rêverie. 
C'était  là  que  Charles  était  venu  s'asseoir  auprès  d'elle  ; 
sous  ce  grand  chêne ,  il  avait  transporté  la  harpe  de  Marie , 
et  leur  petit  concert  avaitattiré  Wynham  et  Kneller ,  alors 
amis  inséparables.  Tous  ces  souvenirs  l'oppressaient,  et 
elle  se  hâtait  de  regagner  sa  chambre  ,  où  elle  pleurait 
amèrement. 

On  ne  reçoitaucuiie  nouvelle  de  M.  Kneller  et  de  son  fils. 
Une  semaine  après  la  rupture  ,  un  juge  ,  qui  se  rendait  à 
Dublin  ,  et  qui  connaissait  les  deux  amis,  s'arrête  chez 
Wynham  ;  il  fait  mention  de  M.  Kneller  ,  chez  lequel  il 
avait  dîné  la  veille  :  ce  fut  là  tout.  Marie ,  à  ces  mots , 
sentit  ses  inquiétudes  s'accroître^  et,  quand  l'étranger  fut 
parti ,  l'anxiété  de  la  jeune  fille  devenant  impossible  à 
supporter,  elle  fit  violence  à  sa  timidité  naturelle,  et  résolut 
de  hasarder  encore  auprès  de  son  père  quelques  prières  et 
quelques  douces  remontrances. 
.   «  Au  moins  ,  lui  dit-elle  d'un  ton  caressant  ,  Charles 


l52  SCÈNES    IRLANDAISES. 

n'est-il  pas  coupable  de  ce  que  vous  pouvez  reprocher  à 
son  père.  Je  suis  certaine  que  cette  rupture  inattendue  lui 
cause  le  plus  grand  chagrin.  Il  était  accoutumé  à  nous 
voir-,  il  était  ici  comme  chez  lui.  Il  est  bien  cruel  de  se 
trouver  subitement  séparé  de  ses  plus  anciens  et  de  ses 
meilleurs  amis. 

—  Vous  le  connaissez  mal ,  reprit  le  père  avec  un  mou- 
vement d'humeur.  Il  n'y  a  point  d'amis  pour  ces  gens-là  : 
ils  n'aiment  que  leurs  saints  et  que  leurs  prêtres  ;  on  est 
bien  avec  eux  à  condition  de  partager  leurs  préjugés  et 
leurs  folies  -,  mais  dès  que  vous  attaquez  leur  superstition  , 
adieu  Tamitié,  le  dévouement  -,  tout  est  fini.  » 

Une  larme  vint  mouiller  la  paupière  de  Marie.  Ne  plus 
voir  Charles  I  ne  trouver  dans  celui  qu'elle  aimait  que  fa- 
natisme et  intolérance  !  ces  pensées  étaient  cruelles.  Le 
vieillard  s'aperçut  du  mal  qu'il  venait  de  lui  faire  ,  et  glis- 
sant une  lettre  dans  la  main  de  sa  fille,  après  avoir  pressé 
tendrement  cette  main  dans  la  sienne ,  il  la  laissa  seule. 

La  lettre  élait  adressée  à  M.  Wynham  -,  Marie  reconnut 
l'écriture  de  Kneller.  Son  cœur  battit  bien  fort  ^  elle  lut 
en  tremblant  cette  épître ,  dont  le  cachet  avait  été  rompu. 

'  A  M.  Zacharie  Wynham  ,  écuyer  ,  etc. 

(t  II  y  a  long-tems ,  monsieur  ,  que  je  connais  votre  anti- 
pathie pour  la  religion  que  je  professe.  Pendant  quarante 
ans  d'une  liaison  non  interrompue  et  de  la  plus  parfaite  in- 
timité, j'ai  eu  soin  de  ne  pas  éveiller  chez  vous  l'expression 
de  ces  préjugés  dont  je  ne  partagerais  pas  l'impétueuse  vio- 
lence ,  quand  bien  même  votre  croyance  serait  la  mienne. 
J'éloignai  constamment  une  discussion  que  vous  étiez  in- 
capable de  soutenir  sans  y  joindre  l'insulte^  et  j'espérai 
que  ma  réserve,  appréciée  par  vous ,  vous  engagerait  aux 
mêmes  égards  envers  un  ancien  ami  5    je  me  suis  trompé. 


SCÈNES    IRLANDAISES.  1  53 

L'homme  assez  aveugle  pour  adopter  avec  rage  une  leligioa 
de  charité  n'a  jamais  assez  d'empire  sur  lui-même  pour 
respecter  les  droits  et  ménager  les  senlimens  de  Tamitié  la 
plus  éprouvée  :  c'est  s'exposer  à  l'outrage  que  se  lier  avec 
lui.  Dans  la  situation  de  votre  esprit  et  du  mien  ,  il  est  né- 
cessaire que  nous  ne  nous  voyions  plus,  et  que  toute  rela- 
tion cesse  entre  nos  deux  familles » 

Je  ne  sais  si  la  jeune  fille  en  lut  davantage.  Le  coup  fatal 
était  porté.  Ses  yeux  parcoururent  machinalement  la  fin  de 
la  lettre  ,  qui  tremblait  dans  sa  main  ,  et  dont  mon  exac- 
titude historique  doit  rapporter  les  dernières  paroles. 

« Vous  pouvez  vous  vanter,  monsieur,  d'avoir  dé- 
truit une  des  plus  douces  espérances  de  ma  vie  :  nos  enfans, 
unis  par  notre  amitié  commune,  partageraient  sans  doute 
nos  opinions  respectives-,  une  haine  mutuelle  empoisonne- 
rait leurs  jours,  et  celte  différence  d'opinions  qui  nous  sé- 
pare causerait  leur  longue  infortune.  Vous  ne  vous  éton- 
nerez pas  si ,  dans  leur  intérêt,  comme  dans  le  nôtre,  j'ai 
défendu  à  mon  fils  de  continuer  des  relations  à  jamais  dé- 
truites. 

»  BORROMÉE  KnELLER.     W 

Je  ne  chercherai  point  à  peindre  la  cruelle  impression  que 
cette  lecture  fit  sur  Marie.  Pale  ,  agitée  d'un  tremblement 
fébrile,  les  yeux  gonflés  de  larmes  brûlantes,  elle  se  retira 
de  bonne  heure  dans  sa  chambre.  La  fenêtre  de  cette  jolie 
retraite  donnait  sur  le  jardin ,  au-delà  duquel  une  pelouse 
verte  s'étendait  jusqu'aux  chênes  du  parc.  L'amant  ou  le 
poète  eût  choisi  cet  asile  comme  un  sanctuaire  de  rêverie 
et  de  mélancolie.  Marie  ,  toute  entière  au  sentiment  de  son 
malheur ,  la  tête  appuyée  sur  le  balcon  de  la  fenêtre  ou- 
verte, ne  voyait  pas  la  scène  ravissante  qui  s'ouvrait  devant 
elle.  Le  calme  de  la  soirée ,  la  lune  qui  se  levait ,  le  léger 
mouvement  des  feuilles  des  artres ,  ne  pouvaient  la  distraire 


l54  SCÈNES    IKLA^DÀISES. 

(le  l'unique  pensée  qui  l'absorbait.  La  iiuil  était  venue, 
Marie  était  encore  au  balcon. 

L'Irlande^  comme  nous  l'avons  dit  plus  baut ,  était  cou- 
verte de  bandes  armées.  Les  uns  par  zèle  religieux,  les  autres 
par  un  patriotisme  mal  dirigé,  la  plupart  excités  par  la  faim 
etla  misère,  se  répandaient  sur  tous  les  points  du  territoire, 
vengeaient  par  des  meurtres  et  des  incendies  la  longue  op- 
pression des  catboliques,  et  dirigeaient  sur  les  protestans 
les  plus  connus  par  leur  attachement  à  la  réforme  leurs 
attaques  les  plus  furieuses.  Les  châteaux ,  les  maisons  iso- 
lées étaient  autant  de  camps  retranchés.  L'inquiétude  et 
la  terreur  régnaient  dans  les  campagnes.  Les  propriétaires 
armaient  leurs  paysans,  leurs  fermiers  ,  leurs  hommes  de 
peine.  La  prudence  et  le  danger  justifiaient  ces  précau- 
tions-, et  de  nouveaux  massacres,  annoncés  chaque  jour 
par  les  feuilles  publiques  ,  avertissaient  suffisamment  les 
citoyens  du  péril  auquel  se  trouvaient  exposées  leurs  pro- 
priétés et  leur  vie. 

Le  père  de  Marie  Wynham  voyait  avec  dédain  ces  pré- 
paratifs de  défense.  Aussi  opiniâtre  dans  les  actions  de  la 
vie  privée  ,  qu'aveugle  dans  l'ardeur  de  son  dogmatisme, 
il  riait  de  ses  voisins  ,  et  leur  imputait  à  lâcheté  les  con- 
seils qu'ils  s'empressaient  de  lui  donner  pour  sa  sûreté 
personnelle.  A  l'entendre  ^  sa  vieille  baïonnette  et  le  mous- 
quet dont  son  aïeul  avait  fait  un  si  noble  usage  au  siège  de 
Londonderry  suffisaient  pour  repousser  les  brigands.  Marie 
ne  pensait  pas  plus  que  son  père  aux  dangers  qui  l'envi- 
ronnaient :  mais  d'autres  motifs  triomphaient  chez  elle  de 
sa  timidité  naturelle,  et  elle  ne  sortit  de  la  profonde  rêverie 
qui  s'était  emparée  de  son  esprit ,  qu'en  entendant  au- 
dessous  de  sa  fenêtre  des  pas  rapides ,  dont  le  bruit  parvint 
jusqu'à  elle. 

Elle  tressaille,  en  se  rappelant  tous  les  récits  de  meurtre 
etdepillagequiravaienteffrayéelesjoursprécédens.  Elle  va 


1 


SCÈNES     IRLANDAISES.  l55 

pour  fermer  la  fenêtre;  une  voix  rauque  el  familière,  dont 
l'accent  langoureux  trahit  un  paysan  d'Irlande,  appelle 
Marie  par  son  nom. 

«  Miss  Marie...  miss  Marie  î .. .  j'ai  à  vous  parler,  j'ai  à 
vous  conter  quelque  chose...  n'ayez  donc  pas  peur  I 

—  Qui  ètes-vous .-^  demanda  Marie,  entr'ouvrant  la  fe- 
nêtre, et  dont  la  main  et  la  voix  tremhlantes  annonçaient 
la  frayeur. 

—  Qui  je  suis  ?...  parbleu,  Jacquot  Mouney,  le  petit 
garçon  de  ferme-,  vous  savez  hien  !  Dites  donc  ,  miss  Marie, 
venez  donc  un  peu  par  ici  !  » 

En  finissant  ces  mots ,  Jacques  Mouney  s'accrocha  aux 
branches  d'un  orme  et  parvint  en  peu  de  tems  à  se  trouver 
à  peu  près  de  niveau  avec  le  balcon.  La  jeune  fille  re- 
connut aisément  cette  figure  ronde  et  joufflue,  que  Mou- 
ney lui  ofi'rait  comme  preuve  d'identité ,  et  qu'éclairaient 
les  rayons  de  la  lune. 

«  Jacques  !  à  l'heure  qu'il  est!  et  dans  ce  tems-ci  ?  Vous 
ne  savez  pas  à  quoi  vous  vous  exposez  ! 

—  Je  ne  m'expose  à  rien,  disait  le  garçon  de  ferme, 
toujours  suspendu  aux  branches  de  l'orme  et  balancé  par 
le  vent  qui  agitait  les  rameaux  et  rendait  son  élévation  fort 
dangereuse. 

—  Mais  ne  savez-vous  pas  que  la  loi  martiale  est  pro- 
clamée, et  qu'on  arrête  tous  ceux  qui  se  trouvent  dehors 
après  le  coucher  du  soleil  ?■ 

—  Dans  ce  cas-là,  on  arrêtera  bien  du  monde.  iVIais 
pourquoi  causer  si  long-tems?  Miss  Marie...  quelqu'un 
vous  attend  à  la  porte. 

—  Je  ne  sais  pas  ce  que  vous  voulez  dire. 

—  Vous  ne  voulez  pas  descendre,  n'est-ce  pas? 

—  Je  ne  vous  comprends  pas  ! 

—  Eh  bien  ,  voilà  une  lettre  qui  vous  fera  comprendre  : 


l56  SCÈNES    IRLANDAISES. 

j'allends  un  petit  mot  de  réponse,  pour  le  pauvre  monsieur 
qui  est  en  bas ,  et  qui  est  bien  triste.  » 

Une  lettre  jetée  par  Mouney  aux  pieds  de  Marie  termina 
son  discours  et  l'expliqua.  Marie  se  hâte  d'allumer  un 
flambeau  et  de  parcourir  la  lettre,  où  Charles  Kneller  lui 
avouait  pour  la  première  fois,  une  passion  que  tous  deux 
avaient  partagée  sans  que  leurs  sentimens  naïfs  eussent 
besoin  d'autres  interprètes  que  leurs  yeux  et  leur  tendresse 
innocente.  Mais  cette  déclaration  d'amour  était  accompa- 
gnée de  paroles  mystérieuses  et  effrayantes,  dont  Marie  ne 
pouvait  pénétrer  le  sens.  Charles  ,  en  demandant  à  Marie 
une  entrevue  de  quelques  instans ,  semblait  lui  faire  crain- 
dre une  séparation  éternelle. 

«  Il  n'y  a  pas  de  réponse ,  dit-elle  au  messager,  toujours 
suspendu  à  son  arbre,  et  qui,  pendant  la  lecture,  avait 
amusé  son  loisir  en  sifflant  le  Lillibulero,  air  national  des 
Irlandais, 

—  Comment,  miss,  pas  de  réponse!  Eh  bien,  écrivez 
au  moins  que  vous  ne  répondez  pas!  m 

Marie  s'était  jetée  sur  une  chaise  et  avait  refermé  la 
croisée.  Mouney  perdit  son  éloquence  en  faveur  du  pauvre 
monsieur-,  déjà  il  avait  quitté  son  poste  quand  la  jeune 
fille  se  rapprocha  du  balcon.  Pendant  quelques  minutes, 
la  surprise,  la  crainte,  son  amour  pour  Charles  Kneller, 
la  difficulté  de  prendre  un  parti  dans  celte  circonstance 
difficile,  l'avaient  plongée  dans  une  agitation  qui  confon- 
dait toutes  ses  idées.  Elle  retrouvait  à  peine  la  conscience 
d'elle-même  et  de  sa  situation,  lorsqu'une  autre  voix  bien 
connue  prononça  son  nom  dans  le  jardin.  C'était  la  voix  de 
Charles  Kneller.  a  Marie  !  Marie!  »  Elle  rouvre  la  fenêtre 
et  voit  son  ami,  enveloppé  d'un  large  manteau,  et  de- 
bout, sous  l'arbre  qui  avait  servi  d'échelle  à  Mouney. 
«  Charles!  reprit  la  jeune  fille  d'une  voix  faible. 


SCÈNES    IRLANDAISES.  iS^ 

—  Ecoutez-moi .  de  grâce  ,  pour  la  dernière  fois  ! 

—  Charles  I  n'ajoutez  pas  à  mon  chagrin,  lui  dit-elle  en 
se  penchant  en  dehors  du  balcon,  et  d'un  ton  de  voix  si 
bas  qu'à  peine  on  pouvait  l'entendre.  Il  m'est  absolument 
impossible  dé  descendre. 

—  Ah  I  Marie,  faut-il  nous  quitter  ainsi!  après  tant  de 
jours  de  dévouement  et  de  tendresse  ,  après  une  amitié  si 
vive  et  si  vraie  ! 

—  Je  ne  puis  vous  répondre.  Vous  me  faites  du  mal, 
beaucoup  de  mal  ! 

—  Je  donnerais ,  pour  vous ,  plus  que  ma  vie  *,  je  m'exile 
pour  vous,  Marie  !  Mon  père  exige  de  moi  un  sacrifice  im- 
possible. Il  veut  que  je  vous  oublie.  J'aime  mieux  mille 
fois  quitter  mon  pays.  Je  ne  puis  vous  peindre  ce  que  j'é- 
prouve. ^  euillez  m'entendre^  condamnez-moi  si  je  le  mé- 
rite; mais  écoutez-moi,  écoutez  un  homme  au  désespoir! 

—  Charles,  je  vous  en  prie,  ne  parlez  pas  ainsi*,  votre 
douleur  me  fait  mourir  ! 

—  Ah!  si  vous  sentez  quelle  est  ma  peine,  si  vous  la 
partagez,  n'hésitons  plus,  chère  Marie.  De  cruels  parens 
brisent  nos  cœurs  ;  leurs  préjugés  nous  réduisent  au  déses- 
poir-,  n  hésitons  plus...  Je  ne  sais  comment  vous  révéler  le 
dessein  que  je  forme.  Soyez  à  moi ,  consentez  à  me  suivre  5 
nos  pères  pardonneront  quand  ils  ne  pourront  plus  nous 
empêcher  d'être  heureux  ! 

—  Charles  !  s'écria  Marie,  dont  la  main  se  refusait  à  fer- 
mer la  fenêtre,  je  n'aurais  jamais  cru  que  vous  fussiez  ca- 
pable de  me  causer  ce  chagrin  !  ah  î  Charles  !  »  Les  pleurs 
inondaient  son  visage. 

(i  Eh  bien!  reprit -il  avec  une  sorte  de  fureur,  vous  le 
voulez  donc!  Retourner  chez  mon  père,  dont  la  religion 
barbare  viole  tous  les  sentimens  humains,  c'est  ce  que  je 
ne  puis  faiie.  Puisque  vous  me  refusez,  j'ai  une  ressource 
assurée  contre  le  tourment  de  vivre  ;  je  vais  me  jeter  dauî? 


l58  SCÈNES     IKLAIVD  AISES. 

les  rangs  de  ces  hommes  que  la  loi  frappe  et  qui  ne  sont 
pas  loin  d'ici.  J'y  trouveiai  la  mort  et  le  repos  !  » 

Tous  deux  restèrent  muets  quelques  instans.  Tous  deux 
ressentaient  l'agonie  de  ces  sensations  cruelles  qui  s'em- 
parent du  cœur  tout  entier  et  que  nul  langage  ne  peut 
rendre.  Mille  pensées  déchirantes  traversaient  l'esprit  de 
Marie  ^  comment  sauvera-t-elle  Charles  Kneller  de  sa  pro- 
pre fureur?  Désobéira-t-elle  à  son  père?  Le  combat  aussi 
terrible  et  plus  violent  auquel  l'ame  de  Kneller  était  en 
proie  se  lisait  sur  son  visage  :  d'ardens  éclairs  s'échap- 
paient de  ses  yeux  ^  une  contraction  violente  défigurait  ses 
traits. 

(c  Pourquoi  m'abandonner  ?  reprit  -  il  après  quelques 
secondes  d'un  triste  silence.  Sauvez -moi,  Marie,  avant 
que  ma  folie  ne  me  livre  à  la  misère  5  que  sais-je?  peut-être 
à  l'infamie,  à  l'opprobre,  à  la  mort.  Je  quitte  la  maison 
paternelle,  et,  si  je  ne  suis  votre  époux,  je  n'y  rentre  ja- 
mais !  )) 

Marie  Wynham  reprit  courage ,  et ,  triomphant  de  sa 
propre  douleur  :  a  Charles,  lui  dit-elle,  il  me  faut  main- 
tenant bien  de  la  force.  Vous  ne  pouvez  me  demander  un 
sacrifice  qui  nous  déshonorerait  tous  deux.  J'en  appelle  à 
votre  générosité ,  à  votre  délicatesse ,  à  votre  honneur. 
Bannissez  de  votre  ame  ces  pensées  affreuses-,  nous  pou- 
vons être  un  jour  l'un  à  l'autre  :  nous  le  pouvons,  Charles! 
sachons  attendre  avec  patience,  avec  résignation,  un  mo- 
ment qui  arrivera  tôt  ou  tard. 

• — Il  n'est  plus  tems;  tout  est  fini  !  s'écria  le  malheureux 
jeune  homme.  \  os  consolations  sont  trop  tardives^  Marie, 
ou  fuyons  ensemble,  ou  je  suis  un  homme  perdu...  perdu 
à  jamais...  perdu  !  » 

Ce  dernier  mot,  répété  avec  une  inexprimable  angoisse, 
retentissait  aux  oreilles  de  Marie.  Charles  pressait  son  front 
brûlant  dans  ses  mains  enlacées.  La  jeune  fille  ,  dont  un 


SCÈNES    IRLANDAISES.  l5g 

nuage  de  larmes  obscurcissait  la  vue,  ëlcnclail  les  bras  vers 
son  ami ,  et,  par  un  geste  suppliant,  cherchait  à  le  calmer, 
lorsqu'elle  entendit  la  voix  de  son  père.  Effrayée,  et  sen- 
tant combien  il  était  difficile  d'expliquer  à  son  père  une 
circonstance *si  singulière,  si  mystérieuse,  et  qui,  tout  in- 
nocente qu'elle  fut  de  sa  part ,  devait  passer  aux  yeux  du 
vieux  Wynham  pour  une  sorte  de  trahison  filiale ,  elle  al- 
lait refermer  la  fenêtre,  mais  déjà  son  père  était  derrière 
elle. 

«  Avez-vous  entendu  des  voix  dans  le  jardin  ?  » 

Elle  se  souvint  que  la  chambre  à  coucher  de  son  père 
n'était  séparée  de  la  sienne  que  par  un  angle  du  bâtiment,  et 
que,  s'il  était  éveillé  pendant  sa  conversation  avec  Charles, 
il  n'avait  pas  dû  en  perdre  une  parole.  Elle  rougit  et  ne  put 
répondre. 

<(  N'aie  pas  peur,  continua-t-il.  Les  misérables,  avant  de 
nous  brûler  vifs  ,  trouveront  à  qui  parler.  J'ai  là  deux 
bonnes  balles  à  leur  envoyer  par  la  fenêtre  ^  mon  mousquet 
est  en  bon  état,  et,  mordieu,  nous  verrons )> 

En  un  clin  d'œil  Wynham  ajuste,  arme  le  mousquet  ^  la 
jeune  fille,  épouvantée  d'un  mouvement  plus  rapide  que 
l'éclair,  se  jette  sur  le  bras  de  son  père,  qu'elle  veut  ar- 
rêter. Mais,  au  lieu  de  prévenir  l'explosion ,  elle  la  hâte  : 
le  chien  s'abat  -,  le  coup  part  ^  un  cri  s'est  fait  entendre 
dans  le  jardin.  Marie  est  tombée  aux  pieds  de  son  père. 

Une  pause  terrible  suivit  cette  scène  :  bientôt ,  cepen- 
dant ,  des  pas  précipités  retentissent  dans  le  parc  j  des  cris 
féroces  remplissent  les  galeries  de  la  maison.  Une  foule  fu- 
rieuse, armée  de  torches,  de  poignards ,  dépiques,  brise 
les  portes  et  monte  les  escaliers  -,  AVynham  ,  qui  les  entend 
et  devine  l'approche  des  rebelles  et  des  incendiaires,  n'ose 
quitter  sa  fille  évanouie.  Cependant  elle  s'éveille  au  bruit 
des  clameurs  sauvages  que  tous  les  échos  répètent.  Le  père, 
protégeant  Marie  contre  la  rage  de  ces  forcenés,  présente 


l6o  SCÈNES    IRLANDAISES. 

son  mousquet  au  premier  qui  enlre;  cet  homme  tombe 
mort  :  le  fer  de  vingt  piques  menace  le  vieillard  sans  le 
frapper.  On  le  saisit  malgré  sa  résistance-,  on  l'entraîne. 
Les  cruels  le  réservaient  à  un  plus  affreux  trépas. 

Quand  Marie  retrouva  l'usage  de  ses  sens,  elle  était 
couchée  sur  un  lit-,  une  garde  veillait  près  d'elle.  «Où  est 
mon  père?  où  est  Charles  ?  »  Les  sanglots  de  la  vieille  garde 
lui  en  apprirent  assez.  Elle  retomba  sur  sa  couche ,  dans 
un  état  de  faiblesse  délirante.  Quelques  jours  se  passèrent 
ainsi  :  à  force  de  soins,  elle  fut  capable  de  s'asseoir  sur 
son  séant.  On  lui  annonça  que  quelqu'un  désirait  lui  par- 
ler. Elle  crut  que  c'était  Charles,  et  elle  espéra  recevoir 
de  lui  des  nouvelles  de  son  père.  C'était  M.  Kneller^  il 
était  bien  changé  :  en  quelques  jours,  il  semblait  avoir 
vieilli  d'une  année.  Il  s'assied  près  du  lit  de  la  jeune  fille, 
et  lui  apprit ,  avec  les  ménagemens  nécessaires ,  l'horrible 
vérité. 

Depuis  le  jour  où  Charles  Kneller  avait  reçu  de  son  père 
l'ordre  formel  de  cesser  toute  visite  chez  M.  Wynham  ,  de 
graves  discussions  s'étaient  élevées  entre  le  père  et  le  fils. 
Charles  Kneller,  désespéré ,  avait  quitté  la  maison  pater- 
nelle, et  quelques  jeunes  gens  catholiques,  impliqués  dans 
la  conspiration  irlandaise,  lui  avaient  révélé  leurs  projets, 
et  l'avaient  enrôlé  sous  leurs  bannières.  Uni  à  eux  par  un 
serment  solennel ,  il  avait  cherché  ,  dans  les  dangers  d'une 
entreprise  si  hasardeuse  ,  un  asile  contre  son  propre  déses- 
poir. En  vain  sentait-il  toute  l'horreur  de  sa  position.  Il  ne 
lui  restait  qu'une  alternative  :  fuir  ou  servir  la  cause  em- 
brassée par  sa  fureur.  Déjà  la  retraite  de  M.  Wynham 
avait  été  désignée  aux  brandons  des  incendiaires  ;  Charles 
voyait  la  flamme  et  la  mort  approcher  de  la  demeure  de 
tout  ce  qu'il  aimait.  Que  faire?  trahir  son  serment?  être 
parjure?  prévenir  les  crimes  des  associés?  rien  décela 
n'était  possible.  Il  espéra  engager  Marie  à  fuir  avec  lui  : 


NOUVELLES  DES  SCIENCES  ,    ETC.  l6l 

espoir  insensé  qui  lui  souriait  encore ,  puisqu'il  ne  pouvait 
sauver  le  père.  On  sait  le  reste.  Au  moment  où  M.  Wyn- 
ham  était  entré  dans  la  chambre  de  sa  fille,  le  jeune  homme 
s'était  rapproché  de  la  croisée  ;  le  canon  du  mousquet , 
abaissé  par  le  mouvement  rapide  de  Marie ,  s'était  trouvé 
dans  la  ligne  précise  de  l'endroit  où  Charles  était  placé.  Il 
était  tombé  dans  son  sang.  Les  rebelles,  accourus  à  ce 
bruit,  irrités  de  la  mort  de  leur  complice,  avaient  entraîné 
Tinfortuné  vieillard  dans  les  ruines  de  Kilmeny,  où  sa 
mort  sanglante  avait  vengé  celle  de  Charles. 

M.  Kneller  vit  mourir  de  langueur  entre  ses  bras  la  fille 
de  son  ami  ,  l'épouse  de  Charles.  Resté  seul  sur  la  terre  ^ 
il  suivit  dans  le  tombeau,  quelques  mois  après  ,  Marie,  à 
laquelle  il  avait  prodigué  ses  soins.  Le  ciel  lui  laissa  le  tems 
de  méditer  ,  dans  sa  douleur  solitaire,  les  préceptes  sans 
cesse  outragés  d'une  religion  de  paix  et  d'amour ,  qui  com- 
mande la  bienveillance  et  la  charité  pour  tous  les  hommes, 
et  dont  les  hommes  font  un  barbare  prétexte  de  tyrannie , 
de  vengeance  et  de  haine.  (  Forget  me  not.  ) 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA  LITTÉRATURE,  DES  BEAUX-AP,.TS ,  DU  COMMERCE,  DES 
ARTS  INDUSTRIELS  ,  DE  l' AGRICULTURE  ,  ETC. 


ctcnce5   Wr'atttt^ffe^. 


Orages  de  grêle  ,  aux  eiwirons  de  Calcutta,  —  La 
grêle  est  le  fléau  des  zones  tempérées ,  mais  elle  étend  aussi 
ses  ravages  au-delà  des  Tropiques,  et  il  semble  même  que 
ce  météore  destructeur  présente ,  dans  les  pays  les  plus 


162  NOUVELLES    DES  SCIENCES  , 

chauds,  des  phénomènes  plus  grands  ,  des  particularités 
inconnues  dans  nos  climats.  Au  mois  de  mars  182^,  vers 
les  cinq  heures  du  soir  ,  les  plaines  de  Chandernagore  (i) 
furent  entièrement  couvertes  d'une  couche  de  grêle  res- 
plendissante comme  la  neige,  en  sorte  que  Ton  avait  sous  les 
yeux,  près  de  l'embouchure  du  Gange  ,  le  tableau  d'une 
contrée  du  nord,  au  milieu  de  l'hiver.  Plusieurs  grains  de 
grêle  n'avaient  pas  moins  de  quatre  pouces  de  circonfé- 
rence. Quelques-uns  de  ces  grains  ne  fondaient  pas  en- 
tièrement -,  il  restait  un  noyau  qui  avait  la  grosseur  et  l'ap- 
parence d'un  œil  de  poisson  ,  et,  quelquefois,  d'une  écaille. 
Un  vieux  marin  conclut  sur-le-champ  que  l'orage  avait 
enlevé  et  lancé  dans  les  airs  une  bande  de  poissons  ;  que  ces 
animaux  y  avaient  gelé  ;  que  le  tourbillon  ,  les  froissant 
dans  cet  état,  les  grains  de  grêle  contenaient  leurs  débris, 
Satisfait  de  cette  explication  ,  il  ramassa  un  certain  nombre 
de  ces  écailles  de  poisson  tombées  du  ciel ,  et  les  plaça  dans 
son  livre  de  navigation. 

Un  autre  orage  fit  plus  de  dégâts  à  Serampore.  La  grêle 
tomba  pendant  une  heure  :  les  grains  étaient  très-gros-,  on 
en  remarqua  plusieurs  du  volume  d'un  œuf  d'oie.  Les  ar- 
bres perdirent  non-seulement  leurs  feuilles,  mais  aussi 
leurs  branches ,  et  tout  espoir  de  récolte  fut  anéanti.  Les 
cases  des  pauvres  Hindous  furent  abattues,  et  les  édifices 
plus  solides  souffrirent  beaucoup.  L'orage  avait  commencé 
vers  dix  heures  du  soir  ^  le  lendemain  ,  au  coucher  du 
soleil,  la  grêle  n'était  pas  encore  entièrement  fondue. 

Il  paraît  que  la  grêle  est  beaucoup  plus  fréquente  et  plus 
terrible  dans  la  partie  de  l'Australie  comprise  dans  la  zone 
lorride,  qu'au  Bengal.  Cette  fâcheuse  disposition  du  cli- 


(1)  Note  du  Tr.  Chandernagore  est  un  polit  comploir  français,  faible 
débris  de  notre  ancienne  puissance  dans  l'Inde.  Il  est  situé  à  quelques  lieues 
de  Calcutta.  Voyei  le  Tableau  statistique  de  VAsie^  dans  le  27^  numéro. 


DU  COMMENCE,    DE  l'iTS'DISTTvIE,  ETC.  l63 

mat  sera  un  grand  obstacle  aux  progrès  des  cultures  ,  et 
mettra  le  colon  australien  dans  la  nécessité  de  faire  entrer 
dans  ses  calculs  Tinterruption  de  ses  travaux  et  une  des- 
truction presque  totale  de  ses  fermes.  Le  système  des  as- 
surances n'est  pas  moins  utile  à  ces  établissemens  lointains 
qu'aux  lieux  de  sa  naissance ,  et  sans  doute  il  n'y  est  pas 
moins  praticable. 

Phosphorescence  de  la  mer.  —  Dans  des  circonstances 
encore  peu  connues  ,  les  eaux  de  l'océan  répandent  une 
lumière  très-vive  ,   et  qui  affecte  l'organe  de  la  vue  tout 
autrement  que  ne  le  feraient   des  rayons  lumineux  aussi 
éclatans,  mais  qui  n'auraient  pas  la  même  origine.  M.  Hen- 
derson  eut  l'occasion  d'observer  un  fait  de   cette  nature, 
et  son  récit  est  inséré  dans  le   Recueil  des  Transactions 
de  la  Société  de  Physique  et  de  Médecine  de  Calcutta. 
({  Je  ne  crois  pas,  dit  l'observateur,  que  ce  pbénomème  ait 
été  vu  jusqu'à  présent  avec  autant  de  particularités  dignes 
d'attention.  Nous  marchions  assez  vite,  par  une  jolie  brise 
nord-est  -,  nous  étions  à  2°  de  latitude  nord ,  et  21°  20'  de 
longitude  ouest.  La  mer  brillait  d'un  éclat  extraordinaire, 
et  sa  lumière  augmenta  par  degrés,  depuis  le  coucher  du  so- 
leil, jusqu'à  neuf  heures,  où  elle  parut  avoir  acquis  sa  plus 
grande  intensité ,  qui  se  soutint  jusqu'à  minuit.  Il  suffisait 
de  la  fixer  quelques  momens  pour  être  atteint  de  maux  de 
tête,  d'étourdissemens,  de  douleurs  dans  le  globe  de  l'œil  ; 
la  vue  était  troublée  ,  et  ne  se  rétablissait  que  lentement. 
Toutes  les  personnes  qui  se  trouvaient  sur  le  vaisseau  res- 
sentirent, plus  ou  moins,  ces  pénibles  affections,  car  toutes 
furent  entraînées  par  la  curiosité  et  retenues  par  la  magie 
d'un  pareil  spectacle.  Pour  ma  part ,  j'y  gagnai  un  très- 
grand  mal  de  tète  qui  dura  jusqu  au  lendemain  matin.  Ce 
que  j'éprouvais  était  analogue  au  mal-aise  qui  résulte  ordi- 
nairement des  abus  de  la  pipe.  Le  phénomène  perdit  gra- 


l64  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

duellement  son  éclat,  et,  avant  Taurore,  il  avait  disparu. 
Depuis  ce  jour,  la  phospho'^escence  de  la  mer,  quoique  pré- 
sentant un  beau  spectacle,  ne  nous  a  point  affectés  (i).  » 

M.  Henderson  essaie  de  remonter  jusqu'à  la  cause  de 
cette  lumière  extraordinaire ,  et  n'y  parvient  point.  Ses 
raisonnemens  prouvent  qu'il  ne  connaissait  point  alors  les 
observations  et  les  expériences  de  Péron  sur  le  même  sujet. 
On  s'étonne  que  la  connaissance  des  faits  intéressans  con- 
statés par  ce  naturaliste  ne  soit  pas  arrivée  plus  prompte- 
ment  à  Calcutta. 

Procédés  chinois  pour  engraisser  le  poisson.  — De  tous 
les  peuples  commerçans ,  le  Chinois  est  celui  qui  sait  le 
mieux  parer  sa  marchandise  et  la  montrer  sous  l'aspect  le 
plus  séduisant.  Il  sait  donner  un  nouveau  prix  ou  un  nou- 
veau lustre  aux  produits  variés  de  l'excellent  pays  qu'il 
habile  \  les  animaux  et  les  végétaux  se  perfectionnent  par 
ses  soins,  pour  le  plaisir  des  yeux,  de  l'odorat  ou  du  pa- 
lais. Leurs  étangs  ne  sont  pas  ,  comme  les  nôtres ,  aban- 
donnés à  la  nature^  le  poisson  qu'ils  renferment  n'est  pas 
réduit  aux  alimens  que  les  eaux  ou  le  sol  peuvent  lui  offrir; 
le  propriétaire  a  soin  de  le  nourrir.  Le  matin  et  le  soir,  et 
quelquefois  plus  souvent  ,  on  lui  porte  du  riz  cuit ,  au- 
quel on  ajoute  du  sang  ,  des  débris  d'animaux  et  de  végé- 
taux ,  surtout  des  matières  huileuses  dont  les  poissons  sont 
très-avides,  et  qui  les  engraissent  rapidement  sans  qu'ils 
grossissent  beaucoup.  On  choisit  de  préférence  de  jeunes 
individus,  et  une  perche,  traitée  de  cette  manière,  n'excède 
pas  le  poids  d'une  livre.  Au  bout  de  quelques  mois,  le 
poisson  est  en  état  d'être  envoyé  au  marché  -,  on  fait  une 


(i)  Voyez  une  brillante  description  de  ce  beau  phe'nomcne ,  dans  la  re- 
lation du  voyage  de  Ne\v-York  à  Real  del  Monte,  au  Mexique,  inse're'e 
dans  notre  9«  nunie'ro. 


DU    COMMERCE  ,    DE   l'iNDL'STRIE  ,    ETC.  1  65 

pèche  partielle  ;  on  prend  les  plus  belles  pièces,  et  on  lâche 
que  le  transport  ne  les  fasse  pas  souflVir.  Ce  qui  n'a  pas  été 
vendu  retourne  à  l'étang  ,  où  les  mêmes  soins  lui  sont  con- 
tinués, jusqu'à  ce  que  tous  les  poissons  aient  acquis  la 
mesure  d'embonpoint  recherchée  par  les  amateurs.  Cette 
industrie,  qui  exige  plus  de  soins  que  de  dépense  ,  est  à  la 
portée  de  tous  les  fermiers  qui  ont  un  petit  étang  dans  leur 
ferme;  ils  peuvent  engraisser  du  poisson  aussi  facilement 
que  ceux  de  notre  pays  engraissent  des  volailles.  C'est .  en 
Chine,  une  branche  importante  de  l'économie  rurale. 

Habitudes  sociales  des  chevaux  sauva^res  de  l Amé- 
rique.  — -  A  l'époque  de  l'arrivée  des  Européens  dans  le 
iVouveau-Monde ,  beaucoup  de  chevaux  furent  abandonnés 
et  multiplièrent  rapidement.  Ils  devinrent  d'abord  très- 
communs  à  Saint-Domingue,  mais  ce  fut  surtout  au  sud 
du  continent  américain,  et  sur  les  bords  de  la  Plala ,  que 
le  nombre  de  ces  animaux  s'accrut  d'une  manière  remar- 
quable -,  on  les  V  rencontre  fréquemment  en  troupes,  dont 
quelques-unes  s'élèvent  jusqu'à  dix  mille.  Ils  ont  beaucoup 
perdu  de  la  beauté  primitive  de  la  race  espagnole,  d'où 
descendent  tous  les  chevaux  sauvages  de  cette  partie  du 
monde.  Ils  sont  moins  grands ,  leur  tète  est  plus  grosse  , 
leurs  membres  sont  moins  fins,  leurs  oreilles  plus  longues  , 
et  leur  robe  ,  beaucoup  plus  grossière  ,  est  ordinairement 
bai-brun. 

Ils  habitent  principalement  les  plaines  immenvs,  et 
presque  désertes,  qui  s'étendent  des  rivages  de  la  Plata  au 
pays  des  Patagons.  Chaque  troupe  a  un  canton  qui  lui  est 
propre,  qu'elle  défend  avec  vigueur  contre  toute  invasion 
étrangère  ,  et  que  la  faim  ou  une  force  supérieure  peut 
seule  la  forcer  à  abandonner. 

Ils  marchent  en  colonnes  serrées ,  à  la  tête  desquelles  se 
placent  toujours  les  individus  les  plus  forts  et  les  plus 
xvi.  i3 


l66  NOUVELLES  DES   SCIENCES  , 

hardis  :  ceux-ci ,  à  la  moindre  alarme ,  se  portent  à  la  ren- 
contre de  l'objet  qui  l'a  produite,  Texaminent  avec  pré- 
caution, et  s'en  approchent  enfin ,  s'il  ne  leur  paraît  point 
dangereux^  quand,  au  contraire,  ils  le  jugent  redoutable, 
ils  donnent  l'exemple  de  la  fuite,  et  sont,  à  l'instant,  suivis 
par  toute  la  troupe. 

L'instinct  qui  porte  ces  chevaux  à  se  réunir  ainsi  en  im- 
menses familles  rend  leur  voisinage  très-dangereux  pour 
les  voyageurs,  en  les  exposant  à  perdre  leurs  propres  mon- 
tures. Dès  l'instant  qu'une  de  ces  hordes  aperçoit  des  che- 
vaux apprivoisés  ,  elle  les  appelle  avec  empressement,  s'en 
approche  autant  que  la  prudence  le  permet,  et  l'on  peut 
être  certain  alors  que  si  l'on  n'emploie  pas  toutes  les  pré- 
cautions nécessaires  pour  les  empêcher  de  s'échapper  ,  ils 
auront  bientôt  rejoint  la  troupe  indépendante ,  sans  que 
rien  puisse  les  engager  à  s'arrêter  dans  leur  course  vaga- 
bonde. Les  Américains  du  Sud  sont  extrêmement  adroits 
dans  l'art  de  saisir  et  de  dompter  les  chevaux  sauvages  ^  ils 
emploient ,  pour  cela  ,   une  longue  corde  nommée  lasso , 
qu'ils  jettent  ,  avec  une  étonnante  précision,  sur  l'animal 
qu'ils  veulent  s'approprier.  Dans  chaque  district,  il  y  a  des 
hommes  qui  n'ont  point  d'autres  occupations  que  celle  de 
veiller  à  la  marche  des  troupes  de  chevaux  qui  les  ha- 
bitent \   ces  hommes ,  montés  sur  des  chevaux   autrefois 
sauvages  eux-mêmes,  s'en  servent  pour  rappeler  ceux  qui 
s'éloignent  des  limites  du  district.  Ce  sont  eux  aussi  qui  sont 
chargés  de  saisir  et  d'apprivoiser  les  chevaux  que  l'on  veut 
soumettre  au  service  domestique.   Pour  arriver  à  ce  but , 
ils  attirent  la  troupe  dans  un  lieu  dont  elle  ne  peut  s'é- 
chapper, se  mêlent  parmi  elle  ,  choisissent  l'animal  qui 
leur  convient,   et  lui  jettent  le  lasso  autour  du  cou.  Le 
cheval,  qui  se  sent  retenu,  cherche  à  se  dégager,  et  ne  fait, 
en  se  débattant,  que  rendre  plus  étroit  le  nœud  dont  il  est 
entouré.  La  respira  lion  lui  manque  -,  il  tombe  :  deux  hommes 


DU  COMMERCE,    DE   LINDUSTTIIE  ,    ETC.  l6j 

se  jettent  sur  lui,  et  s'en  rendent  maîtres  en  lui  mettant  un 
licol  beaucoup  plus  fort  et  à  nœud  fixe. 

Chacune  de  ces  familles  sauvages  a  un  chef  auquel  ap- 
partiennent des  privilèges  particuliers.  Il  est  le  sultan  de 
la  troupe,  et  ^on  harem  est  très-nombreux.  Si  quelqu'autre 
ose  empiéter  sur  ses  droits ,  sa  colère  ne  connaît  point  de 
bornes;  il  attaque  à  l'instant  son  malheureux  rival,  le 
force  à  fuir,  et  souvent  même  lui  arrache  la  vie.  Le  harem, 
qui  doit  être  le  prix  de  la  victoire ,  regarde  le  combat  avec 
anxiété.  Quelquefois  le  vainqueur  ,  tel  qu'un  orgueilleux 
conquérant ,  daigne  admettre  le  vaincu  au  spectacle  de  ses 
plaisirs  ,  ce  qu'il  ne  ferait  pas  sans  doute  s'il  songeait  à 
l'inconstance  du  sort,  et  s'il  calculait  que  l'esclave  d'au- 
jourd'hui, devenu  maître  à  son  tour,  tirera  une  ample 
vengeance  des  affronts  qu'il  a  reçus  (i). 

Les  ours  des  Etats-Lnis.  —  L'ours  blanc  est  le  seul 
animal  féroce  des  Etats-Unis  -,  sa  rencontre  expose  les 
voyageurs  aux  plus  grands  dangers ,  surtout  lorsqu'il  est 
pressé  par  la  faim.  Un  de  ces  animaux  attaqua  ,  l'année 
dernière,  le  canot  de  deux  Indiens  qui  était  amarré  au  ri- 
vage. Il  se  saisit  d'un  de  ces  malheureux,  et  l'entraîna  dans 
la  foret  ;  l'autre  essaya  vainement  de  secourir  son  cama- 
rade :  l'humidité ,  qui  avait  pénétré  dans  son  mousquet , 
rendit  cette  tentative  infructueuse.  Des  Indiens,  qui  chas- 
saient dans  la  forêt,  accoururent  heureusement,  tuèrent 
Tours,  et  arrachèrent  de  ses  griffes  l'infortuné  qui  se 
croyait  dévoué  à  une  mort  certaine.  C'est  de  lui  que  je 
tiens  les  détails  de  son  aventure  ,  qu'il  me  conta  en  me 
vendant  la  peau  de  son  antagoniste. 


(  i  )  Voyez,  d'autres  détails  sur  les  chevaux  sauvages  de  l'Ame'rîque  du  Sud , 
dans  l'extrait  de  l'excursion  du  capitaine  Head  dans  les  Pampas,  virievol., 
16^  numéro  de  notre  recueil. 


l68  NOUVELLES  DES   SCIENCES, 

L'ours  noir  est  extrêmement  timide ,  et  fuit  avec  soin  la 
présence  des  hommes  :  il  est,  après  le  bufïle,  ranimai  dont 
la  chasse  est  le  plus  profitable  aux  Indiens  -,  sa  peau ,  sa 
chair ,  sa  graisse ,  ses  nerfs  ,  ses  ongles  mêmes  et  ses  dents, 
peuvent  être  employés  utilement,  et  forment  une  branche 
considérable  de  commerce. 

Les  Indiens ,  pendant  Tété  et  l'automne ,  se  mettent  en 
embuscade  dans  les  endroits  où  les  fruits  croissent  en  abon- 
dance, et,  par  ce  moyen,  surprennent  et  détruisent  un 
grand  nombre  d'ours  noirs,  qui  font,  de  ces  végétaux,  leur 
principale  nourriture.  Dès  le  commencement  des  froids  , 
ces  animaux  se  cachent  dans  des  arbres  creux  ,  ou  dans  des 
trous  qu'ils  pratiquent  en  terre.  Ils  y  restent  tout  l'hiver 
sans  faire  aucun  autre  mouvement  que  celui  de  lécher  leurs 
pattes.  On  dit  que  la  graisse  dont  elles  sont  couvertes  suf- 
fit pour  les  alimenter  pendant  toute  la  saison  rigoureuse. 
Les  Indiens  découvrent  leurs  retraites,  soit  par  le  moyen 
de  chiens  dressés  à  cette  chasse,  soit  parles  traces  que  la 
respiration  de  l'animal  laisse  sur  la  neige.  Jamais  ils  ne  se 
défendent,  et  une  simple  lance  est  l'arme  que  l'on  emploie 
pour  les  tuer. 

Au  printems  ,  l'ours  quitte  sa  tanière  et  s'exerce  d'abord 
à  regagner  l'usage  de  ses  facultés,  qui  ont  été  suspendues 
pendant  un  tems  si  considérable.  Il  commence  par  se 
nettover  l'estomac  ,  en  faisant  usage  de  diverses  espèces  de 
plantes  diurétiques,  que  la  nature  lui  indique  d'une  ma- 
nière plus  claire  et  plus  précise  que  ne  le  font  pour  nous 
les  nomenclatures  des  médecins  et  des  botanistes.  Après 
une  abstinence  si  longue,  et  la  purgation  qui  lui  succède, 
un  régime  léger  devient  nécessaire  à  l'intelligent  animal  -, 
il  se  nourrit,  en  conséquence,  de  poissons,  et  la  méthode 
qu'il  emploie  pour  se  les  procurer  est  vraiment  curieuse. 
Il  s'assied  sur  ses  pattes  de  derrière,  au  bord  d'un  lac  ou 
<1  une  rivière,  cl  reste  si  parfaitement  immobile  que  l  œil 


DU   COMMERCE,    DE  l'iIVDUSTRIE  ,    ETC.  l6q 

exercé  des  Indiens  s'y  trompe  quelquefois  lui-même  ,  et 
prend  Tours,  ainsi  placé,  pour  un  tronc  d'arbre  que  le 
tems  a  noirci.  Celui-ci  attend,  dans  cette  position  ,  que 
quelque  poisson  trop  confiant  vienne  se  jouer  à  la  surfa<  e 
de  l'eau ,  et  ^  alors ,  il  le  tire  sur  le  rivage  avec  une  célé- 
rité et  une  habileté  incroyables.  Quand,  par  ce  strata- 
gème ,  il  s'est  procuré  une  quantité  suffisante  de  vivres ,  il 
en  mange  une  partie  et  cache  le  reste  avec  soin  pour  un 
autre  repas.  Il  paraît  avoir  observé  que  le  matin  et  le  soir 
sont  les  seuls  instans  favorables  pour  la  pèche. 

Après  s'être  contenté,  pendant  quelques  semaines,  de 
celte  nourriture,  l'ours  en  cherche  une  plus  substantielle 
dans  la  chair  des  animaux  qu'il  tue  lui-même  ou  qu'il  ren- 
contre sans  vie-,  puis  il  revient  enfin  à  son  régime  de  fruits  : 
ainsi,  dans  le  cours  de  l'année,  cet  animal  est,  à  diSe- 
rentes  époques,  iclityophage,  Carnivore  et  frugivore.  On 
peut  se  faire  une  idée  de  la  niaiserie  avec  laquelle  certains 
ouvrages  de  sciences  étaient  rédigés  autrefois.  Nous  nous 
rappelons  avoir  vu,  dans  un  ancien  dictionnaire  géographi- 
que ,  une  description  de  l'espèce  d'ours  dont  nous  venons 
de  parler,  k  Ces  ours,  disait  l'auteur  du  dictionnaire,  sont 
si  féroces  qu'ils  se  défendent  quand  on  les  attaque.  » 

Impressions  de  pieds  d animaux  dans  un  banc  de  grès. 
—  A  deux  milles  au  nord  de  Lochraaben ,  dans  le  comté  de 
Dumfries,  en  Ecosse,  les  ouvriers  qui  exploitaient  une  car- 
rière de  grès  rouge  qui  fournit  la  pierre  de  taille  pour  les 
constructions  du  pavs,  aperçurent  des  suites  d'impressions 
dont  la  forme  et  la  distribution  régulière  ne  pouvaient  être 
un  effet  du  hasard,  un  jeu  de  la  nature.  Quelques  échan- 
tillons bien  caractérisés  furent  envoyés  au  professeur  Buck- 
land,  qui  jugea  sur-le-champ  combien  ce  fait,  observé  avec 
soin  ,  pouvait  répandre  de  lumière  sur  la  géologie  du  pays, 
et  contribuer  aux  progrès  de  la  science.  Ses  recherches  , 


1^0  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

sur  cet  objet  intéressant,  sont  la  matière  d'un  mémoire  que 
M.  Grierson  a  lu,  le  22  novembre  1827 ,  à  la  société  litté- 
raire de  Perth.  Le  banc  de  grès  dans  lequel  on  a  trouvé  les 
impressions  dont  il  s'agit  est  à  plus  de  5o  pieds  au-dessous 
de  la  surface ,  et  cependant  il  est  incontestable  qu'à  une 
époque  très-reculée  ce  qui  forme  aujourd'hui  la  base  de  la 
carrière  était  à  découvert  ;  que  cette  roche  ,  si  dure  au- 
jourd'hui, fut  d'abord  assez  molle  pour  céder  à  une  pres- 
sion médiocre,  dans  un  tems  si  court  qu'il  doit  être  permis 
de  le  regarder  comme  un  instant,  la  durée  d'un  pas  des 
animaux  qui  parcoururent  autrefois  ce  sol  alors  mobile.  Les 
impressions  de  pas  sont  alignées ,  équidistantes  ,  précédées 
par  une  traînée  qui  dénote  que  ces  animaux  soulevaient 
peu  leurs  pieds,  les  posaient  paisiblement  et  par  degrés. 
Leur  allure  était  une  marche,  et  non  pas  une  suite  de  sauts, 
car  le  pied  droit  alterne  régulièrement  avec  le  pied  gauche. 
On  pense  bien  que  les  doigts  sont  plus  profondément  im- 
primés que  les  talons  ;  en  un  mot ,  ces  traces  ressemblent 
exactement  à  celles  que  les  animaux  laissent  sur  la  neige  , 
après  leur  passage.  M.  Buckland  y  a  reconnu  des  pieds  de 
tortue  ou  de  crocodile. 

Les  traces  les  plus  profondes  et  les  plus  distinctes  que 
l'on  ait  trouvées  dans  cette  carrière  sont  tout  au  fond 
de  l'exploitation.  En  continuant  les  travaux  dans  la  pro- 
fondeur, il  est  probable  que  de  nouveaux  faits  seront 
révélés,  et  qu'ils  forceront  à  modifier  les  hypothèses  que 
l'on  ne  manquera  pas  de  faire ,  d'après  les  connaissances 
actuelles.  Les  géologues  attribuaient  au  grès  rouge  une 
assez  haute  antiquité  :  faudra-t-il  la  rajeunir,  et  assigner 
à  sa  formation  une  époque  plus  rapprochée  de  notre  tems? 
ou,  ne  serons-nous  pas  forcés  de  reculer  encore  les  épo- 
ques antérieures  à  cette  formation?  Dans  l'ordre  des  pro- 
grès d'une  science,  les  premiers  pas  sont  assez  faciles  5 
mais  à  mesure  que  les  découvertes  s'accumulent  sans  être 


DU  COMMERCE,    DE  L  INDUSTRIE,  ETC.  I -y  I 

coordonnées,  les  savans  éprouvent  l'embarras  des  richesses, 
et  cette  sorte  de  malaise  se  prolonge  jusqu'à  ce  que  le  règne 
des  hypothèses  soit  passé ,  et  que  le  tems  des  théories  soit 
arrivé.  Les  géologues  sont  encore  au  miUeu  de  la  confu- 
sion :  grâces  au  zèle  des  investigateurs  ,  les  faits  arrivent 
en  foule ,  et  de  toutes  parts  -,  mais  le  génie  capable  de  les 
mettre  en  ordre  n'a  pas  encore  paru ,  peut-être  même  les 
données  dont  il  ne  peut  se  passer  ne  sont-elles  pas  com- 
plétées. Prenons  patience  :  les  savans  sont  sur  la  bonne 
voie,  et  la  suivent  avec  ardeur  ;  nous  finirons  par  retrou- 
ver au  moins  le  sommaire  des  annales  de  notre  globe  et 
des  révolutions  effroyables  qu'il  a  subies  (i)  ,  et  avec  les- 
quelles on  ne  pourra  se  dispenser  de  coordonner  un  jour 
toutes  les  histoires. 

analyse  du  platine  de  SibéHe ,  par  M.  le  professeur 
Brelthaupt.  —  Le  minerai  soumis  à  l'analvse  venait  de 
Nijnotagnilski ,  province  de  Verkhoutourié  ,  dans  le  gou- 
vernement de  Perm.  On  tire  de  ce  lieu  deux  sortes  de  sa- 
bles pour  les  laver  :  l'un  est  ferrifère,  et  contient  le  platine  ; 
l'autre  est  quartzeux ,  et  fournit  de  l'or  très-pur. 

Au  premier  coup-d'œil ,  le  minerai  de  platine  paraît 
composé  de  grains  de  différente  nature  ,  que  l'on  peut  tirer 
assez  facilement  :  on  obtient  ainsi  du  platine,  de  l'or,  un 
alliage  d'iridium  et  d'osmium  ,  quelques  grains  que 
M.  Breithaupt  a  pris  pour  du  palladium  et  du  fer  magné- 
tique. Comme  tous  ces  grains  sont  anguleux  et  brillans,  il 
paraît  qu'ils  n'ont  pas  été  soumis  à  des  frotteraens  prolon- 
gés, et  par  conséquent  les  eaux  ne  les  ont  pas  entraînés 
fort  loin  du  lieu  de  leur  origine. 

Les  grains  de  platine  sont  de  deux  sortes;  les  uns  ne  sont 

(  i)  Voyez  à  ce  sujet  le  bel  article  emprunté  au  Quarterly Revieix;  et  insc'ré 
dans  notre  3o^  nume'ro  ,  sur  les  révolutions  de  la  nature  dans  la  France 
centrale. 


I 


l^o.  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

pas  atlirës  par  raimant ,  et  les  autres  sont  emportés  par  ce 
moyen.  Il  y  a  donc  un  platine  ferrugineux,  et  un  autre  qui 
ne  l'est  point  :  celui-ci  ressemble  exactement  au  platine 
rapporté  d'Amérique  par  M.  de  Humboldt,  mais  sa  pe- 
santeur spécifique  est  un  peu  plus  grande  ^  ce  qui  dénote 
un  métal  plus  pur.  Le  platine  ferrugineux  est  plus  obscur, 
plus  dur  et  moins  pesant. 

L'or  n'est  qu'en  petite  quantité  dans  le  minerai  de  pla- 
tine. On  soupçonne  que  les  deux  métaux  y  sont  alliés, 
mais  que  le  platine  n'est  qu'en  très-petite  quantité  dans  cet 
alliage. 

L'alliage  d'iridium  et  d'osmium  surpasse  le  platine  même 
en  pesanteur  spécifique.  Il  est  peu  malléable. 

Les  grains  de  platine,  choisis  par  M.  le  professeur  pour 
lessoumettreà  l'analyse,  étaient  de  couleurd'acier  bleuâtre. 
M,  Breitbaupt  y  a  trouvé  les  substances  suivantes  : 


Palladium i^g/ 

Rhodium 1 1,07 

Platine 80,87 

Culv  re i^oS 

Fer 2,3o 

Soufre. 0,79 

Trace  d'iridum. 

Résidu 0,11 

98,83 


La  Gazette  littéraire  contient  l'extrait  suivant  d'une 
lettre  écrite  à  bord  du  Blossom ,  capitaine  Beechey ,  alors 
dans  la  Mer  du  Sud. 

(c  Ma  dernière  lettre  était,  je  crois  ,  datée  de  San-Fran- 
cisco,  où  nous  nous  délassâmes  de  nos  inutiles  exploits, 
dans  les  horribles  régions  du  nord.  Rien  de  particulier  ne 
nous  arriva  dans  cette  ville-,  mais,  après  avoir  souffert  tant 
de  privations ,    nous   nous  trouvions   heureux ,    et   nous 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDLSTRIE  ,   ETC.  in'S 

éprouvions  un  véritable  plaisir  à  monter  souvent  à  cheval , 
les  chevaux  étant  aussi  communs  dans  ce  pays  que  les 
billets  blancs  dans  une  loterie  anglaise.  Ce  plaisir  ne  nous 
aurait  coûté  aucune  peine ,  si  nous  avions  été  pourvus  de 
selles  ^  mais*,  pour  nous  en  procurer  ,  il  fallait  souvent 
payer  deux  fois  la  valeur  du  cheval ,  quoiqu'elles  fussent 
incommodes  et  grossièrement  travaillées. 

))  Legouverneurvoulait  nous  rendre  témoinsd'uncombat 
entre  un  ours  et  un  taureau  sauvage^  nous  en  fûmes  mal- 
heureusement privés  :  les  soldats  qui  devaient  procurer  les 
animaux ,  ne  trouvant  pas  la  récompense  proportionnée  à 
leur  peine ,  refusèrent  de  se  charger  de  cette  commission. 
A  peu  de  distance ,  dans  l'intérieur,  les  ours  sont  extrême- 
ment nombreux  et  d'une  nature  sauvage  et  féroce^  sou- 
vent ils  attaquent  les  voyageurs  et  leur  font  courir  de 
grands  dangers. 

»  En  quittant  San-Francisco,  le  28  décembre  1826,  nous 
rangeâmes  la  côte  jusqu'à  Monterrey,  où,  après  un  court 
séjour,  nous  mîmes  de  nouveau  à  la  voile  pour  les  îles 
Sandwich  (i).  Après  une  heureuse  mais  longue  traversée, 
nous  arrivâmes  à  Oahui  -,  cette  île  est  maintenant  la  rési- 
dence du  roi ,  qui  habite  Honaruru,  la  ville  principale. 
Nous  fûmes  assez  heureux  pour  mouiller  dans  son  fond,  à 
une  portée  de  fusil  du  rivage  :  les  indigènes  nous  accueil- 
lirent de  la  manière  la  plus  franche  et  la  plus  amicale  , 
nous  témoignant  tout  le  plaisir  que  leur  faisait  éprouver 
l'espoir  de  notre  long  séjour  parmi  eux. 

»  On  a  tant  parlé  et  tant  écrit  sur  les  îles  Sandwich , 
qu'elles  ont  acquis  beaucoup  d'importance  dans  le  monde 
civilisé  j  cela  me  fait  espérer  que  des  détails  sur  le  séjour 
que  nous  y  avons  fait  ne  seront  pas  sans  intérêt  pour 

(1)  Voyez  ,  dans  notre  1 1^  numéro,  un  grand  et  curieux  article  sur  ces 
îles  et  sur  les  e'tonnans  progrès  qu'y  fait  la  civilisation  europe'enne.  VoycT: 
aussi  le  Tableau  statistlijue  de  l'Australie  ^  dans  le  af)^  numéro. 

XVI.  l5* 


1^4  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

VOUS.  Eîi  peu  de  tems  le  Blossorn  fut  décoré  ,  si  ce  n'est 
avec  magnificence,  du  moins  avec  toute  la  pompe  que  les 
circonstances  comportaient  pour  la  réception  du  roi  et  de 
plusieurs  chefs,  qui  dînèrent  à  bord  avec  les  consuls  an- 
glais et  américains,  et  quelques  capitaines  de  navires  mar- 
chands. Tout  se  passa  de  la  manière  la  plus  convenable  ; 
le  repas  fut  égayé  par  des  toasts  et  des  chants  patriotiques, 
auxquels  les  insulaires  prirent  pari,  quoique  dans  un  lan- 
gage inintelligible  pour  nous.  Je  suis  obligé  de  vous  rap- 
peler Topinion  précipitée  que  je  m'étais  formée  deshabitans 
de  ces  îles ,  à  notre  premier  voyage.  Leur  aspect  sauvage 
est  entièrement  changé  ^  partout  on  nous  prodiguait  des 
marques  d'afifection  ,  et  les  traitemens  les  plus  hospitaliers. 
A  Tahiti ,  la  réponse  à  toutes  nos  demandes  était  :  u  Un 
dollar!  »  Ici  nous  ne  sommes  jamais  entrés  dans  une  ca- 
bane, sans  qu'aussitôt  le  propriétaire  ne  nous  ait  engagés 
à  partager  son  repas.  Je  ne  peux  rien  vous  dire  des  femmes 
de  ce  pays  :  leur  conduite  et  leurs  manières ,  quoique  rem- 
plies de  douceur,  dififèrent  tellement  de  celles  de  notre  pa- 
trie, que  je  crois  plus  prudent  de  garder  le  silence  sur  cet 
article-,  mais,  depuis  la  princesse  royale,  jusqu'aux  femmes 
des  classes  inférieures,  elles  ont  toutes,  entre  elles,  une 
grande  ressemblance. 

))  La  ville  de  Honaruru  est  composée  de  cabanes  qui  sont 
construites  en  forme  de  meules  de  foin  :  l'intérieur  en  est 
agréable  et  commode  -,  elles  sont  presque  toutes  entourées 
d'une  plantation  de  bananiers. 

»  Ce  séjour  aurait  été  rempli  d'agrémens  pour  nous,  sans 
le  grand  nombre  d'Américains  qui  s'y  trouvent,  et  qui, 
aidés  par  les  missionnaires  (i),  commençaient  à  prendre 
lin  grand  ascendant  sur  l'esprit  du  roi.  Le  consul  anglais 

(i)  Ces  missionnaires,  venus  des  Etals-Unis,  sont  ceux  dont  il  est  ques- 
tion dans  notre  1 1^  numéro  ,  et  qui  ont  converti  au  christianisme  les  insu- 
laires des  Sandwich. 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDUSTKIE  ,    ETC.  1^5 

venait  cependant  de  faire  échouer  leur  projet  de  subàlitucr 
les  étoiles  américaines  aujack  anglais  qui  figure  à  présent 
dans  les  couleurs  nationales  des  îles  Sandwich, 

»  Mais  c'est  assez  vous  parler  d'Oahui  ^  après  un  séjour 
d'un  mois,  nous  quittâmes  cetle  île,  sans  connaître  posi- 
tivement le  but  de  notre  voyage,  mais  croyant  que  nous 
allions  nous  diriger  vers  la  Chine.  Notre  espoir  ne  fut  pas 
trompé ,  et ,  le  12  avril ,  nous  arrivâmes  en  vue  de  Macao  : 
nous  jetâmes  l'ancre  dans  le  Typa  ,  beaucoup  plus  près 
qu'il  n'est  ordinairement  permis  aux  vaisseaux  de  le  faire  ^ 
ce  qui  nous  fut  reproché  par  les  Portugais  et  les  Chinois^ 
mais,  malgré  leurs  remontrances,  nous  gardâmes  notre 
position. 

»  Macao  (i)  est  une  jolie  petite  ville,  qui,  vue  de  la  mer, 
aune  apparence  agréable.  En  face,  se  trouvent  les  bâti- 
mens  de  la  factorerie  anglaise  ^  les  boutiques  des  Chinois 
bordent,  de  chaque  côté,  des  rues  étroites  :  elles  sont  rem- 
plies d'un  grand  nombre  d'objets  pour  lesquels  ils  ne  de- 
mandent jamais  moins  que  deux  fois  leur  valeur.  » 

Vitesse  des  différens  moyens  de  transport.  —  Décidé- 
ment les  chevaux  sont  vaincus  à  la  course.  L'effrayante 
rapidité  des  voitures  à  vapeur  ne  sera  jamais  égalée  par 
les  plus  fameux  coursiers  :  si  les  postes  peuvent  être  ser- 
vies par  des  malles  à  vapeur,  on  pourra  se  passer  de  télé- 
graphes. 

La  vitesse  des  bateaux  à  vapeur  peut  être  très-grande, 
surpasser  celle  d'une  voiture  attelée  des  meilleurs  chevaux  5 
cependant ,  elle  ne  peut  atteindre  celle  d'un  vaisseau  poussé 

(i)NoTE  DU  Tr.  On  sait  que  Macao  est  une  possession  portugaise  tout 
près  des  cotes  de  la  Chine,  \oyez,  sur  cette  possession,  le  Tableau  sta- 
tistique de  l'Asie  f  insère'  dans  notre  aj^  nume'ro. 


in6  IN OUVELLES  DES  SCIENCES,    ETC. 

par  un  bon  vent.  Les  bateaux  à  vapeur  possèdent  d'ailleurs 
assez  de  qualités  précieuses  pour  qu'ils  n'aient  pas  besoin 
d'être  recommandés  par  l'extrême  célérité  de  leur  marcbe 
dans  des  circonstances  entièrement  fortuites,  et  sur  les- 
quelles le  navigateur  ne  peut  compter. 

A  leur  tour,  les  vaisseaux  à  la  voile  sont  devancés  par 
les  traîneaux  poussés  par  le  vent.  Le  lieutenant  Deroos, 
de  la  marine  royale ,  cite  quelques  essais  de  bateaux  sur 
patins,  gréés  comme  des  bateaux  de  même  dimension ,  des- 
tinés aux  voyages  d'hiver  sur  les  fleuves  et  les  lacs  de 
l'Amérique  du  Nord.  Dans  l'une  de  ces  courses,  dont  il  ne 
fut  pas  témoin,  mais  dont  les  résultats  lui  ont  été  commu- 
niqués par  un  camarade  qui  s'y  trouvait ,  la  vitesse  fut  de 
vingt-cinq  lieues  de  poste  à  l'heure.  On  raconte  que  deux 
Anglais  firent  autrefois,  sur  un  traîneau  russe  disposé  pour 
porter  une  voile ,  une  expérience  qui  aurait  dû  fixer  l'at- 
tention des  peuples  du  nord  de  l'Europe.  Partis  de  Péters- 
bourg  par  un  vent  assez  modéré ,  ils  obtinrent ,  à  l'entrée 
du  golfe  de  Finlande ,  une  vitesse  de  dix  lieues  à  l'heure. 
En  ce  moment ,  un  renard  traversait  le  golfe  sur  la  glace  : 
le  traîneau  se  dirige  vers  le  malencontreux  animal,  l'at- 
teint, passe  sur  son  corps,  et  le  patin  le  coupe  en  deux. 

Quand  l'usage  des  chemins  de  fer  sera  bien  connu  et 
pratiqué ,  ne  pourrait-on  pas  faire  quelques  essais  de  voi- 
tures à  la  Doile,  et  faire  voir  aux  constructeurs  de  voitures 
à  vapeur  qu'il  est  possible  de  les  devancer  ^  mais ,  ce  qui 
est  encore  plus  à  désirer,  c'est  que  M.  Genêt  (i)  tienne  ses 
magnifiques  promesses,  et  qu'il  nous  envoie  du  Nouveau- 
Monde  des  voitures  aériennes.  On  ne  peut  espérer  qu'au- 
cune machine  créée  par  l'homme  puisse  surpasser  la  vitesse 
du  vent.  Dans  aucune  application  de  la  mécanique  aux 
moyens  de  transport,  ou  ne  pourra  dire  :  Ocioî'  Euro. 

(i)  Il  a  été  rendu  compte  des  expériences  de  M.  Genêt,  Français  établi 
aux  Étals-Unis,  dans  un  précédent  nnnicro. 


FEVRIER   1808. 


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REVIE 


Commerce. 


LES  LIVRES, 

CEUX  QUf  LES  FONT  ET  CEUX  QUI  LES  VET^DENT. 


Un   libraire  de  Londres,    qui  fait    un  commerce   fort 
étendu,  refusait  dernièrement  de  se  charger  de  la  publi- 
cation  d'un  ouvrage,  parce  qu'il  n'avait  qu'un  seul  vo- 
lume -,  il  ajoutait  que,  si  l'auteur  pouvait  en  faire  deux ,  il 
offrirait  alors  un  prix  raisonnable  du  manuscrit.  Ceux  de 
nos  lecteurs  qui  ne  sont  pas  initiés  au  commerce  de  la 
librairie,  ne  comprennent  pas  ce  qu'il  y  avait  de  rationnel 
dans  celte  j)roposition.  Il  faut  qu'ils  sachent  qu'il  en  coûte 
autant  pour  annoncer  un  volume,  dans  un  journal,  que 
pour  en  annoncer  deux  ,  tandis  que  la  recette  produite  par 
la  vente  ne  s'élève  qu'à  la  moitié.  Le  prix  des  avertisse- 
mens  ,  par  suite  des  droits  fixes  et  proportionnels  que  pré- 
lève le  fisc  ,  absorbe  en  conséquence  une  grande  partie  des 
bénéfices.  Un  auteur  qui  publie  un  ouvrage  à  ses  proprrs 
frais  doit  éviter  la  dépense  des  avertissemens,  ou  renoncer 
à  toute  chance  de  profits.  Un  libraire,  qui  est  un  négociant, 
et  dont  partant  le  gain  est  Tunique  but,  refusera  une  opé- 

XVT.  i3 


18?.  LES   LIVRES,    CEUX   QVI   LES  FOKT 

ration  qui,  selon  toute  probabilité  ,  ne  pourra  pas  lui  offrir 
de  compensation  de   ses  avances.   Celte  règle  générale  a 
cependant  de  nombreuses  exceptions^  par  exemple,    les 
livres  élémentaires  qui,  quand  ils  se  vendent,  ont  une  circu- 
lation immense.  Il  faut  excepter  aussi  les  livres  de  sciences, 
dont  la  vente  est   limitée  à  un  petit  nombre  d'individus 
toujours  à  la  piste  de  tout  ce  qui  peut  les  intéresser,  et  qui, 
par  conséquent ,  n'ont  pas  besoin  d'être  souvent  avertis, 
par  les  journaux  ,  de  la  publication  d'un  nouvel  ouvrage. 
Il  résulte  de  cet  état  de  choses  que  comme,  au  moyen 
d'un  peu  d'industrie  littéraire  ,  tous  les  livres  sont  suscep- 
tibles d'expansion  ,  il  est  naturel  que  l'auteur  s'applique  à 
donner  à  ses  produits  le  degré  de  développement  nécessaire 
pour  s'assurer  des  offres  d'un  éditeur.  Tout  cela  n'a  d'incon- 
véniens  que  pour  le  public  qui  est  obligé  de  payer  beaucoup 
plus  cher  pour  un   ouvrage   qui   serait  bien  meilleur,   si 
on  ne  l'eût  pas  délayé.  Le  tems  se  consume,  et  l'instruc- 
tion est  moitié  moins  grande;  car  on  aurait  pu  autrement 
lire  deux  ouvrages,  au  lieu  d'un  seul  qui  coûte  le  prix  de 
deux.  C'est  la  conséquence  naturelle ,  non  des  avertisse- 
mens ,  mais  des  frais  qu'il  faut  faire  pour  les  publier.  Le 
compte  d'un  éditeur  est  vraiment  une  chose  curieuse;  car 
presque  toujours,   quand  il  s'agit  de  la  publication  d'un 
petit  ouvrage,  les  frais  indispensables  pour  en  faire  con- 
naître   l'existence   égalent  la  totalité    des  frais  d'impres- 
sion, ceux  du  papier  sur  lequel  il  est  tiré  et  ceux  du  bro- 
chage. 

Le  chef  d'une  des  plus  grandes  maisons  de  librairie  de 
la  métropole  nous  a  assuré  que ,  sur  trois  ouvrages  qui  se 
publient,  il  y  en  a  deux  qui  tombent ,  c'est-à-dire  qui  non- 
seulement  ne  présentent  pas  de  bénéfice,  mais  même  pro- 
duisent une  perte.  Cette  proportion  varie  selon  la  sagacité 
plus  ou  moins  grande  des  éditeurs  :  les  uns  apprécient 
mieux  le  mérite  intrinsèque  d'un  livre ,  et  les  autres  savent 


ET  CEUX  QUI   LES  VENDENT.  lB3 

davantage  pressentir  ceux  qui  doivent  prendre  dans  le  pu- 
blic ^  et ,  comme  on  sait,  il  s'en  faut  bien  que  ce  soient  tou- 
jours les  meilleurs.  11  est  évident,  d'après  cela,  que  le  troi- 
sième ouvrage  doit  indemniser  l'éditeur  de  la  perte  que  lui 
ont  causée  les  deux  autres.  Il  faut  donc  ou  qu  il  hausse  le 
prixdu  troisième,  ou  bien  qu'il  diminue  la  rémunération  de 
l'auteur.  Ainsi  l'auteur  et  le  public  se  trouvent  réunis  pour 
payer  au  libraire  la  chance  qu'il  court,  ou,  en  d'autres 
termes  ,  pour  assurer  son  absence  de  tact  et  de  jugement. 

Tous  ceux  qui  font  des  livres  ou  qui  en  vendent  ont  en- 
tendu parler  du  système  des  comptes  à  demi.  C'est  une  com- 
binaison pour  éviter  les  inconvéniens  indiqués  dans  le  pa- 
ragraphe précédent,  pour  protéger  les  intérêts  du  public 
et  du  libraire  ,  et  pour  faire  supporter  par  Tauteur  la  plus 
grande  partie  des  chances  de  la  publication.  Au  moyen  de 
cet  arrangement ,  l'éditeur  est  à  labri  de  tous  les  risques 
de  perte ,  à  l'exception  du  moins  de  la  perte  du  tems  et  des 
soins  qu'il  s'est  donnés  pour  faire  réussir  l'ouvrage.  Au 
fond  cela  est  assez  juste  ^  car  si  un  auteur  a  produit  une 
marchandise  qui  n'est  pas  de  défaite ,  il  est  dans  l'ordre 
qu'il  en  souffre  seul ,  et  que  celui  qui  a  été  la  cause  pre- 
mière de  la  perle  en  supporte  le  dommage. 

Il  est  rare  cependant  que  ce  soit  sous  ce  point  de  vue  que 
les  auteurs  considèrent  le  système  des  comptes  à  demi,  et  il 
convient  de  les  éclairer  à  cet  égard.  Suivant  cet  arrange- 
ment, l'éditeur  doit  défrayer  toute  la  dépense  du  papier, 
de  l'impression  et  des  avertissemens  ;  mais  comme  il  ne 
paie  rien  pour  le  manuscrit ,  tous  les  profits  doivent  être 
également  partagés^  seulement  le  libraire  commence  por 
prélever  lo  pour  "/^  sur  les  recettes  brutes  ,  en  compen- 
sation des  peines  que  la  publication  lui  a  données.  L'auteur, 
plein  d'espérances,  conclut  avec  empressement  un  marché 
qui  semble  parfaitement  équitable.  Il  compte  sur  des  béné- 
fices qui  n'arriveront  jamais.  Il  est  facile  de  faire  voir  corn- 


l84  l-ES  LIVRES  ,   CEUX  QUI   LES  FOIST 

bien  ses  calculs  sont  faux.  Quand  un  manuscrit  est  pro- 
posé à  un  libraire,  s'il  est  en  étal  de  le  juger  lui-même,  il 
le  lit ,  et  il  examine  ensuite  :  i"*  s'il  aura  du  succès  ^  i""  si  les 
frais  seront  couverts  -,  et  3°  s'il  restera  en  magasin.  Dans  le 
dernier  cas  il  renvoie  le  manuscrit  à  l'auteur ,  en  motivant 
le  refus  de  le  publier  par  toutes  les  raisons  que  sa  politesse 
lui  suggère.  Dans  le  second  cas,  il  voit  l'auteur,  et  lui  pro- 
pose un  compte  à  demi.  Dans  le  premier ,  il  offre  une 
somme  plus  ou  moins  forte  pour  s'assurer  de  l'entière  pro- 
priété de  l'ouvrage. 

En  publiant  en  compte  à  demi ,  les  risques  du  libraire  sont 
peu  considérables.  Il  s'est  assuré  d'avance  des  titres  que 
l'ouvrage  peut  avoir  à  l'attention  publique.  Il  sait  que  la 
poésie  imprimée  ne  vaut  guère  mieux  que  du  papier  blanc  ; 
que  les  voyages  ont  toujours  un  certain  débit  ^  que  les  ro- 
mans ,  et  en  général  les  ouvrages  d'imagination  ,  ne  sont 
pas  de  défaite ,  à  moins  qu'ils  ne  soient  jetés  dans  un  moule 
à  la  mode  ^  que  les  traités  didactiques  ou  philosophiques 
n'ont  de  débit  qu'autant  qu'ils  paraissent  sous  les  auspices 
d'une  société  savante  ou  d'une  réputation  anciennement 
établie.  Un  éditeur  un  peu  avisé  sait  toujours  si  l'ouvrage 
dont  il  se  charge  paiera  les  frais  ^   et  les   lo  p.   °/^  qu'il 
prélève  l'indemnisent  de  ses  peines  et  des  dépenses  gé- 
nérales de  son  établissement.  Il  n'a  pas  de  capitaux  à  avan- 
cer, car  ses  paiemens  ne  se  font  que  par  des  billets  à  longue 
échéance-,  et,  à  l'époque  du  remboursement,  il  s'est  pro- 
curé, ou  à  peu  près,  les  fonds  dont  il  a  besoin  ,  par  la 
vente  d'un  certain  nombre  d'exemplaires.  Dans  l'hypothèse 
où  il  se  serait  trompé  dans  ses  calculs,  la  perte  ne  pour- 
rait pas  être  considérable ,  car  il  faudrait  qu'il  fût  bien 
malhabile  pour  ne  pas  écouler  quelques  centaines  d'exem- 
plaires. Ce  qui  lui  resterait  en  magasin  finirait  toujours  par 
se  vendre  à  la  longue,  au  moins  en  partie,  et  en  fin  de 
compte  il    se  trouverait  entièrement   remboursé    de  ses 


ET   CEUX   QUI   LES   VENDENT.  1  85 

avances.  Quelquefois  le  compte  final  présente  un  bénéfice  , 
pour  Tauleur,  de  ([uelques  douzaines  de  liv.  sterling,  mais 
jamais,  ou  presque  jamais,  un  profit  tant  soit  peu  considé- 
rable^ car,  si  le  libraire  entend  son  métier,  il  aura  pres- 
senti le  sué.cès  de  l'ouvrage,  et  il  en  aura  acquis  la  pro- 
priété exclusive.  Les  comptes  à  demi  ont  encore  pour  le 
libraire  un  autre  avantage.  Cette  manière  de  faire  a  une 
apparence  de  libéralité,  et  donne  l'idée  d'un  spéculateur 
entreprenant  et  généreux.  La  réputation  de  l'heureux  li- 
braire ne  tarde  pas  à  s'étendre,  et  tous  les  auteurs  affluent 
cbez  lui.  Afin  de  se  le  concilier,  ceux-ci  ne  manquent 
pas  de  favoriser  l'écoulement  de  ses  livres  ,  en  en  faisant 
des  éloges  bénévoles  dans  les  journaux.  Souvent  aussi  un 
jeune  auteur  fait,  au  libraire,  le  sacrifice  de  son  premier 
ouvrage ,  dans  l'espoir  que  ,  s'il  réussit,  il  lui  donnera  un 
bon  prix  du  second. 

Un  éditeur  riche  a,  en  général ,  dans  sa  dépendance  une 
Revue,  un  Magasin,  une  Gazette  littéraire^  ou  du 
moins  ceux  qui  y  travaillent.  Les  Revues ,  les  Magasins 
et  les  écrivains  qui  les  rédigent  ,  peuvent  être  considérés 
comme  étant  en  masse,  si  ce  n'est  en  particulier  ,  sous  la 
main  du  corps  des  libraires.  Un  recueil  de  c^  genre  peut  dif- 
ficilement avoir  une  circulation  étendue ,  sans  le  patronage 
des  libraires,  et,  quand  ils  sont  malveillans,  les  plus  grands 
efforts  sont  indispensables  pour  lui  assurer  une  existence 
indépendante.  Le  public  ne  saurait  apprécier  les  sacrifices 
auxquels  il  faut  se  résigner,  dans  cette  espèce  de  lutte, 
partie  par  un  sentiment  de  devoir  envers  lui ,  et  partie  pour 
la  satisfaction  intérieure  de  sa  propre  conscience  :  il  ne  sait 
pas  combien  il  serait  facile  de  descendre  le  couiant  avec 
un  vent  doux  et  prospère  \  car  une  critique  impartiale  et 
judicieuse  veut  du  tems  et  du  soin,  tandis  qu'un  amas 
d'éloges  sans  vérité  ne  coûte  rien  ,  si  ce  n'est  la  conscience 


l86  LES   LIVRES,    CEL'X   QUI   LES   FONT 

de  celui  qui  les  fait.  Le  public  n'ayant  aucun  discernement 
pour  choisir  ses  guides,  les  seules  parties  que  l'on  prenne 
en  considération  sont,  d'une  part,  les  propriétaires  des 
recueils  de  critique  ,  et,  de  l'autre  ,  les  propriétaires  de 
livres  qui,  comme  on  l'observe,  vendent  à  la  fois  les  livres 
et  les  écrits  périodiques  où  l'on  en  rend  compte.  Ils  pous- 
sent ou  entravent  la  vente  de  ces  recueils  ,  comme  cela 
leur  convient  ,  et  l'instinct  commercial  leur  indique  tou- 
jours ce  qu'ils  doivent  faire  à  cet  égard.  Malheureusement 
la  tourbe  des  acheteurs  ,  incapable  de  juger  par  elle- 
même,  ne  manque  pas  d'écouter  avidement  le  commérage 
des  libraires ,  et  d'y  conformer  son  opinion  ,  si  toutefois 
elle  en  a  une. 

La  grande  faute  des  auteurs  est  de  croire  que,  parce 
qu'ils  ont  reçu  la  même  éducation  que  les  hautes  classes 
delà  société,  et  qu'ils  y  vivent  quelquefois,  le  métier  qu'ils 
font  doit  leur  donner  de  l'aisance.  Personne  ne  doit  atten- 
dre davantage'de  la  profession  d'auteur,  que  ce  que  l'on 
peut  obtenir  par  le  travail  manuel  d'un  expéditionnaire. 
Si  un  homme  de  lettres  veut  estimer  son  travail  au  même 
nombre  depe/zcepar  folio  ,  qu'un  scribe  qui  copie  pour  le 
procureur,  il  est  probable  qu'il  ne  sera  pas  trompé  dans  ses 
calculs,  pourvu  qu'il  ait  du  sens  et  du  talent.  Mais  c'est  là 
tout  ce  qu'il  peut  raisonnablement  espérer.  Probablement 
on  ne  manquera  pas  de  nous  citer  Waller  Scott  ^  nous  ré- 
pondrons que  cette  exception  isolée  n'infirme  pas  la  règle; 
Peut-être  aussi  parlera-t-on  de  Southey.  Cependant,  en 
mettant  à  part  ce  qu'il  reçoit  pour  ses  articles  dans  les  Re- 
vues ,  ce  qui  ne  nous  occupe  pas  dans  ce  moment ,  on  se 
convaincra  facilement  qu'il  n'aurait  pas  moins  gagné  ,  s'il 
eût  passé  toute  sa  vie  dans  l'étude  d'un  praticien.  Que  si 
on  nous  opposait  le  prix  auquel  a  été  acquis  le  manuscrit 
de  certains  romans  à  la  mode,  et  la  munificence  habituelle 


ET  CELX   QUI    LES  \  ENDEIST.  187 

de  M.  Colbvirn  (i),  nous  répondrions  qu'un  homme  ne 
peut  guère  écrire  ,  dans  toute  sa  vie ,  que  deux  ou  trois 
romans  de  l'espèce  dont  il  s'agit,  attendu  qu'après  cela  ses 
observations  personnelles  sur  le  monde  et  le  cœur  humain 
sont  entièrement  épuisées.  Il  faudrait  donc  ,  pour  que  cela 
pût  être  profitable ,  que  le  prix  de  ces  deux  ou  trois  romans 
fût  assez  élevé  pour  qu'il  procurât  à  l'auteur  les  moyens 
d'une  existence  aisée  pendant  le  reste  de  sa  vie  ,  ce  qui 
n'arrive  jamais. 

Dans  les  autres  branches  de  la  littérature  ou  des  sciences, 
si  un  homme  a  acquis  des  connaissances  théoriques  ou 
pratiques,  et  qu'il  les  condense  dans  un  livre,  qu'on  nous 
permette  cette  expression  ,  il  est  probable  qu'il  parviendra 
à  le  placer  à  un  prix  assez  satisfaisant  ^  mais  un  seul  livre 
peut  souvent  renfermer  tout  le  fruit  du  travail  d'une  vie 
longue  et  studieuse.  Si  ce  résultat  est  une  compilation  his- 
torique, fî\ite  au  moyen  de  la  lecture  assidue  et  judicieuse 
des  ouvrages  d'autrui,  l'auteur  aurait  gagné  davantage  en 
travaillant,  comme  commis,  dans  une  maison  de  banque. 
Gibbon,  si  nous  avons  bonne  mémoire,  ne  reçut  que  six 
mille  liv.  st.  (  i5o,ooo  fr.  )  pour  son  grand  ouvrage  histo- 
rique sur  la  décadence  de  l'empire  romain  -,  somme  à  peine 
suffisante  pour  défrayer  la  dépense  qu'il  avait  été  forcé  de 
faire  afin  de  se  procurer  les  livres  indispensables  pour  la 
composition  de  cet  ouvrage  :  d'où  il  résulte  que  ce  beau 
monument  littéraire,  fruit  des  recherches  et  des  travaux 
de  toute  sa  vie,  et  qui  a  eu  tout  d'abord  le  plus  grand  et  le 
plus  légitime  succès ,  ne  lui  a  pas  procuré  une  obole.  Mais, 
dans  l'hvpothèse  même  où  cette  dépense  n'aurait  pas  eu 
lieu,  si  nous  calculons  le  tems  qu'il  a  passé  à  l'exécution 
de  cet  ouvrage  ,  le  prix  qu'il  en  a  reçu  était  à  peine  suffi- 
sant pour  lui  procurer   un    revenu   annuel  de   200  liv. 

(i)  Fameux  libraire  ou  plutôt  éditeur  {publisher)  de  Londres. 


1,S8  Ll'-S   LIVRES,    CEUX   QUI    LES   FOKT 

(  5,000  fr.).  On  nous  assure  que  M.  Mill  n'a  pas  reçu  plus 
de  quinze  cents  liv.  st.  (87,500  fr.  )  pour  son  histoire  de 
l'Inde  Britannique.  Or,  encalculant  le  tems  nécessaire  pour 
la  composition  de  ce  grand  ouvrage,  il  nous  sera  facile  de 
nous  convaincre  que ,  si  le  travail  de  M.  Mill  eût  été  payé 
au  taux  de  celui  du  premier  clerc  d  un  procureur,  il  aurait 
dû  recevoir  cinq  mille  liv.  (i25,ooo  fr.  )  pour  son  ma- 
nuscrit*, et  cependant  il  est  probable  que  le  libraire  ne  l'a 
pas  moins  payé  qu'il  ne  devait  le  faire.  Nous  connaissons 
des  écrivains  qui  ont  publié  des  ouvrages  qui  ont  rendu 
leur  nom  à  jamais  honorable,  et  qui  n'ont  jamais  reçu  au- 
cune indemnité  pécuniaire.  D'autres  donnent,  chaque  an- 
née ,  quatre  ou  cinq  cents  liv.  st.  à  leur  imprimeur  ,  pour 
éclairer  un  public  ingrat  qui  ne  veut  pas  qu'on  l'éclairé. 
Ces  messieurs  se  plaignent  sans  cesse  de  l'injustice  du  pu- 
blic,  de  son  mauvais  goût,  de  son  amour  pour  les  rapso- 
dies  ,  delà  malignité  des  critiques,  etc.  La  vérité  est  qu'il 
ne  faut  pas  écrire  dans  l'espérance  de  gagner  de  Targent  5 
que  la  littérature  ne  doit  pas  être  un  métier  -,  et  que  rien 
n'est  absurde  comme  de  vouloir  vivre  par  la  vente  de  ses 
livres.  L'idée  que  la  littérature  peut  être  une  profession  lu- 
crative a  un  double  inconvénient^  d'abord  elle  détermine  de 
malheureux  jeunes  gens  à  suivre  une  carrière  où  ils  meurent 
de  faim  ,  tandis  qu'ils  auraient  pu  vivre  convenablement 
dans  toute  autre  -,  et  ensuite  elle  avilit  la  littérature  elle- 
même.  En  effet  elle  se  dégrade  par  la  production  d'un  grand 
nombre  d'où  vrages  qui  se  nuisent  réciproquement  aumoyen 
d'une  concurrence  ruineuse  -,  par  la  mise  au  jour  de  publi- 
cations indigestes  et  hâtives,  écrites  seulement  dans  un  but 
temporaire,  celui  de  procurer  quelques  écus  à  leurs  mi- 
sérables auteurs-,  et  enfin  en  rabaissant  le  caractère  des 
gens  de  lettres  qui  occuperaient  aux  yeux  du  monde  , 
comme  aux  leurs,  une  place  beaucoup  plus  élevée,  s'ils  ne 


ET   CELX   OLl   LES   VE^DE^Ï.  1 89 

IruvaillaiclU  que  dans  le  but  d'acquérir  une  reuommre 
durable,  et  d'instruire  ou  d'améliorer  leurs  semblables  (i). 
A  moins  d'avoir  pris  part  à  la  publication  d'un  écrit  pé- 
riodique ,  il  est  impossible  d'imaginer  jusqu'où  descend, 
dans  la  littérature,  Tespoir  d'une  rétribution  pécuniaire. 
Des  écoliers  et  des  jeunes  filles,  qui  savent  à  peine  l'ortbo- 
grapbe,  griffonnent  leurs  premiers  vers  dans  la  persuasion 
qu'ils  seront  payés  et  bien  payés.  Les  stances  que  l'on  com- 
pose pour  l'anniversaire  de  la  naissance  d'une  mère,  ou  poui" 
le  mariage  d'une  sœur,  sont  envoyées  de  suite  à  quelque 
Magasin  ou  Gazette  littéraire ,  et  on  insiste  délicatement^ 
mais  avec  fermeté,  sur  l'article  de  la  rétribution.  Le  pre- 
mier conte  que  l'on  compose,  ou  la  première  élucubralion 


(i)  jsOTE  DU  Tr.  Il  serait  facile  cle  faire  voir  qu'en  France  les  gens  de 
lettres  sont  encore  moins  bien  Iraite's  sous  les  l'apports  pe'cunlaires  que  dans 
la  Grande-Bretagne.  Dans  son  mémoire  sur  la  librairie  française^  M.  le 
comte  Daru  n'a  estime'  qu'à  5oo,ooo  fr.  la  somme  annuelle  que  reçoivent 
les  auteurs  ;  or,  en  comptant  toutes  les  personnes  qui  composent  pour  les 
théâtres  secondaires,  et  celles  qui  prennent  une  part  quelconque  à  la  re'dac- 
tion  d'un  journal  politique  ,  scientifique  ou  littéraire,  le  nombre  des  gens 
de  lettres  s'élève  au  moins  à  25o.  11  résulte  de  cela  que,  si  ces  cinq  cent 
mille  fr.  étaient  répartis  également,  la  rétribution  serait  de  2,000  fr.  par 
personne.  A  Paris  c'est  à  peine  le  salaire  d'un  ouvrier  employé  ;  mais  il  s'en 
faut  bien  que  la  somme  en  question  se  répartisse  de  cette  manière.  Ceux  qui 
composent  pour  le  théâtre  en  absorbent  la  plus  grande  partie;  c'est  mèijie 
pour  quelques-uns  d'entre  eux  une  industrie  très-lucralive.  Quant  à  la  ré- 
daction des  écrits  périodiques,  autres  que  les  journaux  quotidiens,  elle  est  , 
presque  toujours,  mal  payée  et  souvent  même  fort  inexactement.  Ces  en- 
treprises qui  ont  été,  en  Angleterre,  l'occasion  de  très-grandes  fortunes, 
ne  produisent  eu  général  parmi  nous  que  les  fonds  nécessair&s  pour  en  solder 
les  frais.  Nous  avons  déjà  dit  que  les  premiers  volumes  de  la  Revue  d'E- 
dinbourg  avaient  été  réimprimés  huit  fois  ;  tandis  qu'en  France  on  ne  trou- 
verait guère  que  la  Revue  Britannique  qui  ait  eu  trois  éditions  successives. 
Les  grands  profits  faits  par  deux  ou  trois  de  nos  journaux  quotidiens  n'in- 
firnient  pas  les  observations  que  nous  avons  faites  sur  la  faible  rémunération 
que  reçoivent  les  travaux  littéraires.  Ces  profits  sont  purement  mercantiles, 
puisqu'ils  appartiennent  aux  entrepreneurs  de  ces  journaux  ,  et  non  pas  aux 
gens  de  lettres  qui  les  rédigent.  S. 


ir)0  LES   LIVRES,    CEUX  QUI    LES   FOINT 

philosophique,  que  jadis  on  aurait  limidement  montré  à  un 
ami,  ou  que,  dans  un  moment  de  défiance  modeste,  on  au- 
rait jeté  au  feu,  est  aujourd'hui  audacieusement  adressé 
à  tous  les  écrits  périodiques,  avec  des  lettres  impérieuses 
dans  lesquelles  on  demande  un  retour  en  argent.  Lorsqu'on 
ne  fait  point  attention  à  ces  précieuses  productions,  qu'on 
les  jette  au  feu  ou  dans  quelque  amas  de  papiers ,  des  lettres 
violentes  sont  écrites  aux  malheureux  éditeurs,  dans  les- 
quelles on  réclame  le  manuscrit  «  si  honteusement  retenu ,  » 
ou  le  remboursement  immédiat  de  sa  valeur.  Des  cas  plus 
embarrassans  se  présentent  encore  :  qu'un  homme  tombe 
dans  la  détresse  et  soit  jeté  en  prison  par  ses  créanciers; 
sur-le-champ  il  se  met  à  la  besogne,  griffonne  quelque 
barbouillage  incohérent ,  l'envoie  au  premier  recueil  pério- 
dique qui  se  présente  à  son  esprit ,  en  faisant  à  l'éditeur 
l'exposé  de  sa  détresse  et  du  besoin  qu'il  a  d'une  rétribution 
pécuniaire. 

Il  est  fort  juste  que  les  écrits  périodiques,  qui  ont  tant 
contribué  à  répandre  cet  esprit  mercenaire  parmi  les  écri- 
vains, en  souffrent  les  premiers.  L'usage  suivi  par  les  édi- 
teurs de  quelques-uns  d'entre  eux  ,  de  payer  leurs  collabo- 
rateurs d'après  la  longueur  des  articles,  est  absurde.  H  y  a 
dans  un  manuscrit  beaucoup  d'élémens  de  valeur,  qui  de- 
vraient être  pris  en  considération  avec  l'étendue,  dès  qu'une 
certaine  base  a  été  convenue.  A  ce  dernier  égard ,  c'est  la 
coutume  de  payer  par  feuille  ou  par  page ,  qui  a  fait  croire 
qu'un  sonnet  adressé  à  un  éditeur  était  l'équivalent  d'un 
billet  à  ordre  sur  un  banquier.  La  grande  inégalité  produite 
par  les  estimations  faites  d'après  la  longueur  est  encore 
un  autre  inconvénient.  Il  en  est  résulté  que  certains  écri- 
vains ont  reçu  de  grosses  sommes  pour  des  articles  de  fort 
peu  de  mérite,  et  que,  lorsque  des  recherches  et  des  consi- 
dérations importantes  se  trouvaient  concentrées  dans  un 
petit  espace  ,  le  talent  du  rédacteur  a  été  fort  insuffisam- 


ET  CEUX  QUI  LES  VENDENT.  I9I 

ment  rétribué.  Ce  système  de  paiement  a  amené  sur  le 
terrain  une  troupe  réglée  de  mercenaires  qui  font  métier 
de  vendre  de  la  critique  à  la  grosse ,  et  devant  lesquels  les 
contributeurs  occasionnels,  qui  n'écrivent  que  parce  qu'ils 
ont  quelque  cîiose  à  dire  ,  ont  été  forcés  de  se  replier.  Les 
spéculateurs  littéraires  prétendent  qu'un  écrit  périodique 
doit  réussir,  quand  les  entrepreneurs  peuvent  en  soutenir 
la  dépense  pendant  quelques  années  -,  mais  cette  idée,  toute 
mercantile,  est  dépourvue  de  vérité  ,  et  rien  ne  peut  com- 
penser le  manque  d'union  etdesuite,  cet  esprit  harmonieux 
et  persévérant,  répandu  dans  toutes  les  parties  d'un  écrit 
périodique,  par  un  bon  éditeur  ,  quand  il  est  secondé  par 
d'habiles  collaborateurs  qui  participent  à  ses  goûts  et  qui 
marchent  dans  ses  voies. 

Le  fait  est  que  la  littérature  et  ceux  qui  s'en  occupent 
activement  en  Angleterre  sont  encore  dans  une  position 
équivoque.  En  France,  au  contraire,  le  caractère  d'homme 
de  lettres  a  toujours  été  fort  estimé.  Peut-être  même,  avant 
la  révolution  ,  les  gens  de  lettres  y  jouissaient-ils,  comme 
corps,  d'une  influence  trop  prépondérante.  Les  hommes 
même  les  plus  bornés  et  les  plus  ignorans  y  seraient  fiers 
d'être  considérés  comme  des  écrivains  ^  mais  parmi  nous  un 
gentleman  (i)  aimerait  mieux  être  pris  pour  un  courtier  ou 
un  marchand  de  sucre  que  pour  un  auteur,  car  alors  on  le 
considérerait  comme  un  personnage  dangereux  et  d'habi- 
tudes vulgaires.  Cette  idée  n'est  pas  tout-à-fait  dépourvue 
de  fondement;  la  littérature  est  malheureusement  la  pro- 
fession de  beaucoup  d'individus  qui  n'ont  jamais  reçu  d'é- 
ducation, etqui  n'ont  droit  au  titre  d  hommes  de  lettres  que 
parce  qu'ils  fabriquent  des  paragraphes  pour  les  gazettes 

(i)  ÎSOTE  DU  Tr.  ^ous  avons  déjà  dit  que  le  mot  gentleman  n'avait  point 
d'équivalent  exact  dans  notre  langue,  et  ne  pouvait  pas  être  traduit  par 
gentilhomme.  Il  convient  donc  de  lui  donner  droit  de  bourgeoisie,  comme 
nous  l'avons  dcjà  fait  pour  le  mot  de  lord. 


jqo.  LES  LIVRES,    CEl'X   QUI   LES   FOIVT  ,   ETC. 

quotidiennes.  Mais  ce  qui  a  le  plus  déconsidéré  le  tihc 
d'auteur,  c'est  le  respect  des  Anglais  pour  tout  ce  qui  est 
riche,  et  leur  mépris  pour  tout  ce  qui  est  pauvre.  C'est  un 
lieu  commun  généralement  reçu,  qu'un  «auteur  est  un 
pauvre  diable  ,  vivant  de  son  esprit ,  gagnant  son  pain  par 
sa  plume ,  et  n'y  parvenant  qu'à  peine.  »  Beaucoup  de  gen- 
tilshommes campagnards  supposent  que,  lorsqu'on  écrit, 
c'est  nécessairement  pour  faire  des  libelles^  à  leurs  yeux 
tous  les  gens  de  lettres  sont  des  pamphlétaires  qui  vendent 
des  personnalités ,  et  qui  assurent  leur  misérable  existence 
par  d'odieuses  publications.  Nous  connaissons  un  pair  de  la 
Grande-Bretagne  qui  ne  manquait  jamais,  après  dîner, 
quand  il  s'était  surabondamment  désaltéré  ,  de  se  livrer  à 
des  déclamations  furieuses  et  incohérentes  contre  les  au- 
teurs,  parce  que,  à  une  élection,  avant  qu'il  siégeât  à  la 
chambre  haute ,  quelques  personnes  avaient  fait  circuler 
des  billets  à  la  main  dans  lesquels  on  faisait  sentir  combien 
ses  prétentions  étaient  peu  fondées,  et  où  on  relevait  quel- 
ques-uns de  ses  vices  ou  de  ses  ridicules  (i). 

(  London  Magazine.  ) 

(i)  Note  DU  Tr.  Si  les  gens  de  lettres  ne  font  pas  fortune  en  Angle- 
terre ,  il  n'en  est  pas  de  même  des  libraires.  On  a  pu  voir,  dans  un  de  nos 
pre'ccdens  numéros,  qu'un  seul  libraire  de  Londres  vend,  chaque  anue'e  , 
cinq  millions  de  volumes.  On  a  observé  avec  raison  que,  quand  bien  même 
il  ne  ferait  qu'un  profil  net  de  5o  c.  par  volume  ,  son  revenu  serait  encore 
immense  et  dépasserait  celui  de  beaucoup  de  têtes  couronnées. 


APOCALYPSE  DE  LA  SŒUR  NATIVITE. 


Ce  nouvel  apocalypse  a  pour  titre  :  T^ie  et  Révélations 
de  la  sœui'  Nativité ,  religieuse  converse  au  couvent  des 
Urbanistes  de  Fougères  j  écrites  sous  sa  dictée  ,  suivies  de 
sa  vie  intérieure  ,  écrite  aussi  d'après  elle-même  j  par  le 
rédacteur  des  Révélations  ,  et  pour  y  servir  de  suite.  — 
C'est  à  Paris  que  ces  trois  précieux  volumes  ont  vu  le  jour. 
Ils  doivent  tenir  lieu  de  la  loi  et  des  prophètes,  (c  Si  TEcri- 
ture-Sainte  était  anéantie,  dit  le  révérend  P.  Bruning, 
jésuite  anglais-,  si  nous  perdions  tout-à-coup  les  meilleurs 
traités  existans  de  morale,  dogmatiques,  mystiques,  théo- 
logiques, la  F^ie  de  la  sœur  Nativité  suffirait  pour  les  rem- 
placer tous  ,  et  nous  les  rendrait  avec  usure.  » 

Voilà  sans  doute  un  magnifique  éloge  ^  et  ne  croyez  pas 
que  l'approhalion  et  l'enthousiasme  du  jésuite  Bruning 
soient  l'effet  d'une  opinion  individuelle.  «Ce  livre,  dit 
l'abbé  Genêt ,  qui  en  est  l'éditeur  ou  l'auteur  ,  a  été  exa- 
miné en  manuscrit  par  plus  de  cent  théologiens  profonds, 
et  surtout  à  Londres  \  nommément  par  sept  ou  huit  évé(|ue3 
catholiques,  vingt  ou  trente  vicaires-généraux  de  différens 
diocèses,  docteurs  et  professeurs  de  théologie  en  diffé- 
rentes universités,  abbés,  auteurs  de  divers  ouvrages  très- 
estimés ,  et  plus  de  quarante  curés,  recteurs,  vicaires  et 
autres  prêtres,  tant  anglais  que  français,  également  distin- 
gués par  leur  piété  et  leur  science.  » 

Cette  foule  d'admirateurs  réclamaitTimpression  d'un  ou- 
vrage dont  la  lecture  les  avait  édifiés  plus  que  celle  d'au- 
cune autre  production  ancienne  ou  moderne.  Plusieurs  le 
copièrent  de  leur  main  \  d'autres  en  firent  des  extraits  pour 
servir  à  leurs  méditations  journalières.  Cependant ,  lorsque 
l'abbé  Gcnet  les  pria  de  donner  une  attestation  par  écrit 


jg\  APOCALYPSE  DE  LA   SOEUR  NATIVITÉ. 

de  Tutilité  de  l'ouvrage,  quelques-uns  reculèrent  devant 
cette  demande,  et  donnèrent  pour  raison  de  leur  refus  la 
nature  extraordinaire  du  livre ,  et  sa  portée  au-dessus  du 
vulgaire.  De  plus  hardis  l'approuvèrent  sans  réserve  ,  en- 
tre autres  le  célèbre  argumenlateur  anglais  ,  le  défenseur 
du  catholicisme,  le  docteur  Milner ,  chargé  spécialement 
d'examiner  la  P^ie  de  la  sœur  Nalivilé  ,  par  l'évéque  ca- 
tholique de  Londres,  le  docteur  Douglas,  trop  peu  versé 
dans  la  langue  française  pour  former  lui-même  un  juge- 
ment sur  cet  objet. 

<(  C'est  une  production  prodigieuse  ,  s'écrie  M.  Milner, 
par  la  sublimité  ,  l'énergie  ,  la  fécondité  ,  le  savoir  ,  l'or- 
thodoxie et  la  piété.  Si  jamais  on  la  livre  au  public,  je  ne 
doute  pas  qu'elle  ne  soit  très-utile  aux  âmes...  On  ne  peut 
parler  avec  trop  d'éloges  de  la  piété  et  de  la  sublimité  qui 

distinguent  ces  Révélations Si  vous  avez  occasion  de 

rencontrer  mon  bon  ami,  M.  l'abbé  Genêt,  présentez-lui 
mes  respectueux  complimens,  et  dites-lui  combien  j'aurais 
désiré  le  voir  l'autre  jour  à  Sommerstown.  Il  est  impossible 
d'avoir  plus  de  vénération  que  moi  pour  sa  fille  spirituelle, 
ni  de  former  des  vœux  plus  ardens  pour  que  ses  Révéla- 
tions soient  mises  en  lumière,  et  contribuent  à  l'édifica- 
tion des  bons ,  à  la  conversion  des  méchans.  » 

Le  fameux  abbé  Barruel  a  également  apposé  le  sceau  de 
son  adhésion  à  tous  ces  panégyriques,  (c  Plus  je  lis  l'ou- 
vrage en  question  ,  plus  je  le  trouve  édifiant  et  admirable; 
plus  j'y  découvre  quelque  chose  de  surhumain.  A  chaque 
page ,  j'y  vois  mille  vestiges  de  cette  main  divine  ,  et  des 
observations  qui  ne  se  sont  jamais  offertes  à  moi.  Aucun 
livre  ne  m'intéresse  plus  vivement;  j'en  fais  ma  méditation 
ordinaire ,  et  j'espère  que  Dieu  m'y  fera  trouver  plus  d'un 
secours  spirituel  nécessaire  à  mon  propre  salut.  Recom- 
mandez-moi, je  vous  prie,  aux  intercessions  de  notre 
bonne  sœur.  » 


APOCALYPSE   DE   LA   SOEUR  ?CATIYTTÉ.  1  f)5 

Telles  sont  les  sanctions  puissantes  et  nombreuses  à  la 
faveur  desquelles  la  Pie  de  la  sœur  Natwité  vient  conso- 
ler les  âmes  saintes.  L'éditeur  trouve  une  grande  confor- 
mité entre  la  destinée  de  ce  livre  et  celle  des  Prophéties  de 
Jérémie.  La 'sœur  l'avait  chargé  de  garder,  pendant  un 
certain  espace  de  tems  ,  ce  précieux  dépôt  et  de  le  publier 
ensuite.  Durant  dix  années  de  persécutions  et  d'exil,  il  avait 
tenu  sa  parole,  et  se  voyant  ,  après  la  mort  édifiante  de  la 
religieuse,  engagé  à  publier  cetle  production  remarquable, 
par  les  prières  de  tous  ceux  à  qui  il  l'avait  communiquée, 
il  met  en  lumière  un  ouvrage  qui  intéresse  si  fortement  le 
genre  humain  tout  entier,  a  Loin  de  moi,  s'écrie-1-il ,  les 
vains  conseils  d'une  prudence  toujours  pusillanime  !  Le 
monde  a  droit  à  ce  précieux  trésor,  que  mon  devoir  est  de 
ne  point  tenir  caché,  n 

Aussi ,  quelle  solennité  dans  les  titres  des  chapitres  ! 
quelle  haute  importance  l'abbé  Genêt  n'attache-t-il  pas  à 
un  livre  dont  toutes  les  subdivisions  sont  précédées  d'épi- 
graphes semblables  à  celles-ci  : 

((  Mon  père  ,  je  te  remercie  1  Seigneur  du  ciel  et  de  la 
terre ,  par  qui  ces  choses  sont  révélées  aux  enfans  ,  et  qui 
les  caches  aux  prudens  et  aux  sages  I  — Il  est  bon  de  garder 
le  secret  d'un  roi  ^  mais  il  faut  découvrir  les  secrets  de 
Dieu,  etc.,  etc.,  etc.»  Sans  différer  plus  long-tems , 
soulevons  le  voile  de  ce  grand  mystère  :  voyons  quel  est  ce 
secret  divin  dont  la  sœur  nous  ouvre  l'apocalvpse.  Disons 
quelle  était  cette  femme  ,  élue  du  Seigneur.  Suivons-la 
dans  le  cours  de  sa  vie,  et,  de  peur  d'attribuer  à  une  si 
grande  sainte  des  choses  indignes  d'elle  ,  répétons  les  pro- 
pres paroles  de  son  interprète  et  de  son  directeur. 

«  Jeanne  LeRoyer,  née  à  Beaulot ,  petit  village  à  deux 
lieues  de  Fougères  ,  de  parens  pauvres  ,  sentit  de  bonne 
heure  un  grand  désir  de  la  vie  religieuse.  Aidée  de  l'assis- 
tance de  son  bon  ange  et  d'une  confiance  sans  bornes  en- 


jg6  APOCALYPSE    DE   LA   SOEUR  NATIVITÉ. 

vers  la  bienheureuse  Vierge  ,  mais  ,  surtout ,  de  la  dévo- 
tion la  plus  tendre  et  la  plus  vive  pour  le  Saint-Sacrement 
de  l'autel  et  l'adorable  personne  de  Nolî'e-Seigneur ,  elle  en 
reçut  des  faveurs  proportionnées  à  son  amour.  »  Heureuse 
l'ame  qui  sait  entretenir,  avec  son  Dieu  ,  cette  douce  cor- 
respondance de  tendresse  réciprofjue  ,  ce  délicieux  com- 
merce d'amour  qui  fait  le  paradis  de  la  terre  ! 

Elle  perd  ses  parens,  et,  se  trouvant  sans  ressource, 
forme  le  dessein  d'entrer,  en  qualité  de  servante,  dans 
quelque  maison  religieuse  ,  où  elle  puisse  assurer  son  salut 
et  conserver  son  caractère  de  vierge.  Notre-Dame,  à  la- 
quelle elle  adressa  ses  prières,  les  exauça,  dit-elle-,  elle 
apprit  qu'un  des  couvens  de  Fougères,  placé  sous  la  direc- 
tion des  Jésuites ,  avait  besoin  d'une  domestique.  Elle  s'y 
présenta,  et,  après  quelques  difficultés,  résultat  d'une 
cabale  formée  contre  elle  ,  fut  admise  enfin  dans  la  com- 
munauté sans  y  apporter  de  douaire.  Connue,  dès-lors, 
sous  le  nom  de  sœw  Nativité^  elle  se  fit  bientôt  remarquer 
des  religieuses  par  sa  piété  :  «  Mais,  s'écrie  l'abbé  Genêt , 
qui  eût  pu  leur  faire  croire  que  cette  pauvre  fille ,  qui 
tenait  de  leur  charité  la  dernière  place  entre  les  domes- 
tiques, serait  bientôt,  et  dans  le  fait  était  déjà  ,  celle  que 
Dieu  voyait  de  l'œil  le  plus  favorable  \  qu'un  jour  elle 
deviendrait  leur  gloire ,  leur  ornement ,  l'appui  de  l'ordre, 
l'oracle  de  l'Église  pendant  sa  vie  et  après  sa  mort  î  » 

Et  quels  sont  ses  mérites?  La  sœur  Nativilé  veille, 
jeûne ,  s'endort  sous  la  hairc  ,  place  dans  son  lit  des 
chardons,  des  épines,  des  orties  ,  se  flagelle  quotidienne- 
ment, et  suit,  dans  toutes  ses  branches  ,  ce  régime  spiri- 
tuel que  nous  a  légué  la  superstition  orientale,  pour  le 
martyre  des  pauvres  fanatiques  qui  l'adoptent ,  le  scandale 
d'une  religion  sainte  et  la  dégradation  de  l'espèce  humaine. 
Un  jour,  on  surprend  la  sœur  occupée  à  manger  du  fiel 
mêlé  à  d'autres  substancesnon  moins  dégoûtantes,  a  Chaque 


Apocalypse  de  la  soeuPi  isativite.  tq^ 

sens  avalisa  mortification  propre.  »  Des  grâces  extraordi- 
naires suisijent  cette  sublime  vertu.  Dieu  lui-même  se  fit 
connaître  à  elle  :  juste  récompense  de  sa  grandeur,  a  Oui, 
dit  encore  labbé  Genêt ,  Dieu  sembla  jaloux  de  la  dédom- 
mager en  personne  de  tout  ce  qu'elle  eut  à  endurer  du 
coté  du  démon  et  de  ses  autres  ennemis^  jusque-là  que 
Jésus-Christ  lui  apparut  lui-même  et  lui  parla  a  plu- 


sieurs REPRISES  !  !  I  )i 


La  modestie  allait  bien  à  une  ame  si  privilégiée  5  mais , 
comme  la  lumière  ne  devait  pas  rester  cachée  sous  le  bois- 
seau ,  certains  directeurs,  quelques  missionnaires,  en  dé- 
pit du  soin  qu'elle  apportait  à  cacher  les  grâces  spéciales 
qui  l'inondaient ,  découvrirent  le^  secrets  <le  sa  vie  inté- 
rieure. Ils  se  consultent,  et  résolvent  que  M.  Audouin  , 
directeur  du  couvent,  mettra  par  écrit  les  choses  extraor- 
dinaires que  Dieu  lui  révèle  touchant  la  destinée  de  l'é- 
glise universelle  et  de  l'église  de  France  en  particulier. 
L'abbé  pense  que  ces  prophéties,  qui  n'ont  point  vu  le 
jour,  contenaient  des  prédictions  plus  positives ,  sur  la  ré- 
volution française ,  que  celles  dont  la  religieuse  voulut 
bien  lui  faire  part. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  M.  Audouin  communiqua  ces  notes 
à  M,  l'Article,  directeur  du  couvent  des  Ursulines  de  Fou- 
gères :  ce  dernier,  quoique  prévenu  en  faveur  de  la  sœur 
Nativité,  fut  choqué  d'y  lire  que  l'église  de  France  serait 
renversée,  que  ses  piliers  seraient  brisés  j  et,  la  regardant 
comme  la  dupe  de  sa  propre  imagination  ,  lui  dit  qu'elle 
était  en  danger  d'hérésie,  que  Luther  avait  commencé  par 
prédire  aussi  la  chute  de  l'Église,  et  que,  de  deux  choses 
l'une,  ou  elle  était  folle,  ou  elle  allait  être  hérétique.  Alar- 
mée à  son  tour,  elle  engagea  M.  Audouin  à  brûler  ses  notes^ 
mais  les  résultats  de  ces  entretiens  ayant  transpiré  dans  le 
couvent,  et  M.  Audouin  étant  venu  à  mourir^  les  sœurs  la 
considérèrent  comme  une  visionnaire  ou  une  hypocrite,  et 
XVI.  iZ. 


iq8  apocalypse  de  la  soeur  nativité. 

la  lourmcnlèrent  cruellement  de  toutes  les  façons.  Les  cha- 
grins, les  humiliations  Taccablèrent^  ses  autres  directeurs 
ne  furent  pas  moins  barbares  que  les  religieuses.  «  Enfin, 
dit  Tabbé,  Dieu,  pour  combler  sa  misère  ,  sembla  l'aban- 
donner à  elle-même  et  à  ses  ennemis^  et  le  ciel,  devenu 
d'airain ,  parut  se  liguer  contre  elle  avec  la  terre,  a\^ec 
r enfer  même.  » 

Mais  ces  douleurs,  ces  persécutions  ne  suffisant  pas, 
Dieu  l'afflige  de  tous  les  maux  physiques  qu'elle  a  récla- 
més. Une  maladie  de  poitrine  est  suivie  d'une  tumeur 
cancéreuse,  qu'une  neuvaine  guérit  miraculeusement.  Un 
effort  trop  violent  détermine  une  hernie.  Sa  vie  est  en 
danger  \  mais  ce  qu'elle  craint ,  ce  n'est  point  la  mort ,  c'est 
la  pensée  de  subir  une  opération  qui  offense  sa  délicatesse. 
On  adresse  une  consultation  à  la  Sorbonne ,  pour  savoir  si 
une  religieuse  est  forcée  en  conscience  de  se  soumettre, 
pour  sauver  sa  vie  ,  à  une  opération  de  cette  espèce.  La 
docte  Soibonne  répondit  que  la  religieuse  pouvait  se  lais- 
ser mourir,  si  cela  lui  plaisait.  Elle  se  confia  donc  à  la  seule 
Providence ,  et  le  directeur  ajoute  à  son  récit  l'observa- 
tion suivante  :  «  Ainsi  cette  fille  généreuse  s'éleva  au-des- 
sus de  toute  considération  par  la  crainte  et  à  la  seule  ap- 
parence de  ce  qui  pouvait  déplaire  aux  yeux  infiniment 
purs  de  son  Divin  Epoux.  » 

Telle  fut,  pendant  trente  ans,  l'utile  et  sainte  vie  de  la 
sœur  Nativité.  La  révolution  française  lui  persuada  que 
M.  l'Article  s'était  trompé  et  qu'elle  avait  eu  raison  de 
prophétiser.  Enfin,  elle  eut  le  bonheur  de  trouver  un  di- 
recteur assez  habile  pour  la  comprendre  et  voir  qu'on 
pouvait  faire  d'elle  quelque  chose.  Ce  fut  l'abbé  Genêt , 
nommé  en  1790  directeur  du  couvent  :  il  ne  connaissait 
nullement  notre  sœur-,  mais  elle  lui  déclara  qu'une  révé- 
lation spéciale  l'avait  informée  d'avance  de  son  arrivée. 
La  sœur  Pélagie  Brunel  des  Sérapbines ,  supérieure  de 


APOCALYPSE  DE   LA  SOEUR  >'ATn  ITÉ.  1  QO 

la  communauté  ,  en  donnant  au  bon  abbé  (jenet  la  liste 
(le  ses  pénilcMites,  lui  recommanda  spécialement  la  sœur 
Nativité,  comme  une  personne  qui  avait  particulièrement 
besoin  de  ses  secours.  «Ses  prophéties  ont  fait  du  bruit , 
disait  la  supérieure,  et  elle  n'a  pas  voulu  se  montrer  au 
parloir  depuis  quinze  ans.  Elle  ne  mange  que  les  restes  des 
autres  sœurs  ^  elle  ne  porte  que  les  habits  qu  elles  ont 
quittés.  »  Habits  dont  nos  fripiers  n'eussent  pas  voulu  ; 
car,  d'après  la  règle  du  couvent ,  chaque  religieuse  portait 
sept  ans  le  même  vêtement  pendant  le  jour,  et  le  même  en- 
core sept  autres  années  pendant  la  nuit.  De  ces  débris  mi- 
sérables, sœur  jNalivité  composait  un  habit  de  toutes  pièces, 
et  si  quelquefois  la  décence  l'obligeait  à  se  mieux  vêtir  , 
elle  gardait  toujours  sur  la  peau  1  assemblage  de  haillons 
dont  j'ai  parlé,  a  Ah  1  s'écriait  la  supérieure,  c'est  la  livrée 
de  la  vertu  j  ce  sont  les  saints  ornemens  de  l'humilité!  )» 

Cependant  l'abbé  veut  apprécier  par  lui-même  ce  mi- 
racle de  grandeur  chrétienne.  Sa  première  entrevue  avec 
la  sœur  est  intéressante  et  curieuse.  «  Elle  m'attendait 
seule,  dit-il,  et  d'un  air  pensif,  dans  l'endroit  qu'elle  avait 
fixé  pour  le  rendez-vous.  Après  les  salutations,  elle  me  de- 
manda la  permission  de  s  asseoir  et  s'assit.  Je  fus  frappé 
de  cette  figure  maigre  et  vénérable ,  de  ce  front  voilé ,  de 
ces  yeux  où  la  modestie  était  peinte,  et  surtout  d'un  air 
de  prédestination  qu'on  ne  peut  rendre,  mais  qui  surpasse 
infiniment  tout  ce  qu'on  nomme  beauté  dans  le  monde.  Sa 
taille  était  haute  et  bien  prise,  son  air  négligé  et  un  peu 
rustique,  sa  tête  tremblante,  sa  phvsionomie  très-pronon- 
cée. Mais  ce  que  je  remarquai  le  plus,  ce  fut  le  sceau  de 
sainteté  .,  j'oserai  même  dire  de  dwiiiîté,  qui  reflétait  sur  sa 
figure  une  image  de  son  ame,  et  la  rendait  digne  d'être 
peinte  sur  la  table  de  la  communion  I  » 

Après  quelques  complimens  réciproques  et  prélimi- 
naires ,  qui  prouvent  que  ,  d'un  côté  ,  la  sœur  s'attendait  à 


9.00  APOCALYPSE  DE   1  A   SOEUR    NATIVITÉ. 

Irouvcr  en  lui  un  directeur  favorable  à  ses  prétentions,  et 
que,  d'un  autre,  Tabbé  Genêt  n'avait  nulle  répugnance  à 
seconder  la  propbétesse.  elle  lui  apprit  qu'elle  était  dis- 
])o?ée  à  se  soumettre  à  son  tribunal  dont  la  sentence  défini- 
tive réglerait  sa  conduite  sur  les  points  qui  l'inquiétaient . 
((  Tout  lui  annonçait  qu'il  serait  le  dernier  directeur  du 
couvent  -,  elle  mourrait  contente  après  lui  avoir  communi- 
qué tous  les  détails  de  ce  que  Dieu  opérait  en  elle.  Je  vous 
donnerai  de  l'ouvrage  ,  ajoutait-elle,  et  vous  aurez  de  quoi 
exercer  votre  zèle.  —  En  quoi  du  moins,  reprend  notre  di- 
recteur, elle  ne  se  trompait  pas.  )> 

Le  résultat  de  ce  premier  entrelien  fut  la  remise  entre 
les  mains  du  directeur  d'un  papier  contenant  certaines  pra- 
tiques de  piété  qu'elle  s'était  imposées  ,  ou  plutôt  qu'on  lui 
avait  prescrites  :  elle  ne  disait  pas  qui  les  lui  avait  pres- 
crites. A  la  tête  de  la  page,  se  trouvait  ce  titre  ;  Loué , 
adoré  y  aimé ,  béni  soif  Jésus- Christ  dans  le  ciel ,  et  dans 
le  Saint-Sacrement  de  l autel  l  La  sœur  promettait  ensuite 
de  visiter  l'autel  autant  de  fois  qu'il  y  a  d'heures  dans  le 
jour,  de  cinq  bcures  du  matin  à  dix  heures  du  soir,  et  de 
faire  à  chaque  visite  une  prière  ou  une  méditation  sur  l'in- 
térieur du  cœur  de  Jésus.  Toutes  ces  visites  devaient  être  pu- 
rement spirituelles,  et  non  corporelles,  excepté  aux  heures 
où  elle  se  trouvait  à  l'église  avec  la  communauté.  Elle  pro- 
mettait de  ne  pas  laisser  s'écouler  un  quart  d'heure,  sans 
penser  à  la  présence  ou  à  la  personne  de  Dieu,  à  moins 
que  le  sommeil  ou  quelque  occupation  extraordinaire  et 
inattendue  ne  l'en  empêchât.  M.  Audouin  lui  avait  per- 
mis de  s'engager  par  un  vœu  à  ces  diverses  observances, 
pour  sa  vie  entière  -,  mais  sous  condition  que,  si  jamais  cette 
promesse  venait  à  lui  causer  du  trouble  et  de  l'inquiétude, 
son  confesseur  aurait  toujours  le  droit  de  l'en  délier  ; 
restriction  que  iM.  l'abbé  (ienet  eut  le  bon  sens  d'approu- 
ver. Et  que  de  folies  cruelles  ou  pitoyables  les  prêtres  n'eus- 


APOCALYPSE   DE   LA  SOELR   ^A^lVnÉ.  9.0  t 

sent  pas  épargnées  au  genre  humain  ,  bi  leur  ^agesre  eut 
toujours  eu  soin  délaisser  les  mêmes  l'acilités  de  retour  vers 
la  raison ,  de  traiter  avec  la  même  modération  les  excès  de 
l'enthousiasme  religieux  ! 

Cette  entrevue  fut  suivie  de  quarante  ou  cinquante  au- 
tres ,  auxquelles  étaient  présentes  Tabhesse  elle-même  et 
une  sœur  qui,  depuis,  devint  supérieure  du  même  cou- 
vent. Sur  cette  autorité  ,  M.  l'abbé  Genêt  nous  doniie  tous 
les  détails  de  ces  entietiens  inspirés  par  Dieu  même,  dit-il, 
et  que  toute  la  chrétienté  regardera  comme  sacrés.  Pendant 
le  cours  de  la  seconde  entrevue  ,  sœur  Nativité  se  piaint 
beaucoup  de  certaines  angoisses  intérieures,  et  dit  à  l'abbé 
qu'elle  vient  d'entendre  distinctement  une  voix  qui  criait 
dans  le  fond  de  son  ame  les  paroles  suivantes  : 

«  O  mon  enfant  !  ne  vois-tu  pas  que  c'est  le  diable  qui 
joue  toujours  son  rôle  et  ne  cherche  qu'à  s'opposer  à  mes 
desseins  ?  Le  seul  moyen  que  tu  aies  de  résister  à  ce  ter- 
rible ennemi  ,  c'est  d'obéir  à  mon  église.  Va  donc,  et  in- 
forme de  ta  situation  le  directeur  que  je  t'ai  envoyé.  Il  te 
parlera  en  mon  nom  et  te  délivrera  de  tes  perplexités  , 
dont  tu  ne  peux  le  délivrer  toi-même.  Sois  docile  à  sa 
voix  ,  et  suis  sans  hésitation  la  route  qu'il  t'indiquera  de 
ma  part.  » 

Aussitôt  l'abbé  Genêt  lui  donne  une  méthode  infaiUible 
pour  distinguer  la  vérité  de  Terreur,  et  l'inspiration  réelle 
des  prestiges  de  Satan.  C'est  tout  simplement  de  se  de- 
mander à  elle-même  ,  si  elle  professe  un  inviolable  atta- 
chement et  une  aveugle  obéissance  pour  la  personne  dn 
Christ-,  la  parole  du  Christ  et  l'église  du  Christ;  car  le 
diable  n'oserait  point  imiter  ces  saintes  paroles.  La  moindre 
suggestion  qui  tendrait  à  nous  isoler  des  lois  et  des  déci- 
sions de  l'église  de  Rome  ,  à  nous  détacher  de  l'unité  de 
la  foi ,  ne  serait  qu'erreur,  u  Ah  !  mon  père,  sécria  la 
religieuse  ,  quel  trait  de  lumière  !  c'est  l'évidence  même  I  » 


20'2  APOCALYPSE    DE   LA    ^Ot;l  U   ^A?lVnL. 

C'est  dans  la  troisième  enlrevue  que  sœur  iS'alivilé  ré- 
vèle à  son  confesseur  les  apparitions  fréquentes  que  Jésus- 
Christ  daigne  lui  faire,  revêtu  de  la  forme  sous  laquelle 
la  terre  Ta  possédé.  C'est  ici  que  l'abbé  Genêt  prend  le  plus 

haut  style,    u  Ecoulez!    fils  des  hommes ceci  est   un 

nouvel  apocalypse.  Heureux  celui  qui  jil  ces  choses  et  les 
garde  dans  son  cœur!  car  le  tems  est  venu.»  Ecoutons 
donc  en  silence. 

D'abord,  par  un  ordre  spécial  de  la  sœur,  et  par  le 
conseil  du  Christ  qui  lui  a  recommandé  de  ne  pas  oublier  les 
épigraphes,  M.  l'abbé  écrit  au  haut  de  la  page  ces  mots  : 
«  De  par  Jésus  et  Marie,  au  nom  de  la  Très-Sainte  Tri- 
nité, Jésus,  j'obéis!  » 

Vient  ensuite  la  première  révélation,  où  la  sœur  raconte 
comment  elle  a  vu  la  Sainte-Trinité  et  de  quelle  manière  ! 
Puis  elle  s'engage  dans  une  discussion  sur  la  concupis- 
cence ,  singulier  sujet  pour  un  tel  lieu  et  de  tels  interlo- 
cuteurs :  elle  apprend  au  bon  père  que,  sans  la  perte  du 
paradis,  l'homme  n'eut  pas  éprouvé  de  désirs  coupables  , 
«  que  son  innocence  et  sa  pureté  lui  eussent  servi  de  véte- 
mens  célestes  et  l'eussent  mis  à  l'abri  de  toute  indécence. 
Jamais  ,  ajoute-t-clle  ,  la  concupiscence  ne  se  fut  fait 
sentir  dans  ses  membres,  ni  la  révolte  dans  ses  sens^  son 
corps  ,  comme  son  esprit  et  son  cœur  ,  eût  été  soumis  à  la 
loi  divine.  Il  ne  se  fût  en  tout  proposé  que  la  volonté  de  son 
Dieu.  Le  seul  désir  de  s'y  conformer,  en  complétant  le 
nombre  des  élus  ,  l'eût  porté  à  la  reproduction^  sans  qu'il 
y  eût  éprouvé  aucun  mouvement  de  concupiscence.  Cel 
acte  de  de<^oir  lui  eût  été  aussi  méritoire  que  les  louanges 
et  les  adorations,  qui  eussent  fait  son  occupation  la  plus 
habituelle.  »  Il  faut  avouer  que  les  saintes  ont  parfois  d'é- 
tranges révélations  ! 

Voilà  déjà  des  choses  fort  singulières  \  mais  la  sœur 
avait  réservé,  pour  l'entretien  suivant,  de  plus  grandes  mer- 


APOCALYPSE    DE   LA    SOEUR  NATIVITÉ.  10^ 

veilles  encore.  L'incarnation  ,  le  plus  profond  des  mystères, 
devait  en  être  le  thème.  La  nuit  qui  précéda  le  jour  fixé 
pour  l'entrevue,  la  Sainte-Vierge  lui  apparut,  éclatante 
de  lumière^,  environnée  d'une  auréole,  a  Eh  quoi,  ma  fille, 
lui  dit-elle,  Vous  allez  parler  de  l'incarnation  j  et  vous  ne 
diriez  rien  ,  vous  ne  feriez  rien  écrire  sur  le  compte  de 
celle  sur  laquelle  Dieu  opéra  Tineffable  prodige?  Ne  par- 
lerez-vous  pas  de  moi,  qui  suis  le  canal  de  la  grâce  et  l'or- 
gane de  la  céleste  volonté  ?  » 

Confuse,  abattue,  la  sœur  éprouva  la  plus  amère  dou- 
leur en  reconnaissant  la  justesse  de  ce  reproche,  et,  n  ayant 
pas  la  force  de  répondre  ,  elle  attendit  dans  un  humble 
silence  les  révélations  que  la  Sainle-\  ierge  avait  à  lui  faire. 
Aussitôt  se  découvrit  à  ses  regards  le  plus  étonnant  specta- 
cle :  elle  vit  le  Tout-Puissant  environné  de  son  cercle  d'or 
qui  comprend  touteschoses.  Elevée  au-dessus  de  l'univers, 
et  plus  éclatante  que  le  soleil ,  la  Vierge  était  près  de  lui  \ 
le  Seigneur  lui  adressa  quelques  paroles,  où  j'avoue  que 
je  n'ai  rien  compris,  mais  que  la  religieuse  cite  comme  une 
preuve  irrécusable  de  son  immaculée  conception. 

J'ai  suivi  fidèlement  jusqu'ici  le  récit  de  l'abbé  Genêt  ^ 
mais  la  révélation  de  la  sœur  sur  l'incarnation  a  quelque 
chose  de  si  extraordinaire,  de  si  horrible,  de  si  physique- 
ment licencieux,  de  si  grossièrement  sensuel ,  que  la  plume 
me  tombe  des  mains.  Non-seulement  la  piété,  mais  la  simple 
décence  se  révolte  à  ce  tableau  ,  dont  l'application  à  un 
sujet  sacré  rend  les  couleurs  plus  monstrueuses  encore.  Si 
nous  citions  un  seul  de  ces  détails  ,  le  lecteur  fermerait 
notre  livre  avec  dégoût. 

Cependant  l'abbé  Genêt  s'écrie  :  u  Voilà  bien  toute  la 
doctrine  de  l'église  sur  l'incarnation  exposée  d'une  ma- 
nière aussi  frappante  qu'orthodoxe  ^  jamais,  peut-être,  on 
n'avait  rien  dit  d'aussi  clair ,  d'aussi  précis,  ni  d'aussi  fort 
contre  les  fausses  doctrines  d'un  Arius,  d'un  Apollinaire, 


204  APOCALYPSE   DE   LA  SOKII'.   NATIVITÉ. 

d'un  jNeslorius  et  de  tous  les  ennemis  de  la  divinité  de  ,T.-C. 
et  de  la  divine  maternité  de  sa  bienheureuse  mère.  » 

La  sœur  Nativité  ne  manquait  pas  d'imagination,  et  ce 
que  l'on  va  lire  offre  un  poème  mvslique  dans  toutes  les 
règles.  D'abord  ,  elle  voit  l'église  sous  le  symbole  d'un  jar- 
din délicieux ,  où  l'hiérarchie  ecclésiastique,  vêtue  de  robes 
blanches  et  précédée  du  Christ,  s'avance  dans  un  bel  ordre. 
Le  Christ  confère  à  chacun  des  membres  le  pouvoir  divin, 
représenté  par  une  longue  étole.  Ils  resplendissent  tous, 
depuis  le  premier  des  Apôtres  jusqu'au  plus  humble  des 
vicaires  5  une  odeur  suave  s'exhale  de  leurs  corps ,  et  la 
sœur  croit  voir,  dans  chacun  de  ces  brillans  luminaires, 
une  partie  de  la  divinité  même. 

Ainsi  5  dans  une  vision  extatique  se  révélait  à  notre  béate 
la  sublimité  de  l'ordre  de  la  prêtrise  -,  point  important  aux 
yeux  de  Tabbé  Genêt  et  fort  souvent  rappelé  dans  le  cours 
de  l'ouvrage.  La  sœur  se  souvint  même  d'avoir  vu  de  ses 
yeux  intellectuels  l'un  de  ses  confesseurs  vêtu  de  cette 
magnifique  lumière  ^  ce  qui  ne  lui  laissa  aucun  doute  sur 
la  majesté  céleste  du  sacerdoce.  Enfin  Dieu  dit  à  la  sœur  : 
a  Vois  ,  ce  sont  mes  ministres  !  ils  jugeront  l'univers  avec 
moi.  Qui  les  écoute  m'écoute  ^  qui  les  méprise  me  méprise  5 
qui  les  touche  me  touche.  Comme  j'ai  disposé  les  étoiles  au 
firmament ,  j'ai  disposé  la  hiérarchie  des  astres  de  l'église. 
Nul  pouvoir  temporel  n'a  le  droit  de  déplacer  mes  minis- 
tres, de  changer  leur  juridiction  ,  de  restreindre  leur  pou- 
voir, de  diminuer  leur  autorité.  »  La  sœur  vit  en  outre 
l'infaillible  tribunal  d'où  émanent  les  décrets  du  Sainl- 
Espril  -,  elle  fut  témoin  du  miracle  par  lequel  notre  Sauveur 
donne,  aux  sept  sacremens ,  leur  efficacité.  Spectacle 
étonnant,  en  effet ,  et  qui  lui  arracha  un  cri  d'admiration  . 
((  Ah  !  mon  père  ,  le  beau  coup-d'œil  !  ') 

Mais,  à  côté  de  la  cohorte  angélique,  se  trouvent  Satan 
et  son  armée.  Elle  reconnaît  le  roi  des  ténèbres,  marquant 


APOCALYPSE    DE    LA    <01:LR   ^  ATI  VITE.  9.0D 

au  fronl  chacun  de  ses  soldais  et  lui  iiTiprimaiU,  avec  utuj 
matière  sulfureuse,  le  sceau  de  la  perdition.  A  l'instant 
même  de  l'attouchement  internai ,  le  damné  se  couvre  d'une 
lèpre  immonde  et  contagieuse  ^  Voltaire  ,  Rousseau  ,  écri- 
vains impies,  commandent  ces  grands  bataillons  de  lépreux, 
et,  pendant  que  la  double  armée  se  met  en  marche.  Dieu 
dit  :  «Les sentinelles  sont  endormies,  les  ennemis  ont  forcé 
la  barrière  et  sont  dans  le  cœur  de  la  cité.  Déjà  les  puis- 
sances de  l'enfer  ont  investi  la  citadelle  :  déjà  leurs  autels 
s'élèvent,  les  idoles  me  menacent,  et  l'encens  fume  à  leurs 
pieds.  » 

Alasuite  de  ces  paroles  du  Seigneur,  se  trouve  la  peinture 
vivante  de  la  révolution  française,  que  la  sœur  révélait  après 
son  explosion,  mais  qu'elle  avait  devinée  long-tems  aupara- 
vant :  l'église  renversée,  ses  ministres  bannis,  la  constitu- 
tion du  clergé,  la  vente  des  biens  ecclésiastiques Ah! 

c'est  surtout  cette  cruelle  expropriation  que  notre  sœur 
déplore  et  maudit  au  nom  du  Seigneur  :  c'est  le  sujet  prin- 
cipal de  l'indignation  céleste  :  a  Malheur  aux  traîtres  et 
aux  apostats  !  malheur  aux  usurpateurs  des  biens  de  mon 
église,  comme  à  tous  ceux  qui  méprisent  mon  autorité  !  Je 
foudroyerai  cette  superbe  audacieuse  (nous  copions  tex- 
tuellement). Je  lui  redemanderai  un  héritage  destiné  à 
l'entretien  de  mes  temples  et  de  mes  ministres,  comme  à 
l'entretien  de  mes  pauvres.  » 

C'est  là  ,  je  crois ,  le  mot  de  l'énigme  ^  et  si  notre  bonne 
sœur  n'avait  pas  la  tête  saine ,  comme  le  prouvent  ses  vi- 
sions, nous  sommes  tentés  de  croire  que  les  gens  qui  l'en- 
touraient,  fort  raisonnables  et  très-rusés,  ont  voulu  tirer 
parti  de  son  délire.  Je  poursuis  mon  analyse^  en  recom- 
mandant les  pages  suivantes  à  l'attention  des  poètes  qui 
manquent  d'imagination  :  c'est  un  drame  dans  le  goiît  de 
ceux  du  Dante,   non  moins  hardi,  coloré  avec  vigueur, 


206  APOCALYPSE    DE   LA  SOF.l  K   NATIVITL. 

parfois  assez  impie.  En  rabrégeaiil,  nous  en  conserverons 
tous  les  caractères  distinclifs  et  tous  les  détails  merveilleux. 

Le  premier  personnage  mis  en  scène  est  l'Ante-Christ  ^ 
toutes  les  grâces  célestes  sont  tombées  sur  lui,  mais  il  en 
abuse.  Au  ciel  il  préfère  l'abîme^  le  ciel  pousse  un  long 
gémissement ,  et  l'abîme  se  referme  sur  lui.  L'église  et  le 
monde  deviennent  un  théâtre  de  scandales.  Partout  la 
mort ,  la  perfidie,  l'inceste  ,  tous  les  vices  réunis.  On  voit 
de  faux  miracles  ^  de  faux  prophètes  apparaissent  et  trom- 
pent l'univers.  Toutes  les  puissances  de  l'enfer  se  mettent 
à  l'œuvre,  et  accumulent  prestige  sur  prestige.  Heureuse- 
ment les  bons  anges  n'oublient  point  leurs  fidèles,  et  pro- 
portionnent à  l'urgence  des  circonstances  le  secours  qu'ils 
leur  prodiguent.  Les  miracles  se  multiplient  ^  plusieurs 
meurent  pour  la  foi  et  ressuscitent  au  milieu  de  leurs  con- 
citoyens étonnés  :  dès-lors ,  devenus  immortels  et  impassi- 
bles, ces  anges  terrestres  sont  les  défenseurs  de  leurs  frères. 

Cependant  le  nombre  des  élus  se  complète,  et  l'archange 
Michel,  le  champion  le  plus  ardent  de  l'église  militante, 
descend  sur  la  lerre ,  apparaît  à  la  petite  troupe  des  amis 
de  Dieu,  et  les  entraîne  après  lui,  pour  les  sauver  de  la 
catastrophe  universelle  dont  le  monde  va  être  victime. 
Les  saints  opèrent  leur  sortie  en  bon  ordre  ;  traversent 
un  désert  sous  la  conduite  de  l'archange ,  comme  les  Hé- 
breux sous  celle  de  Moïse  ^  souffrent,  pour  leur  morti- 
fication et  leur  béalilude,  la  faim  et  la  soif-,  se  nourrissent 
d'une  manne  que  Dieu  leur  envoie  et  enfin  du  corps  de 
Jésus-Christ  lui-même.  Alors  la  terre  tremble  et  se  fend 
de  toutes  parts ^  abandonné  aux  enfans  de  perdition,  le 
monde  se  dissout.  Les  fidèles  se  réfugient  dans  les  cavernes 
que  le  tremblement  de  terre  a  formées,  y  placent  leurs 
vases  sacrés  et  leurs  images,  et  passent  les  jours  et  les  nuits 
en  prières.  Tout  s'épure-,  l  union  et  la  paix  régnent  entre 


APOCALYPSE    DK    l.A    >Ot  L T.    IVATIVITÉ.  '>-0'J 

eux.  Nul  désir  huniuiii  ne  vient  lioubler  ce  doux  étal  (ie 
pureté  anticipée.  Les  sexes  se  rapprochent  sans  danger, 
sans  péché ,  sans  crainte;  le  mariage  même  passe  de  mode. 
«Je  ne  sais  pas,  dit  la  religieuse,  si  Ton  y  pensera;  du 
moins  Dieu  ne'mVn  a  rien  fait  connaître.  » 

L'heure  a  sonné  :  Michel  fait  entrer  ses  favoris  dans  un 
jardin  de  délices,  que  l'abbé  Genêt  suppose  être  le  jardin 
d'Éden  ;  il  les  y  établit  et  leur  enjoint  de  ne  pas  en  fran- 
chir les  limites.  Un  nouveau  soleil ,  créé  tout  exprès,  verse 
des  flots  de  lumière  sur  les  bienheureux.  Au-delà  de  l'es- 
pace qu'ils  occupent  sont  les  ténèbres,  l'horreur,  le  déses- 
poir et  la  mort. 

Cependant  la  troupe  élue  commence  à  bâtir  des  églises, 
pour  que  Dieu  y  soit  adoré  d'un  manière  digne  de  lui. 
Dieu  lui-même  la  dirige,  lui  fournit  des  matériaux,  trace 
les  plans  qu'elle  doit  suivre;  et  tous,  occupés  du  service 
de  l'autel,  attendent  de  jour  en  jour  la  venue  définitive 
du  Messie.  Un  désir  ardent  de  le  voir  brûle  et  dévore  les 
fidèles;  plusieurs  tombent  martyrs  de  ce  désir  dont  la 
flamme  violente  les  consume.  Par  un  changement  inat- 
tendu et  pour  dernière  épreuve,  toutes  consolations  sont 
enlevées  au  petit  peuple  des  saints.  La  sœur  apprit  com- 
ment le  Christ  se  plaisait  à  prodiguer  l'amertume  à  son' 
Église  affligée  ,  tendre  épouse  à  laquelle  il  faisait  boire 
jusqu'à  la  lie  le  calice  de  honte  et  de  douleur  :  doctrine 
aussi  pure  qu'orthodoxe  et  vraisemblable,  selon  M.  l'abbé 
Genêt. 

Cette  épouse  abandonnée  tend  les  bras  à  l'époux  qui 
vient  la  rejoindre-,  et  la  félicité  qui  l'absorbe  s'exhale  en 
transports  extatiques  :  u  Ah  !  mon  teridre  époux!  je  n'en 
peux  plus;  je  tombe  en  défaillance!  mon  cœur  languit 
d'amour  pour  vous.  Il  brûle  du  désir  de  s'unir  à  vous  et 
de  vous  posséder  sans  crainte  de  vous  perdre  jamais.  Par- 
donnez mes  expressions,  mon  père!  ne/z  d' impur  dàn^  mes 


208  APOCALYPSE  DE  LA  SOEUR   jVATIVITÉ. 

idées,  je  j)uis  vous  l'assurer.  Je  ne  dois  rien  omellre  de  »  o 
que  Dieu  me  fait  voir  pour  être  écrit.  Malheur  à  qui , 
contre  mon  intejition,  trouverait  une  occasion  de  scandale 
dans  une  allégorie  toute  spirituelle,  qui  n'est  que  pour 
son  édification  î  Oui ,  je  les  vois,  dans  ce  moment,  le  saint 
époux  et  la  sainte  épouse  dans  des  embrassemens  et  des 
ravissemens  de  l'amour  le  plus  tendre  et  le  plus  vif  :  c'est 
comme  une  union  parfaite.  Mais,  ne  pouvant  plus  suffire, 
le  cœur  de  la  sainte  épouse  succombe  sous  les  efforts  du 
divin  amour.  Ce  qui  lui  fait  dire  comme  à  Jésus-Christ  sur 
la  croix  :  Tout  est  consommé  l  Mon  Dieu  î  mon  bien-aimé! 
mon  cœur  ravi  de  vos  bontés  tombe  en  défaillance.  Je  re- 
mets mon  ame  entre  vos  mains.  Alors,  mon  père,  je  la 
vois  comme  expirer.  Mais  que  dis-je?  elle  est  immortelle, 
et,  comme  Jésus-Christ  en  croix,  elle  sent  redoubler  son 
ardeur.  C'est  alors  qu'elle  pousse  les  soupirs  les  plus  vifs 
et  les  plus  ardens  vers  son  divin  époux,  jusqu'au  mo- 
ment où  je  la  vois  s'endormir  sur  son  sein  et  entre  ses 
bras.  » 

Le  directeur  ajoute  à  ce  curieux  passage  une  note  non 
moins  curieuse.  Ayant  demandé  à  la  sœur,  dit -il,  si  elle 
avait  jamais  lu  ou  entendu  lire  le  Cantique  des  Cantiques, 
elle  lui  répondit  que  non-,  que  tout  ce  qu'elle  lui  disait, 
elle  l'avait  vu  de  ses  propres  yeux,  entendu  de  ses  pro- 
pres oreilles,  par  la  bonté  de  Dieu,  dans  un  langage  élevé; 
qu'il  faudrait  la  voix  d'un  ange  pour  le  raconter  digne- 
ment. «  De  sorte,  mon  père,  ajouta-t-elle,  que,  dans  tout 
ce  que  j'ai  vu  ,  il  ne  m'est  pas  entré  dans  l'esprit  la  moin- 
dre pensée  déshonnéte.  »  Cette  explication  satisfait  le  con- 
fesseur. 

Plongée  dans  l'extase  ,  toute  la  population  de  l'Eden 
s'avance  vers  la  cathédrale  du  pays,  où  elle  compte  en- 
tendre la  messe  ^  mais,  au  moment  de  la  communion  géné- 
rale ,  tout  le  monde  expire  dans  un  délire  d'amour,  digne 


APOCALYPSE  DE  LA  SOTLR  NATIVITÉ.  209 

récompense  des  enfans  de  Dieu .  au  sein  de  la  désolation 
générale  ! 

Il  semblerait  qu'après  avoir  révélé  ce  qui  doit  se  passer 
d'ici  à  la  fin  du  monde,  la  sœur  Nativité  aurait  pu  s'en 
tenir  là  ;  mais  non  ,  de  plus  grandes  merveilles  sont  encore 
en  réserve.  EfTravée  elle-même  des  mystères  dont  elle  a  le 
secret,  elle  ne  pourrait  se  résoudre  à  les  dévoiler,  si  Dieu 
ne  lui  apparaissait  une  dernière  fois,  pour  lui  en  intimer 
Tordre.  Elle  continue  donc  cette  impie  et  extravagante 
vision,  toujours  au  nom  de  la  «  très-sainte  Trinité,  par 
l'entremise  de  Jésus  et  de  Marie.  » 

Un  moment  après  que  toutes  les  créatures  vivantes  ont 
expiré,  un  sourd  et  profond  murmure  se  fait  entendre  : 
tous  les  objets  inanimés  prennent  une  voix.  Obscurcissant 
le  disque  de  sa  gloire,  le  soleil,  immobile  au  milieu  des 
cieux ,  crie  vengeance  contre  les  impies  qui  ont  abusé 
de  sa  lumière,  et  montre  au  grand  jour  leur  crime  et  leur 
opprobre.  Il  demande  justice  contre  ces  profanateurs  de  sa 
flamme,  réparation  contre  ceux  qui  l'ont  souillé.  La  lune, 
plus  animée  encore,  une  rougeur  pudique  sur  le  front, 
porte  plainte  contre  les  obscénités  et  les  débauches  aux- 
quelles on  Ta  forcée  de  prêter  ses  clartés.  Des  entrailles 
de  la  terre  sort  un  cri  plus  formidable  ^  elle  réclame  contre 
ceux  qu'elle  a  portés  et  qui  l'ont  profanée.  Jugement  î  ju- 
gement contre  l'espèce  humaine  l  la  sentence  !  la  sentence  ! 
Telle  est  la  clameur  universelle,  la  terrible  apostrophe 
des  cieux ,  de  la  terre  et  des  eaux  ! 

Alors  se  fit  entendre  une  autre  voix  non  moins  redou- 
table :  «  Oui ,  le  moment  est  arrivé  ;  je  renouvellerai  le 
monde ^  j'en  ferai  un  nouveau,  et  dans  un  clin  d'œil 
l'œuvre  sera  consommée!»  La  flamme  descend  aussitôt  du 
firmament,  consume,  détruit,  purifie,  tout  se  renouvelle  : 
la  terre  et  les  cieux  renaissent  régénérés. 

La  scène  change  alors,  et  l'élue  du  Seigneur,  le  vaisseau 


2IO  APOCALYPSE  DE  LA   ?OEru  IVATIVITÉ. 

(l'éleclioii  qui  devait  communiquer  ces  grandes  vérités  au 
monde,  est  transportée  dans  le  purgatoire.  Un  océan  de 
feux  y  torture  des  milliers  de  victimes 5  et  ces  flammes, 
douées  de  discernement ,  redoublent  ou  diminuent  leur  in- 
tensité, en  proportion  des  peines  dont  les  pécheurs  sont 
souillés.  Sœur  Nativité  y  voit  des  âmes  aussi  malheureuses 
qu'en  enfer ^  mais  lestourmens  de  Tenfer  sont  sans  bornes: 
ceux  du  purgatoire  ont  leurs  limites  -,  et  le  premier  soula- 
gement que  Dieu  accorde  à  ceux  qu'il  veut  sauver,  est  de 
leur  apprendre  qu'un  jour  viendra  où  leurs  maux  finiront. 
Une  multitude  d'ames  souffrent  les  douleurs  de  ce  lieu 
d'épreuves  ,  pour  de  très-petites  fautes.  Si  vous  n'avez  pas 
répondu  à  la  grâce  divine  par  d'assez  grands  efforts  de  per- 
sévérance ,  de  piété  ,  d'abnégalion  ,  vous  êtes  sûrs  que  vos 
imperfections  nombreuses,  mauvaise  humeur,  caprice, 
friandise,  pensées  frivoles,  distractions,  petites  médisan- 
ces ,  etc. ,  etc. ,  etc. ,  vous  jetteront  dans  le  gouffre  du  pur- 
gatoire. Mais  ce  qu'il  y  a  de  mieux  imaginé  ,  c'est  que  ,  peu 
de  tems  avant  le  jour  du  jugement,  l'ardeur  du  brasier, 
redoublant  tout-à-coup  en  faveur  des  derniers  venus,  com- 
pensera la  brièveté  du  tems  qui  lui  reste  pour  éprouver  les 
pécheurs,  par  la  violence  inaccoutumée  de  ses  tortures, 
de  manière  que  nos  descendans  ne  perdront  rien  pour  être 
venus  tard^  ingénieux  mécanisme,  comparable  à  celui  de  la 
machine  à  vapeur,  qui  (  sipaiva  licet  componere  magnis) 
supplée  aussi  au  défaut  de  combustible  par  la  force  de 
pression. 

Nos  âmes,  épurées,  sortent  enfin  de  ce  lieu  terrible, 
où  les  anges  n'ont  cessé  de  les  consoler.  Le  signal  de  la 
résurrection  est  donné,  et,  sous  bonne  escorte,  elles  vont 
rejoindre  le  séjour  des  bienheureux. 

Cependant  notre  sœur  contemple  le  monde  nouveau  , 
les  nouveaux  cieux  de  l'univers  régénéré  :  leur  splendeur 
dépasse  mille  et  mille  fois  tout  ce  que  voient  aujourd'hui 


APOCALYPSE  DE  LA   SOEUR  NATIVITE.  2  1  I 

des  yeux  mortels.  La  terre  ,  globe  transparent ,  a  l'éclat  du 
cristal ,  sans  en  avoir  la  dureté.  Rien  n'est  détruit  ;  tout 
est  renouvelé.  Les  corps  des  réprouvés  sont  seuls  changés 
de  manière  à  leur  faire  sentir  plus  cruellement  tous  les 
maux  de  leur /existence  immortelle.  Dieu  bénit  de  nouveau 
tout  ce  qu'il  a  créé,  excepté  ces  malheureux  pécheurs,  con- 
damnés à  voir  éternellement  le  bonheur  du  monde  et  à  ne 
point  le  partager.  Des  milliers  d'anges  tombent  des  nues, 
et  se  postent  aux  quatre  points  cardinaux.  Chacun  d'eux  a 
sa  trompette  qu'il  fait  retentir ,  et  un  épouvantable  fracas 
annonce  le  grand  jour  de  la  résurrection  des  morts. 

Notre  sœur  fait  intervenir  ici  une  petite  scène  de  co- 
médie, qui  contraste  agréablement  avec  la  lugubre  teinte 
du  reste  du  drame.  Une  ame  qui  a  tourmenté  son  corps, 
pendant  leur  communauté  mortelle,  sans  doute,  comme 
notre  sœur,  ])our  gagner  le  ciel ,  vient  se  réconcilier  avec 
son  partenaire.  Un  dialogue  s'établit  entre  eux.  Le  corps 
se  fâche  :  l'ame  lui  fait  des  avances  et  lui  demande  pardon. 
Enfin  ,  après  que  le  corps,  qui  garde  rancune,  s'est  beau- 
coup fait  prier,  la  réconciliation  s'opère,  et  l'ame  charmée 
s'écrie  d'un  style  plus  matérialiste  qu'il  ne  semble  lui  ap- 
partenir :  u  Je  sens  que  je  suis  pour  toi,  mon  cher  corps, 
et  que  notre  destin  est  tellement  lié ,  que  je  ne  puis  être 
parfaitement  heureuse  sans  ta  participation.  » 

Partout  sopère  cette  réunion  des  corps  et  des  âmes  -,  la 
multitude  des  bienheureux,  à  la  fleur  de  l'âge,  beaux 
comme  des  anges  ,  ressuscitent  sous  les  formes  célestes.  Un 
torrent  de  volupté  enivre  leurs  sens.  Ils  ne  cessent  de  res- 
pirer une  odeur  suave  qu'ils  portent  avec  eux 5  et  (faut-il 
le  dire  avec  la  nonne  ?)  une  salive  délicieuse,  les  nourris- 
sant au  physique  et  au  moral,  circule  dans  leurs  veines, 
entretient  leur  douce  extase  et  nourrit  en  eux  le  principe 
de  la  vie  et  de  l'immortalité.  Notre  sœur,  qui  a  curieuse- 
ment examiné  les  bienheureux  ,  assure  que  le  corps  hu- 


2  12  APOCALYPSE  DE  LA  SOEUR  NATIVITÉ. 

main  restera  dans  son  intégrité.  «  Il  ne  manquera  aucune 
des  parties,  dit-elle  gravement,  aucun  des  membres  né- 
cessaires... Dieu  i>e  mutile  point  ce  qu'il  a  fait  à  dessein 
de  conserver.  » 

Les  bons  ont  été  séparés  des  méchans,  et  les  boucs  des 
brebis.  On  parque  celles-ci  en  trois  différens  troupeaux. 
IjCS  plus  pures,  celles  qui  ont  suivi  le  plus  fidèlement 
Tagneau  divin  ,  s'élèvent  dans  la  plus  haute  région  de  Tair, 
et  vont  s'associer  au  chœur  céleste  pour  accompagner  le 
Roi  de  gloire  dans  son  triomphe  et  redescendre  avec  lui  sur 
la  terre.  La  seconde  troupe  se  range  en  bataille  dans  le 
firmament,  pour  lui  rendre  hommage  lorsqu'il  passe  ,  et  se 
mêle  au  chœur  des  anges,  occupés  à  chanter  les  hymnes 
de  victoire,  à  préparer  les  chemins,  à  élever  des  arcs  de 
triomphe  ,  à  les  décorer  de  guirlandes.  Enfin,  le  troisième 
escadron  reste  sur  la  terre,  plongé  dans  de  profondes 
extases,  attendant  l'arrivée  du  Seigneur  avec  un  délire  et 
une  ivresse  mêlés  de  craintes  :  «  Position  bien  frappante, 
sans  doute  !  »  s'écrie  la  sœur,  ou  son  secrétaire,  l'abbé 
Genêt. 

Mais,  de  l'autre  côté,  quel  affreux  spectacle  l  a  L'enfer, 
dit  la  sœur,  vomit,  oui,  vomit  ses  âmes  avec  violence.  La 
foule  des  démons  les  escorte,  et,  les  contraignant  à  se  réunir 
avec  les  corps,  leur  fait  souffrir  un  tourment  inexprimable^ 
car  ils  sont  couverts  d'ulcères,  de  gangrène,  de  lèpre  , 
chargés  de  toutes  les  maladies  imaginables,  et,  pour  les 
damnés  eux-mêmes ,  c'est  un  enfer  d'y  rentrer.  Le  Tout- 
Puissant  ouvre  la  porte  de  l'éternité.  Le  tems  meurt ,  la 
croix  apparaît  dans  le  ciel  et  brille  d'un  éclat  que  les  yeux 
des  anges  eux-mêmes  ne  peuvent  soutenir.  Le  Roi  de  gloire 
s'approche  de  la  terre ,  porté  sur  un  nuage  de  feu ,  qui 
lance  des  éclairs  et  des  tonnerres,  mais  seulement  du  coté 
gauche,  où  sont  les  méchans.  Il  s'arrête  à  trente  pieds, 
précisément  au-dessus  de  la  terre.  L'armée  du  ciel  se  range 


APOCALYPSE  DE  LA  SOEUR  NATIVITÉ.  2l3 

SOUS  lui  :  la  cour  céleste  et  l'église  environnent  leur  Roi. 
Tout  autour  sont  disposés  des  trônes  d'or  pour  les  Apôtres 
et  pour  les  prêtres ,  qui  tous  ont  le  droit  de  s'asseoir  à  ce 
tribunal  en  s'associant  à  l'autorité  du  grand  juge  de  l'uni- 
vers. La  Viergje  Marie  est  la  seule  qui  partage  cet  honneur, 
et,  en  conséquence,  on  la  proclame  reine  souveraine  de 
l'univers.  Quant  aux  saints  et  aux  martyrs,  ils  restent  de- 
bout. 

On  apporte  le  grand  livre  des  consciences  dont  on  brise 
les  sceaux.  L'Eternel  convoque  ses  ministres,  et  leur  dit 
qu'il  les  a  choisis  pour  exercer  et  partager  son  autorité  de 
juge  suprême^  qu'il  va  les  venger  d'une  manière  terrible 
et  punir  les  oppresseurs.  Puis  ,  les  consultant  comme  un 
bon  prince,  il  leur  demande  ce  qu'il  faut  faire  de  cette 
foule  de  misérables.  Le  clergé,  inexorable  comme  de  cou- 
tume, répond  par  de  grands  cris  :  ((Vengeance  !  vengeance  î 
ô  Seigneur  Dieu,  vengez  votre  gloire  offensée.  ))  A  l'ins- 
tant même,  les  justes  disent  amen!  et  le  grand  écho  de 
toute  la  nature  répète  :  ((  \  engeance  sur  les  mauvais!  jus- 
tice I  vengeance  î  » 

A  ces  cris  funèbres  ,  la  classification  des  réprouvés  com- 
mence :  c'est  un  long  catalogue,  et  la  sainte  se  montre  fort 
expérimentée  en  fait  de  péchés  et  de  crimes.  jNous  suppri- 
mons ce  catalogue  pour  en  épargner  la  monotonie  à  ceux 
qui  nous  lisent.  Dans  un  coin  se  tiennent,  à  Técart  de  tous 
les  autres  ,  les  enfans  païens  et  ceux  qui ,  étant  morts  sans 
baptême ,  attendaient  leur  destinée  avec  une  paisible  in- 
différence. INotre  Seigneur  se  tourne  vers  son  clergé  en  lui 
demandant  si  ces  petits  êtres  ne  sont  pas  dignes  de  com- 
passion ,  puisqu'ils  n'ont  commis  aucune  faute.  ((  C'est  un 
chagrin  pour  moi,  je  le  confesse,  dit-il,  de  ne  pouvoir, 
jusqu'à  un  certain  point ,  les  faire  participer  au  bonheur 
des  justes.  La  souillure  originelle  s'oppose  aux  effets  de  ma 
bonté,  et  la  justice  ne  laisse  pas  de  place  à  la  clémence, 
XVI.  i5 


2l4  APOCALYPSE   DE   LA    SOEUU  NATIVITÉ. 

car  c'est  un  décret  irrévocable  que  celui  qui  les  exclut  de 
la  céleste  béatitude.  )>  Cependant,   comme  son  intention 
est  de  les  traiter  aussi  bien  que  possible ,  il  prie  le  clergé  de 
lui  apprendre  si  Ton  ne  pourrait  pas  faire  quelque  chose 
pour  eux.  Le  clergé  s'en  remet  poliment  à  son  bon  plaisir^ 
déclarant  toutefois  que ,  puisqu'on  l'engageait  à  s'expli- 
quer, il  ne  trouvait  pas  juste  que  ces  innocens  fussent  con- 
damnés à  expier  la  faute  d'Adam  par  d'éternelles  douleurs. 
Etre  privés  de  la  vue  et  de  la  présence  divine  ,  était  sans 
doute  le  plus  grand  cbâtiment  qu'ils  méritassent.  «  Ah  ! 
dit  Jésus-Christ  d'un  ton  joyeux,  vous  avez  soulagé  mon 
cœur  ^  vous  avez  satisfait  mon  amour  par  le  jugement  que 
vous  venez  de  prononcer.  J'ai  à  vous  révéler  un  secret  ad- 
mirable et  que  Satan  n'a  jamais  connu  ;  le  monstre  a  tou- 
jours regardé  ces  malheureux  comme  sa  proie. 

»  Ils  habiteront  la  terre  régénérée ,  et  là  ,  exempts  des 
maux  de  la  nature  humaine  ,  de  ses  passions ,  de  ses  be- 
soins incommodes^  toujours  jeunes  ,  toujours  vigoureux, 
ils  jouiront  des  biens  que  l'Eternel  eût  accordés  au  pre- 
mier homme  ,  si  le  premier  homme  n'eût  point  péché.  » 
Cette  grande  sentence  est  écoutée  avec  respect  -,  la  cour 
céleste  retentit  de  longs  applaudissemens  ,  de  longs  ho- 
sanna.  Le  clergé,  qui,  dans  son  rôle  de  conseil  suprême, 
se  montre  ici  l'égal  ou  le  supérieur  de  Dieu,  répond  par 
des  hymnes  d'allégresse,  et  la  cérémonie  continue. 

(i  Allez,  maudits  de  mon  père  !  »  La  sentence  est  pro- 
noncée. Les  coupables  sont  mille  et  mille  fois  maudits.  Le 
ciel  frémit  :  la  terre  s'ouvre.  La  croix,  le  Sauveur  et  l'ar- 
mée des  bienheureux  font  leur  ascension  :  les  réprouvés, 
frappés  des  coups  réitérés  du  tonnerre,  tombent  au  centre 
du  globe,  où  les  énormes  voûtes  de  l'enfer  les  reçoivent 
et  se  ferment  sur  eux.  Le  Tout-Puissant  y  appose  le  sceau 
de  l'éternité. 

Le  docte  confesseur  s'arrête  ici  pour  affirmer  que  la 


APOCALYPSE    DE  LA   SOEUR   NATIVITÉ.  2iD 

nonne  a  raison  de  placer  l'enfer  au  centre  de  la  terre. 
«  C'est  là ,  dit-il ,  sa  véritable  place ,  et  Bellarmin  Ta 
prouvé  ,  on  ne  peut  mieux  ,  contre  Bèse  et  d'autres  doc- 
leurs,  tant  par  FÉcriture  que  par  les  argumens  humains. m 
Suivons  la  rdigicuse ,  à  qui  Jésus-Christ  fait  faire  sous  sa 
garde  spéciale  un  pelit  voyage  en  enfer,  u  Vous  y  verrez, 
lui  disait  le  fils  de  Dieu  pendant  la  route,  que  ma  pitié 
s'est  fait  voie  jusque  dans  l'enfer,  et  les  damnés  eux- 
mêmes  sentent  les  effets  de  ma  compassion.  »  La  sœur  ré- 
sistait :  aller  en  enfer!  Cependant  la  divine  influence  s'em- 
pare d'elle  ,  triomphe  de  sa  volonté.  Elle  est  en  enfer. 

«  Là  j'avais  la  consolation ,  dit-elle ,  de  me  voir  avec 
Jésus-Christ,  qui  s'entretenait  avec  moi  pour  m'expliquer 
ce  que  je  devais  vous  faire  écrire.  »  Le  récit  du  confesseur 
devient  ensuite  si  puéril  que  l'on  a  peine  à  le  répéter. 
La  sœur  est  surprise  de  voir  l'internai  séjour  herméti- 
quement fermé  par  des  barres  de  fer  rouge  :  Jésus  lui  ré- 
pond que  ,  le  jour  du  jugement  dernier  étant  venu,  per- 
sonne n'avait  plus  à  y  entrer  ni  à  en  sortir.  Ensuite. . . ,  mais, 
dans  notre  profond  respect  pour  la  vraie  religion  ,  copie- 
rons-nous les  burlesques  horreurs  calquées  sur  les  enfers 
de  toutes  les  religions  du  monde  .^  Une  imagination  fréné- 
tique a  bientôt  accumulé ,  aux  dépens  du  goût ,  de  la  dé- 
cence ,  de  la  vraisemblance,  même  des  convenances  mo- 
rales, des  supplices  et  des  cadavres.  C'est  ce  qu'a  fait  la 
dévote,  et  nous  n'avons  pas  le  cœur  daller  plus  loia. 

Mais  savez-vous  comment  l'abbé  Genêt  prouve  l'authen- 
ticité de  son  voyage?  Ecoutez-le  : 

((  La  sœur  m'interrompit,  et  me  demanda  si  je  savais  ce 
que  c'était  qu'un  vautour. —  Oui,  lui  répondis-je.  C'est 
un  oiseau  de  proie,  très-cruel  et  très-vorace.  —  Ah  !  oui, 
mon  père  :  oui ,  il  est  cruel  ;  je  l'ai  vu  en  enfer,  ce  monstre 
terrible.  Je  crois  le  voir  encore ,  déchirant ,  avec  ses  serres 
et  son  bec,  les  entrailles  de  ses  victimes.  Je  n'aurais  jamais 


2l6  APOCALYPSE    DE   LA  SOtUR   NATIVITÉ. 

cru  qu'il  pût  y  avoir  de  tels  monstres  parmi  les  oiseaux.  Et 
comme  je  ne  savais  quel  nom  lui  donner,  Jésus  me  dit  de 
■  l'appeler  vautour.  »  L'abbé  donne  cela  pour  une  preuve 
certaine  et  positive  :  elle  a  du  moins  le  mérite  d'être  ori- 
ginale. 

Il  faudrait  n'avoir  dans  son  ame  aucun  véritable  senti- 
ment religieux  ,  pour  lire  sans  indignation  ces  niaiseries 
blaspbématoires  associées  à  l'Évangile,  et  confondues  avec 
les  dogmes  divins  du  christianisme.  Cependant  l'abbé 
Genêt  fait  valoir  cette  prétendue  descente  en  enfer  comme 
la  partie  la  plus  précieuse  de  tout  l'ouvrage.  «  Une  ame  est 
revenue  du  séjour  des  damnés,  nous  dit-il  ,  et  vient  racon- 
ter aux  bommes  les  spectacles  qui  l'y  ont  frappée.  On  ne 
doutera  point  de  la  véracité  de  sa  narration  ,  si  l'on  croit  à 
la  Sainte-Écriture,  si  l'on  ne  doute  pas  de  l'immortalité 
de  l'ame,  surtout  si  l'on  a  connu  les  vertus  de  la  sainte  fille. 
L'impie  qui  rejette  l'Évangile  rejettera  ces  pages  tracécg 
sous  la  dictée  de  sœur  Nativité  :  peut-être  même,  révoltant 
son  insolente  raison ,  ne  feront-elles  que  l'endurcir  dans 
son  incrédulité  !  » 

Nous  sommes  arrivés  à  la  fin  du  premier  volume.  Le 
second ,  plus  important  que  l'autre ,  au  dire  de  l'abbé 
Genêt ,  est  consacré  spécialement  à  la  défense  des  droits 
du  sacerdoce.  Pendant  les  fêtes  du  jubilé  ,  notre  religieuse 
entend  une  voix  forte  qui  sort  de  l'autel  :  «  Malheur  ! 
malbeurl  malheur  à  quiconque  contredira  le  pouvoir  du 
souverain  pontife  î  Malheur  à  qui  tentera  d'exercer  sur  lui 
usurpation,  oppression!  Malheur  à  qui  retranchera  quel- 
que chose  à  ses  droits  !  »  A  ces  mots  apparaissent  sur  l'au- 
tel la  Vierge  ,  les  Apôtres,  enfin  la  Trinité.  Une  seconde 
vision  prouve  la  doctrine  de  la  transsubstantiation  5  une 
troisième  celle  de  l'immaculée  conception-,  tous  les  dogmes 
ont  leur  preuve  dans  les  rêves  de  la  dévote. 

Jadis  les  argumens  qui  avaient  le  plus  de  vogue ,  c'é* 


APOCALYPSE   DE   LA  iOELll   NATIVITÉ.  2  I  T 

talent  le  bûcher   et  les   tortures.   Aujourd'hui    que   des 
fraudes  moins  cruelles,  mais  également  impies,  attestent 
la  perpétuité  du  même  esprit  qui  a  désolé  le  monde  ,  c'est 
un  devoir  de  citoyens,  une  afTaire  de  conscience,  une  obli- 
gation religieuse,  de  dévoiler  ces  ruses,  de  flétrir  ces  ma- 
chinations si  funestes  à  la  véritable  piété.  Si  le   lecteur 
frémit  de  l'immoralité,   de  la  profanation  criminelle  qui 
caractérise  ce  que  nous   citons,  il  doit  se   souvenir  que 
nous  transcrivons  souvent  à  regret  ce  que  nous  devons  li- 
vrer à  l'animadversion  publique.  Ce  n'est  pas  ici  un  conte 
du  moyen-âge  ^  si  nous  rapportions  les  histoires  consa- 
crées de   la  bienheureuse  Marguerite  de  Cologne,  d'Ida 
de  Louvain,  de  Sainte-Colombe,  toutes  inscrites  avec  leurs 
directeurs  (les   abbés  Genêt  de  l'époque)  dans  les  calen- 
driers ultramontains,  on  nous  reprocherait,  sans  doute, 
d'aller  chercher  nos  exemples  dans   le  chaos   des  siècles 
d'ignorance  et  de  barbarie.  Mais  nous  rapportons  un  fait  de 
notre  tems,  une  légende  d'avant-hier,  une  nouvelle  pro- 
duction de  la  fabrique  ancienne  \  essai  d'autant  plus  ridi- 
cule, qu'il  contraste  davantage  avec  les  connaissances  uni- 
versellement répandues  et  la  masse  de  lumières  qui  couvre 
aujourd'hui  le  globe. 

Il  était  nécessaire  de  préparer,  à  ce  qui  va  suivre,  le 
lecteur  que  révolterait  une  extravagance  si  bizarre  qu'elle 
dépasse  tout  ce  que  nous  avons  lu  jusqu'ici.  «Je  vis  (et, 
en  transcrivant  les  paroles  de  la  sœur,  je  n'ajouterai  ni 
un  mot  dans  le  texte  ni  un  seul  commentaire)  le  Christ 
d'une  manière  intérieure  ;  et  il  se  montra  à  moi  dans  l'at- 
titude et  avec  la  forme  précise  qu'il  choisit  au  moment  de 
sa  conception  et  de  sa  naissance  1  ! 

))  Voilà,  ma  fille,  me  dit -il,  en  tournant  vers  moi  ses 
yeux  pleins  d'amour,  voilà  l'altitude  que  j'ai  prise  et  le 
spectacle  agréable  que  j'ai  donné  à  mon  père,  dès  le  pre- 
mier moment  de  ma  naissance  et  même  de  ma  conception  : 


2l8  APOCALYPSE    DE   LA   SOELR  NATIVITÉ. 

et  voilà  le  livre  qu'il  vous  faut  étudier  pendant  votre  re- 
traite. Quel  livre,  mon  père!  qu'il  est  rempli  d'onction  ! 
qu'il  renferme  de  choses  merveilleuses  !  peut-on  se  lasser 
de  l'éludier  !  » 

Ailleurs  on  nous  apprend  que  la  sœur,  pendant  la  con- 
sécration de  l'hostie,  vit  un  petit  enfant  vivant,  environné 
de  lumière,  entre  les  mains  du  prêtre  officiant^  que  l'en- 
fant paraissait  attendre,  avec  impatience,  l'instant  où  il 
serait  reçu  (celui  de  la  communion)^  et  qu'il  lui  disait 
d'un  ton  et  d'une  voix  douce  :  «  Ah!  si  vous  désiriez  autant 
venir  à  moi,  ma  sœur,  que  je  désire  entrer  au  fond  de 
votre  cœur!  »  Une  autre  fois,  elle  a  vu  le  même  enfant, 
tout  sanglant,  les  bras  étendus,  au  milieu  de  l'hostie.  Elle 
a  reconnu  aussi  que ,  le  jour  de  la  Fête-Dieu ,  toute  la  na- 
ture inanimée  ,  devenant  sensible  à  la  présence  du  Sau- 
veur, tressaillait  de  joie  et  lui  rendait  hommage.  Les  fleurs 
semées  sur  le  chemin  des  processions  renouvelaient  leurs 
parfums  et  augmentaient  leur  éclat  ;  les  voix  angéliques , 
mêlées  aux  accens  terrestres,  se  faisaient  entendre  d'une 
manière  très  -  distincte  ;  la  poussière  elle-même  prenait 
une  ame.  Quand  la  procession  traversait  un  cimetière,  la 
sœur  distinguait  fort  bien  les  cendres  maudites  des  cendres 
élues  :  les  unes  frémissaient  encore  de  rage^  les  autres 
tressaillaient  et  dansaient,  pour  ainsi  dire,  de  joie  et  de 
plaisir.  Illusion  ou  jeux  bizarres  d'une  tête  échauffée,  fort 
dignes  d'indulgence,  si  l'on  n'essayait  de  nous  les  donner 
pour  d'irrécusables  preuves  en  faveur  de  doctrines  extra- 
vagantes ! 

Mais  cet  ouvrage,  ces  révélations,  ces  fictions,  celte 
mysticité,  cette  poésie,  tout  cela  n'a-t-il  aucun  but?  Re- 
lever l'antique  édifice  du  sacerdoce,  voilà  le  but  auquel 
l'abbé  Genêt  tend  de  toutes  ses  forces.  N  avons-nous  pas 
vu  le  sacerdoce  assis  près  de  rÉternel,  et  complaisam- 
menl  consulté  par  lui?  chacun  de  ses  membres  velu  d'une 


APOCALYPSE  DE    LA  SOEUR  NATIVITÉ.  2IQ 

étole  lumineuse?  et  Dieu  tonnant  sur  le  sanctuaire,  pour 
assurer  leur  suprême  autorité  sur  le  globe?  La  sœur  va 
plus  loin  encore  :  «Chaque  prêtre,  dit -elle,  est  le  Sei- 
gneur. Je  le  vois  divisé  et  multiplié  dans  la  personne  de 
ses  ministres,  rt 

Pour  prouver  la  légitimité  de  la  vente  des  indulgences, 
le  Christ,  toujours  en  conversation  avec  la  sœur,  lui  ap- 
prend que  l'homme,  après  sa  mort,  doit  acquitter  rigou- 
reusement la  plus  légère  comme  la  plus  grande  faute  5  que 
la  totalité  des  péchés  de  chacun  est  énorme  ^  et  que  ,  par 
exemple,  elle-même  ne  devinerait  jamais  à  combien  pour- 
rait se  monter  la  somme  totale  de  ses  péchés  personnels. 
«  A  cinq  millions  à  peu  près,  répondit  la  sœur.  — A  plus 
de  douze,  reprit  le  Sauveur,  et  tout  cela  doit  être  expié. 
Mais  vous  avez  pour  recours  les  indulgences  de  l'église, 
qui  peuvent  vous  acquitter  entièrement,  depuis  le  crime 
jusqu'à  la  tache  la  plus  légère.  C'est  une  manière  de  me 
satisfaire  que  je  recevrai  toujours  comme  un  paiement  lé- 
gitime et  agréable.  » 

Tels  sont  les  irréfragables  argumens  par  lesquels  la  sœur 
trouve  aussi  moyen  d'étayer  le  dogme,  qui  fait,  de  la  per- 
sécution, un  devoir  religieux  :  «  Hors  de  l'église  point  de 
salut !».  Bien  entendu,  l'église  est  donnée  comme  le  seul 
guide  infaillible  :  «Qui  la  suit  ne  répond  de  rien  ^  qui  s'en 
écarte,  se  rend  comptable  de  tout.  )>  Excellente  sentence 
en  faveur  de  la  foi  aveugle.  Le  Christ  déplore  amèrement 
la  chute  des  couvens  et  explique  à  la  sœur  comment  les 
institutions  monastiques  sont  une  espèce  d'émanation  de 
sa  divinité.  «La  cause  principale  des  malheurs  de  l'église, 
dit-il,  c'est  l'imprudence  commise  en  laissant  les  monas- 
tères se  gouverner  selon  des  lois  particulières,  au  lieu  de 
se  rattacher  uniquement  au  centre  de  la  chrétienté.  Écri- 
vez à  votre  saint  pasteur  que  dorénavant  les  évêques  de 
chaque  diocèse  doivent  être  reconnus  supérieurs  naturels 


220  AVOCALYPiJE   DE  1.A   SOECR  WATIVITÉ. 

des  couvens  de  leur  ressort^  que  cette  règle  générale  doit 
élre  partout  suivie,  s'il  est  possible.  ))  Restriction  singur 
lière,  si  on  la  compare  au  caractère  divin  de  celui  qui  la 
prononce. 

Ces  paroles,  prêtées  à  Dieu  même,  respirent,  ainsi  que 
tout  le  reste  du  chapitre,  l'esprit  de  monachisme  le  plus 
décidé.  Là,  sont  proclamés  ces  principes  anti-sociaux  de 
l'ascétisme ,  qui  renferme  dans  les  murs  d'un  cloître  tous 
les  actes  agréables  à  l'Éternel.  Toute  amitié  devient  un 
crime  ^  les  liens  les  plus  sacrés  se  brisent  ou  se  dénouent. 
L'amour  pour  nos  proches,  sentiment  louable,  nécessaire, 
iuné,  est  criminel,  parce  qu'il  tient  à  la  nature,  et  que  la 
nature  est  corrompue.  L'enfer,  ou  tout  au  moins  le  pur- 
gatoire ,  châtiera  ceux  qui  s'y  sont  livrés  §ans  lui  donner 
pour  base  le  sentiment  religieux. 

Un  sujet  plus  délicat  se  présente  à  la  sœur  :  V amour 
légitime  entre  les  personnes  de  l'un  et  de  l'autre  sexe.  On 
ne  s'attendait  guère  à  la  voir  traiter  ces  matières.  Aussi  le 
Seigneur  lui-même  la  força-t-il  à  parler  d'un  état  de  vie 
«  qu'elle  aurait  bien  voulu  passer  sous  silence.  «  Mais,  de 
peur  que  les  personnes  engagées  dans  cet  état  ne  s'en- 
dorment dans  une  sécurité  dangereuse,  le  Christ  enjoint 
positivement  à  la  sœur  de  révéler  ce  qu'elle  a  vu.  Elle  dé- 
clare donc  que  beaucoup  de  personnes  mariées  lui  ont  ap- 
paru en  enfer,  livrées  aux  tourmens  les  plus  afTreux ,  et 
qu'elle  a  su  que  l'impureté  de  leurs  amours  mutuels  était 
la  cause  de  ces  supplices.  Mais  laissons-la  parler  elle-même  : 

((  O  mon  Dieu  !  comment  voulez-vous  que  je  touche  une 
matière  aussi  infecte,  queye  remue  un  pareil  bourbier  ? 
comment  avez -vous  pu  vouloir  que  je  parlasse  d'un  vice 
si  contraire  à  mon  vœu  et  à  la  pureté  de  mon  état? — Ne 
crains  rien,  répliqua- t-il ,  c'est  moi  qui  répondrai  pour 
les  inconvéniens  qui  pourraient  résulter,  tant  pour  toi  que 
pour  ceux  qui  examineront  de  bonne  foi  tes  révélations  ^ 


APOCA.LYrSE   DE   LA    SOEUR  NATIVITE.  221 

faites  pour  ma  propre  gloire  el  le  salut  des  amej.  Ce  sont 
des  choses  infâmes  sans  cloute  ^  mais  je  les  envelopperai  de 
symboles  qui  te  préserveront  de  toute  souillure.  Tout  ce 
qui  vient  de  moi  est  pur.  Souviens-toi  que  les  rayons  du 
soleil  brillent  sur  un  fumier  rempli  de  fange ,  sans  con- 
tracter la  moindre  impureté.  —  Ainsi,  mon  père,  f  ai  tout 
'VU  sans  rien  voir  ;  j' ai  tout  compris  sans  y  prendre  au- 
cune part.  )) 

Savante  comme  Sanchez  ,  en  des  matières  que  nos  plu- 
mes laïques  ne  se  permettraient  pas  d'effleurer ,  la  sœur 
donne  en  termes  très-clairs  la  solution  de  problèmes 
obscurs  et  dégoûtans.  «  Ici ,  dit  Tabbé  Genêt ,  diverses 
personnes  (  mais  en  petit  nombre)  auraient  désiré  que  la 
religieuse  gardât  le  silence  sur  un  texte  dont  une  femme  et 
une  vierge  sainte  ne  peuvent  parler  sans  inconvenance.  Je 
réponds  que  Dieu  lui  a  commandé  de  parler ,  et  que  si  cette 
observation  était  juste,  il  faudrait  supprimer  des  livres 
entiers  de  l'Ecriture,  ainsi  que  les  meilleurs  commentaires 
sur  le  septième  commandement,  œuvres  de  personnes  qui 
avaient ,  comme  la  sœur,  fait  vœu  de  chasteté.  D'ailleurs, 
ce  ne  serait  pas  à  elle  ,  mais  à  Dieu  qu  il  faudrait  s'en 
prendre.  »  Dieu  servant  toujours  d'instrument,  de  rem- 
part, d'égide!  je  laisse  à  juger  celte  profanation  que  la 
piété  repousse,  que  le  bon  sens  rejette  -,  elle  n'excite  point 
la  compassion  ,  mais  l'indignation  et  l'horreur. 

((  Il  n'est  point  de  livre,  tel  mauvais  qu'on  le  suppose  , 
qui  n'ait  son  côté  utile  ,  ))  dit  Scaliger.  L'ouvrage  de  la 
sœur  Nativité  contient  de  précieux  documens  sur  la  vie  in- 
térieure des  monastères.  Que  l'on  n'imagine  pas  trouver  , 
dans  ces  retraites  ,  la  douce  paix ,  le  repos  de  la  conscience 
et  celui  d'une  existence  sans  orages.  La  sœur  nous  apprend 
que  les  tentations  des  religieuses  sont  beaucoup  plus  vio- 
lentes que  celles  des  personnes  mondaines  ^  que  les 
démons  les  environnent  ^  que  les  moindres  fautes  sont  enre- 


222  APOCALYPSE    DE    LA   SOEUK   NAllVI'lÉ. 

gislrées  dans  le  grand  livre  avec  une  sévérité  sans  égale. 
Un  jour  que  plusieurs  confesseurs  el  quelques  religieuses 
causaient  ensemble  dans  la  cour  du  couvent,  avec  tous 
les  signes  extérieurs  de  la  décence  et  de  la  réserve,  notre 
sœur  aperçut  clairement,  au-dessus  de  leurs  têtes,  un  ba- 
taillon de  pclits  diables  qui ,  s'approchant  du  groupe  ,  glis- 
saient, dans  l'oreille  de  chacun  des  membres  qui  le  com- 
posaient, des  choses  que  la  sœur  Nativité  n'ose  pas  même 
redire.  La  malice  des  démons  avait  soin  d'ajouler  à  ces 
insinuations  perfides  de  plus  adroites  tentations.  Ils  disaient 
au  moine  :  k  Vous  causez  avec  une  femme  sainte ,  pure 
comme  un  ange,  et  avec  laquelle  vous  ne  pouvez  courir 
le  moindre  danger.  »  A  la  religieuse  :  «  Confiez-vous  à  ce 
prêtre,  à  ce  vénérable  ecclésiastique,  engagé  comme  vous 
par  d'éternels  vœux  de  chasteté  et  dont  toute  la  vie  n'est 
qu'une  longue  mortification.  »  Cependant  la  familiarité 
augmente^  on  s'égaie-,  on  se  permet  même  «  des  manières 
plus  enjouées,  des  souris,  des  coups-d'œil,  des  airs  de 
confiance,  et  quelqeiefois  de  légers  jeux  de  mains.  >)  Qu'on 
juge  du  plaisir  que  cela  faisait  aux  diables!  a  Et,  dans  le 
fait ,  ajoute  la  sœur,  j'ai  toujours  observé  que  ces  occasions 
ne  manquaient  pas  de  tourner  à  mal  et  de  donner  au  dé- 
mon la  jouissance  qu'il  s'était  promise.  »  Les  prêtres  et  les 
confesseurs  ne  sauraient  se  tenir  trop  sur  leurs  gardes  , 
surtout  avec  les  femmes  qui  affectent  une  extrême  dévo' 
tion.  Ils  doivent  éviter  soigneusement  toute  espèce  d  inti- 
mité particulière,  «  les  regards ,  les  chuchotemens,  l'air 
de  mystère  ,  et  surtout  les  jeux  de  mains ,  quelque  légers 
qu'ils  puissent  être.  «  Quant  aux  sœurs,  qu'elles  se  sou- 
viennent que  la  grille  du  parloir  est  un  endroit  très-dan- 
gereux :  «  Dieu  me  l'a  souvent  fait  voir.  Fort  avancée  en 
tige,  et  après  tant  d'années  passées  dans  une  sanctification 
complète,  j'ai  deux  ou  trois  fois  regardé,  par  la  fenêtre  du 
couvent,  des  soldats  qui  faisaient  l'exercice.  Ce  n'a  pas  été 


APOCALYPSE  DE   LA    SOELR   NATIVITÉ.  223 

sans  quelques  remords  de  conscience  ^  aussi ,  Dieu  m'en 
reprit  durement  comme  d'une  grande  imprudence.  Pour 
mieux  me  faire  voir  à  quoi  je  m'étais  exposée,  il  a  permis 
au  démon  de  me  tenter  à  cette  occasion.  » 

Ainsi,  dans'ce  roman  mystique,  où  rien  ne  semblait  de- 
voir approcher  des  vérités  positives,  quelques  traits  épars 
nous  révèlent  les  dangers  trop  réels  des  couvens,  comme 
on  retrouve  dans  les  plus  fantastiques  créations  de  l'imagi- 
nation romanesque  ,^  au  moyen-àge ,  certains  indices  des 
habitudes  et  des  coutumes  qui  prévalaient  au  tems  où  leur 
auteur  écrivait. 

Un  jour,  une  image  de  saint  François,  placée  dans  le 
chœur  de  l'église,  adressa  la  parole  à  la  sœur.  Elle  vit  ses 
lèvres  remuer,  son  teint  s'animer-,  il  se  plaignit  avec  amer- 
tume du  relâchement  introduit  dans  Tordre ,  devenu  mé- 
connaissable par  l'inobservation  des  statuts  primitifs.  Il 
annonça  la  dissolution  des  monastères,  dont  la  discipline 
avait  cessé  d'être  rigoureuse.  «  En  effet,  ajoute  la  sœur, 
les  plaintes  du  saint  étaient  fondées.  Nos  pensionnaires  en- 
tretenaient des  relations  avec  leurs  parens-,  on  faisait  des 
dépenses^  on  donnait  des  fêtes,  qui  avaient  lieu  chez  le 
directeur,  et  auxquelles  les  laïques  étaient  invités.  Ces  abo- 
minations excitaient  le  courroux  de  Dieu,  qui  ordonna  à 
la  sœur,  non  seulement  d'en  parler  à  l'abbesse,  mais  de 
porter  plainte  à  l'archevêque  de  Reims.  Elle  n'y  man- 
qua pas,  et  une  grande  réforme  eut  lieu.  Les  sœurs,  dé- 
pouillant les  chemises  de  lin  qu'elles  s'étaient  habituées 
à  porter,  malgré  la  règle,  se  couvrirent  de  flanelle  de  la 
tête  aux  pieds  :  grande  et  admirable  réforme  !  Et  voilà  le 
livre  sublime  et  pieux  ,  suivant  M.  Milner  !  Et  voilà  le 
nouvel  apocalypse ,  qui  nous  rendrait  avec  usure  tous  les 
livres  sacrés ,  s'ils  venaient  à  se  perdre,  comme  l'a  dit  le 
jésuiljj  Br  uning  ! 

Fatigués  de  cette   série   d'impostures  et  de  puérilités, 


22. i  APOCALYPSE   DE   LA   SOEUR   KATIVITÉ. 

nous  nous  arrêtons  sans  chercher  à  décider  si  la  religieuse 
en  est  coupahle  ou  si  le  directeur  doit  en  revendiquer 
l'honneur  exclusif.  Les  convulsionnaires  avaient,  comme 
on  sait,  leurs  diables  dominés  et  leurs  diables  dominans. 
Il  est  difficile  de  distinguer  l'un  de  l'autre,  et  de  savoir  si 
la  nonne  fut  dupe  ou  si  l'abbé  Genêt  fut  crédule.  Nous  se- 
rions tentés  de  croire  l'un  et  l'autre. 

L'Angleterre  a  possédé  sa  sœur  Nativité,  dans  la  per- 
sonne de  Jeanne  Southcole  -,  cette  pauvre  insensée  trouva 
des  sectateurs  :  l'espèce  humaine  veut  qu'on  la  trompe. 
Notre  prophétesse  a  donné  ses  mémoires ,  rêves  d'une  ima- 
gination frénétique,  ouvrage  que  réclame  Bedlam,  mais 
qui  du  moins  porte  le  caractère  d'une  parfaite  authenticité. 
Point  de  fleurs  académiques,  nul  ordre,  nulle  raison-,  c'est 
de  la  folie  toute  pure.  Ici,  au  contraire  ,  un  directeur  ré- 
dige les  révélations  de  la  sœur;  seul  avec  elle,  seul  dé- 
positaire de  ses  pensées  ,  il  attend  sa  mort  pour  les  publier. 
Quand  elles  paraissent ,  personne  ne  peut  en  attester ,  ni 
en  récuser  la  véracité.  M.  l'abbé  Genêt  avance  même  qu'il 
les  a  mises  en  ordre  \  et  le  style  fleuri,  diffus  ,  empreint  de 
souvenirs  classiques  mal  digérés,  atteste  que  l'érudition 
du  confesseur  et  son  talent  d'écrivain  ont  une  grande  part 
dans  l'ouvrage.  Il  est  donc  impossible  de  porter  un  juge- 
ment exact  et  complet  sur  un  livre  évidemment  apocry- 
phe, dont  le  délire  a  fourni  le  texle^  et  dont  la  ruse  a 
tissu  le  commentaire  et  développé  l'absurdité. 

De  tems  à  autre,  la  naïveté  bizarre  du  langage  trahit 
le  style  réel  de  la  prophétesse  ;  mais  ces  passages  sont  ra- 
res ,  et ,  en  les  conservant ,  on  a  évidemment  cherché  à  aug- 
menter l'effet  dramatique  de  l'ensemble.  Il  y  a  un  beau 
morceau  sur  les  0(i),  que  je  suis  fort  tenté  d'attribuer 

(i)  T^OTE  DU  Tr.  Le  rédacteur  anglais  ignore  que  les  O  de  TA  vent  ,  les 
O  de  la  Passion,  sont  consacres  par  l'ëglise  catholique.  Dans  les  Lettres 
spirituelles  de  Bossuet  à  madame  Cornuarif  lettres  dont  le  mysticisipe 


AVOCA.LYPSE  DE  LA  SOEUR  NATIVITÉ.  225 

exclusivement  à  la  sœar,  et  qui  me  semble  sortir  du  style 
ordinaire  de  son  confesseur. 

Pendant  les  premiers  orages  révolutionnaires ,  l'abbé  , 
rédacteur  de  ces  merveilles,  crut  devoir  chercher  un  lieu 
de  retraite;  éloigné  de  la  sœur  Nativité,  il  laissa  Tabbesse 
du  couvent  remplir  les  fonctions  de  secrétaire  auprès  de 
notre  prophétesse.  Il  recevait  de  cette  supérieure  les  nou- 
velles révélations  que  Dieu  communiquait  à  son  élue.  Ici 
le  style  devrait  changer,  puisque  la  rédaction  a  changé  de 
mains.  Point  du  tout  :  même  style,  mêmes  prodiges,  même 
emphase.  Les  tournures  parasites  de  l'abbé  Genêt  se  re- 
produisent comme  de  coutume.  Le  goût  le  moins  exercé 
reconnaîtra  la  même  plume. 

Tantôt  notre  pauvre  religieuse  vovait  son  divin  maître 
s'approcher  d'elle,  sous  la  forme  d'un  petit  enfant  qui  la 
couvrait  de  naïves  caresses-,  tantôt,  comme  un  beau  jeune 
homme  ,  il  la  suivait  dans  sa  cellule,  lui  rappelait  les  bien- 
faits dont  il  l'avait  comblée,  et,  d'un  ton  de  bonne  amitié, 
lui  reprochait  ses  fautes ,  ses  infidélités ,  son  ingratitude , 
sans  toutefois  la  désespérer.  Ce  ne  sont  point  des  allégo- 
ries et  des  svmboles.  Ce  que  le  confesseur  raconte  ,  la 
nonne  l'a  vu,  dit-elle,  des  jeux  de  son  co?ys.  Je  le  de- 
mande aux  hommes  qui  ont  une  piété  sincère,  cette  irré- 
vérence n'est-elle  pas  plus  dangereuse  que  vingt  volumes 
de  blasphèmes  ?  Quel  peut  être  l'effet  de  ces  lectures  sur 
le  peuple  crédule  et  sur  les  gens  sensés  ?  Chez  l'un  ,  il  excite 
le  fanatisme,  et  le  mépris  chez  les  autres,  a  Le  Seigneur 
venait  de  me  parler,  dit  la  sœur,  de  la  façon  la  plus  tendre, 
et  je  lui  dis  :  O  mon  Dieu ,  est-ce  bien  vous  qui  me  tenez 
ce  langage?  Est-ce  bien  vous  qui  me  parlez  ainsi?  Alors, 
mon  père,   il  étendit  sa  main  et  m'adressa  les  mots  dont 

rivalise  avec  ce  que  Féfiélon  a  cent  de  plus  tendre  sur  l'amour  divin,  on 
trouve  plusieurs  pages  du  grand  orateur  sur  les  O  ,  formules  d'adoration  et 
d'exclamation  pieuse. 


226  APOCALYPSE   DK   LA    SOEUR   NATIVITÉ. 

il  se  servit  auprès  des  Apôtres,  après  sa  résurrection  :  «  Ne 
crains  men,  c'est  moi  l  » 

Chez  la  plupart  des  visionnaires ,  il  y  a  un  mélange  de 
fourberie  et  de  délire.  Ils  sont  dupes  d'eux-mêmes  et  veu- 
lent s'associer  d'autres  dupes.  Je  ne  doute  pas  que  la  pauvre 
sœur,  malade,  âgée,  vierge  toute  sa  vie,  morte  au  monde 
dès  son  enfance  ,  n'ait  eu  ces  singulières  hallucinations 
dont  la  puissance  est  si  connue,  et  qui  font  voir,  à  l'insensé 
qui  les  crée  tous,  des  êtres  fantastiques  éclos  de  sa  cervelle. 
Mais,  dans  ce  cas,  la  folie  se  trahit  par  le  désordre  des 
pensées  et  des  mots,  par  une  tendance  à  l'exagération  ,  par 
une  incohérence  inévitable.  Ce  sont  les  signes  de  la  bonne 
foi,  et  les  témoignages  de  Tinsanité  réelle  du  fanatique.  Ici, 
au  contraire  ,  tout  est  coordonné^  c'est  un  svstème  suivi , 
un  roman  complet,  une  débauche  d'imagination  froide. 
L'abbé  Genêt  se  retrouve  à  chaque  page-,  el  il  faut  avouer 
que  ses  inventions ,  pour  être  nombreuses,  ne  sont  pas 
brillantes  :  que  les  lecteurs  en  jugent  par  ce  qui  va  suivre. 

«  La  sœur,  ne  sachant  si  elle  devait  regarder  ses  révéla- 
tions comme  vraiment  divines,  consulta,  dit-elle,  un  bon 
confesseur  (le  prédécesseur  de  l'abbé  Genêt),  qui  lui-même 
fut  indécis  sur  ce  point  capital.  Il  lui  indique  un  moyen  , 
celui  de  demander  à  Jésus  l'explication  d'un  passage  de 
l'Ecriture  ,  la  première  fois  qu'elle  le  verra  -,  mais  elle  avait 
voué  trop  de  respect  au  Seigneur,  pour  s'acquitter  d'une 
telle  commission.  Ce  fut  donc  le  Christ  qui  la  prévint^  et 
les  premières  paroles  qu'il  lui  adressa  furent  celles-ci  :  «Va, 
ma  fille,  dis  à  ton  confesseur  que  le  passage  de  l'Ecriture 
en  question  a  la  signification  que  voici.  ))  Il  lui  apprit  en- 
suite dans  quelles  circonstances  ,  dans  quelle  vue,  à  quelle 
occasion  le  passage  avait  été  écrit ,  et  le  sens  précis  que  l'on 
devaity  attacher.  Elle  répéta  tout  ceci ,  mot  pour  mot,  à  son 
confesseur,  qui  déclara  que  c'était  en  effet  la  plus  satisfai- 
sante explication  que  l'on  put  rencontrer  d'un  texte  diffi- 


APOCALYPSE   DE   LA    SOEUU   liA'JlVITE.  Iir 

cile.  Mais  ce  texte,  quel  était-il?  Mais  celte  explication  , 
en  quoi  consistait-elle  ? 

Par  un  singulier  caprice  de  sa  mémoire,  la  sœur  se  sou- 
vint, seulement  en  masse,  de  ce  qui  était  arrivé,  sans  pou- 
voir s'en  rappeler  le  détail.  Dès  qu'elle  eut  rempli  sa  mis- 
sion ,  texte  et  commentaire  furent  oubliés  également.  Une 
sévère  réprimande,  que  Dieu  la  chargea  de  faire  à  son  con- 
fesseur, fut  oubliée  de  la  même  manière.  «  Dieu  m'ôla  en- 
core, dit-elle,  le  souvenir  de  tout  ce  qu'il  m'avait  chargée  de 
lui  dire;  voilà  donc  tout  ce  queje  puis  attester  à  cet  égard.  )> 

L'abbé  a  soin  d'affirmer  qu'en  rédigeant  les  pensées  de 
sa  fille  spirituelle,  il  en  a  scrupuleusement  conservé  le 
sens.  La  sœur  JNativité  ne  parlait  pas  grammaticalement , 
et  souvent  elle  était  embarrassée  pour  exprimer  ce  que  la 
suprême  puissance  lui  faisait  connaître.  «  En  effet,  dit  le 
rédacteur,  elle  était  aussi  peu  capable  de  revêtir  d'un  lan- 
gage convenable  tous  ces  mystères  profonds,  que  moi-même 
(l'abbé  Genêt)  j'étais  incapable  de  les  concevoir^  ce  qui 
était  sans  doute  ordonné  par  Dieu  même,  comme  un  double 
motif  d'humilité  pour  tous  deux.  Quelquefois,  cependant, 
elle  unissait  la  puissance  de  la  pensée  à  la  force  du  stvle , 
et,  dans  ces  momens  rares,  son  éloquence  était  sans  égale; 
mais,  en  la  prononçant,  elle  ne  la  comprenait  pas  :  c'est 
ce  qui  lui  arriva  pour  le  vautour,  dont  elle  ignorait  et  le 
nom  et  la  forme,  mais  que  Jésus  lui  avait  fait  voir  en 
enfer.  » 

En  1793,  l'abbé  Genêt,  occupé  à  la  fabrication  de  sa 
légende,  où  il  signifiait  aux  Français,  de  la  part  du  Tout- 
Puissant,  que  tout  adhérant  à  l'église  constitutionnelle  se- 
rait damné,  sentit  que,  tôt  ou  tard,  ses  jours  pourraient 
être  en  péril  :  dans  la  situation  des  affaires  ,  il  n'avait  pas 
besoin  de  révélation  pour  deviner  cela.  La  sœur  Nativité 
espérait  d'abord  qu'il  pourrait  demeurer  caché  en  France: 
et  quand  le  Seigneur  lui  annonça  qu'il  fallait  absolument 


228  APOCALYPSE  DE  LA  SOEUR  NATIVITÉ. 

que  l'abbé  s'exilât ,  elle  prit ,  dit-elle  ,  la  liberté  de  repré- 
senter à  Jésus-Christ,  que  le  bon  abbé  trouverait  beaucoup 
plus  convenable  et  moins  coûteux  de  rester  là  où  il  était, 
que  de  traverser  la  mer  et  d'aller  chercher,  dans  une  terre 
inconnue,  un  asile  incertain.  Jésus -Christ  répondit  que 
l'abbé  Genêt  n'avait  besoin  que  de  confiance  et  de  cou^ 
rage  -,  que  ,  demander  des  miracles ,  c'était  tenter  Dieu  5 
enfin  ,  que  Joseph  et  la  \  ierge  avaient  moins  de  ressources 
lorsqu'à  la  première  sommation  ils  s'enfuirent  en  Egypte. 

«  Voilà  ce  que  Dieu  m'a  dit,  continue  la  sœur Voilà 

l'exemple  que  vous  devez  suivre  pour  sauver  encore  un 
enfant  qui  vient  du  ciel.  )> 

L'abbé  se  soumet  à  la  voix  de  Dieu  ,  reste  quelques  mois 
à  St.-Malo ,  s'embarque  pour  Jersey  et  passe  en  Angleterre. 
Il  va  5  dit-il ,  demander  un  asile  à  une  nation  rivale  ,  mais 
généreuse,  contre  les  horreurs  d'une  révolution  sanglante. 
Vous  crovez  qu'en  touchant  le  sol  hospitalier  il  bénira  la 
Providence  et  ses  bienfaiteurs?  Nullement  ;  ce  qu'il  trouve 
à  Londres,  ce  sont  des  hérétiques  ^  ce  qu'il  y  voit ,  c'est  le 
schisme. 

(c  Quelle  fut  ma  surprise ,  quand ,  fuyant  les  troubles 
d'un  royaume  qui  était  encore  catholique  ,  je  me  trouvai 
jeté  au  milieu  des  ténèbres  profondes  de  l'erreur  et  de 
l'hérésie!  J'avoue  que  je  n'aurais  jamais  pu  croire  qu'une 
traversée  de  quelques  lieues  eût  suffi  pour  me  montrer  un 
si  révoltant  contraste.  En  voyant  la  situation  spirituelle  où 
sont  plongées ,  dans  ce  pays  ,  tant  de  personnes  charitables 
et  bienveillantes,  je  ne  puis  m'empécher  de  craindre  da- 
vantage encore  pour  mon  malheureux  pays  les  conséquences 
de  ces  révolutions  qui  détachent  les  royaumes  du  centre  de 
l'unité.  » 

Là,  il  acheva  de  mettre  en  ordre  les  noies  qui  devaient 
servir  à  l'ouvrage  que  nous  avons  sous  les  yeux^  et,  après 
la  conclusion  de  la  paix  d'Amiens,  il  revint  eu  Fiance. 


APOCALYPSE  DE  LA  SOEUR   NATIVITÉ.  2  2Q 

Sœur  Nativité  était  morte  en  1798  \  l'abbé  recueillit,  de 
la  bouche  de  la  supérieure  et  de  quelques  sœurs  qui  sur- 
vivaient à  la  destruction  de  leur  couvent ,  les  détails  de  sa 
vie  depuis  qu'il  avait  quitté  la  Fiance.  Elles  avaient  été 
cbassées  de  leur  monastère,  conformément  à  ce  décret  de 
l'Assemblée  Constituante,  «qui  força  plus  de  cent  mille 
religieuses,  dit  l'abbé  Genêt,  à  quitter  leur  cellule  et  à 
rentrer  dans  le  monde,  auquel  elles  avaient  dit  un  éternel 
adieu.  »  Sans  doute  l'expulsion  de  ces  pauvres  filles,  qui, 
soit  motif  de  conscience,  habitude  ou  ignorance  du  monde, 
voulaient  achever  leurs  jours  dans  la  prison  où  elles  les 
avaient  perdus  jusqu'alors  \  cet  acte  de  violence,  d'accord 
avec  le  fanatisme  du  tems,  a  quelque  chose  de  barbare  et 
d'injuste.  Mais  quand  l'abbé  nous  représente  le  corps  en- 
tier des  religieuses  s'indignant  du  décret  qui  leur  permet 
de  reprendre  l'usage  d'une  liberté  qu'elles  se  sont  laissé 
enlever,  ou  dont  elles-mêmes  se  sont  privées,  il  compte 
sur  une  crédulité  qu'on  ne  lui  accordera  pas.  Il  est  hors 
de  doute  que  plus  d'une  de  ces  victimes  profita  de  très-bon 
cœur  de  l'offre  qui  lui  était  faite. 

Les  réformes  de  ce  genre ,  même  faites  dans  les  meil- 
leures intentions,  ne  manquent  pas  d'entraîner  quelques 
abus-,  dans  toutes  les  révolutions,  l'indiscrétion,  l'impru- 
dence ,  l'exagération ,  se  sont  mêlées  à  la  direction  des  af- 
faires publiques  \  et  aucune  ne  fut  moins  exempte  de  ces 
excès  que  la  révolution  française.  Quand  les  pauvres  nonnes 
de  Fougères  sortirent  de  leur  retraite  ,  on  ne  songea  point 
à  leur  préparer  un  sort  quelconque-,  on  se  contenta  de  les 
faire  conduire  chez  leurs  parens.  M.  Binel  de  la  Jannière, 
qui  avait  deux  de  ses  sœurs  dans  leur  couvent,  invita  notre 
religieuse  à  venir  avec  elles  habiter  sa  maison. 

La  sœur  Nativité  prit  une  résolution  fort  étrange.  Elle 
se  condamna  ,  non  précisément  de  son  plein  gré  ,  mais  par 
ordre  exprès  de  Dieu ,  et  avec  la  permission  de  l'abbessc,  à 
XVI.  16 


23o  APOCALYPSE  DE  LA  SOEUIl  NATIVITÉ. 

ne  vivre ,  pendant  une  année  entière,  que  de  pain  et  d'eau  : 
obsersance  qu'elle  remplit  dans  toute  sa  rigidité,  et  dont 
elle  ne  se  départit  qu'une  ou  deux  fois  ,  contrainte  par  ses 
compagnes  et  en  dépit  de  sa  résistance  à  prendre  un  peu 
de  bouillon  de  lentilles ,  fait  seulement  avec  de  l'eau  et 
du  sel.  Un  jour  elle  s'aperçut  qu'on  la  trompait  et  que  l'on 
avait  fait  entrer  du  beurre  dans  la  composition  du  potage  : 
elle  s'en  plaignit  amèrement,  et  exprima  ses  craiutes  que  ce 
manquement  ne  fût  suivi  des  conséquences  les  plus  fatales, 
(c  Peut- cire  ces  conséquences,  ajoute  Tabbé  ,  étaieul- 
eltes  plus  redoutables  pour  nous  qu'on  ne  l'imagine  :  qui 
peut  dire  combien  nous  devons  à  cette  vie  sainte  et  mor- 
tifiée î  C'est  ordinairement  en  considération  des  mérites 
de  ces  grandes  âmes ,  que  Dieu  se  montre  miséricordieux 
pour  tant  d'autres  âmes  pécheresses,  pour  les  villes,  pour 
les  rovauraes.  Serait-ce  trop  dire,  serait-ce  une  témérité 
d'avancer  que  la  sœur  a  contribué  probablement  plus  que 
personne  à  obtenir  pour  nous  ces  jours  plus  heureux, 
qu'elle  n'a  pas  eu  le  bonheur  devoir,  mais  que  souvent 
elle  nous  annonça  de  la  part  du  ciel  ?  m 

Oui ,  lecteur,  c'est  ainsi  que  M.  l'abbé  insinue  modeste- 
ment une  vérité  trop  peu  connue.  La  maison  de  Bourbon 
doit  la  restauration  de  son  tronc  à  la  sœur  Nativité ,  et 
spécialement  à  son  héroïque  jeûne  d'une  année  entière. 
Le  rôle  que  l'Espagne  et  l'Angleterre,  l'Allemagne  et  la 
Piussie,  ont  joué  dans  cette  affaire,  est  de  peu  d'importance. 
Mais  la  retraite  de  Moscou  ?  bagatelle  !  Mais  Leipsic  et 
Waterloo  î  ce  n'est  pas  la  peine  d'en  parler.  Le  pain  et 
l'eau  de  la  sœur  sont  les  seules  causes  de  ce  grand  chan- 
gement ^  son  année  de  diète  est  la  seule  campagne  dont  on 
doive  faire  mention  dans  l'histoire  -,  et  Napoléon  a  été  ren- 
versé ,  non  par  les  boulets  ,  les  baïonnettes  et  les  frimas  du 
Nord,  mais  par  du  bouillon  de  lentilles  mangé  sans  beurre. 
Les  sœurs  restèrent  un  an  chez  M.  Binet  de  la  Jannière  ; 


APOCALYPSE  DE  LA   SOEUR  NATIVITÉ.  23l 

après  quoi  le  gouvernement  révolutionnaire  les  jeta  en 
prison,  excepté  notre  sœur  qui  fut  envoyée  chez  son  frère, 
fermier  dans  la  paroisse  où  elle  était  née.  Ses  prières  em- 
pêchèrent ce  frère  d'être  inquiété  par  les  autorités  du  tems^ 
et  plus  tard  elles  sauvèrent  la  \ie  à  un  de  ses  bœufs.  Le 
Directoire  remit  en  liberté  ces  pauvres  filles,  qui  allèrent 
retrouver  M.  de  la  Jannière,  et  vécurent  chez  lui  jusqu'à 
leur  mort.  La  sœur  Nativité  était  alors  un  squelette  ^  la 
fièvre  ,  la  goutte  l'obsédaient  :  elle  voulait  aller  en  Angle- 
terre trouver  son  confesseur,  l'abbé  Genêt ,  le  seul  auquel 
elle  pût  confier  de  nouvelles  révélations.  Mais  son  grand 
âge  et  ses  infirmités  empêchèrent  qu'on  ne  la  laissât  partir, 
et,  de  concert  avec  les  deux  religieuses,  elle  écrivit  ses 
dernières  visions,  qui  devaient  être  remises,  après  sa  mort, 
au  confesseur  dépositaire  des  premières.  M.  l'abbé  nomme 
cette  œuvre  «  un  second  Deutéronome.  » 

En  1799,  effrayée  de  l'incrédulité  qu'on  lui  témoignait, 
elle  écrivit  à  M.  Leroy,  doyen  de  la  Pellerine ,  une  lettre 
contenant  le  récit  d'une  vision  nocturne  destinée  à  1  éduire 
au  silence  tous  les  contradicteurs  ou  tous  les  sceptiques  : 
la  voici.  Le  diable  apparut  un  soir  à  la  sœur,  sous  la  forme 
d'une  religieuse  qui  lui  dit  :  «Je  viens  du  purgatoire  pour 
vous  exhorter  à  détruire  tous  vos  écrits^  votre  salut  y  est 
intéressé.  \ous  avez  été  trompée  par  votre  soumission  à 
vos  directeurs,  et  vous  devez  envoyer  à  M.  Fajole  une  ré- 
tractation entière  de  ce  que  contiennent  vos  manuscrits.  » 

A  ces  mots  prononcés  par  le  fantôme,  la  sœur  soup- 
çonna Timposture.  (Heureusement,  dit  l'abbé  entre  deux 
parenthèses,  elle  n'était  point  novice  et  savait  la  découvrir 
et  la  combattre.)  Elle  répondit  au  diable  qu'en  obéissant  à 
ceux  qui  étaient  pour  elle  comme  Dieu  même,  elle  obéis- 
sait à  Dieu.  Elle  dit,  et  fait  le  signe  de  la  croix.  Le  prétendu 
fantôme  se  sauve  -,  la  religieuse  saisit  le  fantôme  par  le 
bout  de  son  voile ,  et  se  signe  une  seconde  fois  j  le  mauvais 


23'2  APOCALYPSE  Uli   LA  SOEUll   NATIVITÉ. 

esprit  s'envole ,  et  laisse  pour  unique  indice  de  sa  présence 
une  vapeur  infecte. 

La  nonne  avait  grand'peine  à  deviner  quel  pouvait  être 
ce  M.  Fajole  dont  elle  ne  connaissait  pas  même  le  nom,  et 
dont  le  diable  lui  avait  parlé.  L'abbé  Genêt  nous  l'apprend. 
C'était  un  habitant  de  Jersey  auquel  il  avait  communiqué 
les  manuscrits  de  sœur  Nativité,  et  qui,  sur  des  informa- 
tions particulières  qu'il  avait  prises,  conseillait  au  direc- 
teur de  les  brûler.  Or  ce  M.  Fajole  se  trouvait  précisément 
le  confident  du  diable,  selon  les  paroles  prononcées  par 
lui  pendant  la  vision  nocturne.  Silence,  blasphémateurs, 
impies ,  mauvais  plaisans ,  reconnaissez  à  ces  marques  cer- 
taines la  véracité ,  la  divinité  des  révélations  de  la  sœur  ! 

Sœur  Nativité  rendit  le  dernier  soupir  le  jour  de  l'As- 
somption ,  en  odeur  de  sainteté ,  dans  la  soixante-huitième 
année  de  son  âge,  et  a  soutenant,  dit  l'abbé  Genêt,  son 
grand  personnage  jusqu'à  la  fin.  »  Suivant  le  désir  qu'elle 
avait  exprimé ,  on  l'enterra  dans  le  cimetière  de  Languelet. 
Son  tombeau,  devenu  célèbre,  attira  beaucoup  de  per- 
sonnes dévotes  qui  venaient  se  recommander  à  ses  prières. 
C'est  encore  aujourd'hui  un  lieu  de  pèlerinage.  On  rap- 
porte, au  sujet  de  ce  tombeau,  quelques  faits  d'une  na- 
ture merveilleuse,  que  l'abbé  ne  veut  ni  infirmer  ni  don- 
ner pour  irrécusables  :  historien  prudent  et  candide,  il  ne 
se  permet  pas  de  prononcer  sur  une  question  si  délicate. 
«D'autres  penseront  comme  ils  voudront,  »  dit-il;  quant  à 
lui  il  ne  croit  pas  nécessaire  que  Dieu  fasse  de  nouveaux 
miracles  pour  lui  prouver  la  béatitude  d'une  ame  dont  les 
écrits ,  la  vie  et  la  mort  sont  à  ses  yeux  une  série  de  pro- 
diges, trop  évidens  pour  lui  laisser  un  moment  de  doute 
sur  la  sainteté  de  notre  sœur.  On  doit  la  regarder  comme 
la  merveille  de  son  âge  ,  digne  à  tous  égards  d'être  placée 
au  rang  des  personnes  les  plus  grandes  et  les  plus  extraor- 
dinaires que  l'église  ait  vénérées  jusquà  ce  jour. 


APOCALYPSE   DE   LA.  SOEUR  NATIVITÉ.  2^3 

((  ]\[ais,  se  demande  Tabbé  Genêt,  avec  une  innnilable 
modestie,  suis-je  digne  de  servir  de  trucheman  à  ces  vé- 
rités divines?  Le  ciel  m'a-t-il  conféré  le  degré  d'infaillibilité 
nécessaire  pour  être  le  directeur  de  cette  sainte,  et  mettre 
en  ordre  ses  révélations?  »  D'abord  ,  sans  entrer  dans  aucun 
détail  sur  les  motifs  qui  déterminent  ses  réponses,  il  se 
déclare  indigne  de  celte  fcwewj  puis,  ai^ec  la  même  can- 
deur et  la  même  naweté,  il  ajoute  que,  si  l'on  admet  l'ins- 
piration divine  de  la  sœur,  il  ne  voit  pas  pourquoi  un  cer- 
tain degré  d'assistance  surnaturelle  n'aurait  pas  été  ac- 
cordé (comme  don  gratuit)  à  l'instrument  indigne  choisi 
par  Dieu  même  pour  aider  notre  sainte  -,  et  lorsqu'il  se  rap- 
])elle  que  les  inslrumens  les  plus  faibles  et  les  pins  mépri- 
sables par  eux-mêmes  sont  précisément  ceux  dont  Dieu  se 
sert  en  de  telles  occurrences,  il  ne  peut  s'empêcher  de 
croire  que  la  Providence  n'a  pu  mieux  faire  que  de  le 
choisir  ! 

MM.  Butler,  Milner,  Lingard,  diront  peut-être  que 
nous  citons,  comme  modèle  des  croyances  catholiques,  un 
livre  publié  par  un  esprit  faible ,  d'après  les  révélations 
d'une  femme  en  délire?  Quoique  protestant,  nous  nous 
gardons  d'injurier  ou  damner  aucune  église.  Nous  nous 
contentons  de  rappeler  que  cet  ouvrage  a  paru  revêtu  de 
solennelles  approbations ,  et  de  celle  de  M.  Milner  lui- 
même.  Avec  plus  de  justice  et  de  justesse  que  Baronius  , 
nous  disons  :Non  ulld  animi peiturbatione  commoti sumus 
in  homines ,  cimi  mendacia  insectamur.  «  Ce  ne  sont  pas 
les  hommes  contre  lesquels  nous  ressentons  du  courroux  : 
ce  sont  les  mensonges  que  nous  poursuivons.  »  Le  même 
Baronius  ,  bien  que  défenseur  des  jésuites,  a  dit  de  grandes 
vérités-,  quoi  de  plus  applicable  à  l'œuvre  de  l'abbé  Genêt 
et  de  sa  sœur  que  la  phrase  suivante  !  Quo  minus  veritate 
agere  posse  confîderent ,  eo  magis  ad  imposturas  esse 
conuersos  et   inter  alia  complures  falsas  revelationes  ^ 


234  APOCALYPSE   1)1£  LA   SULUU   WATIVIIÉ. 

quasi  sibi  dwinitus  allatas  _,  excogitasse.  (i  Désespérant 
d'exercer  de  l'influence  au  moyen  de  la  a  érilé,  ils  ont  eu  re- 
cours aux  impostures  -,  entre  autres  ils  ont  imaginé  plusieurs 
révélations  qu'ils  ont  supposé  leur  venir  du  ciel  même.  » 

Que  si  l'on  nous  reproche  d'attaquer  un  livre  isolé , 
sans  crédit  et  sans  lecteurs ,  et  un  mysticisme  abandonné 
par  les  catholiques  actuels,  nous  répondrons  qu'apparem- 
ment M.  Baucé-Rusand ,  libraire  de  S.  A.  R.  le  duc  d'An- 
gouléme,  a  trouvé  son  compte  à  la  publication  de  cet  ou- 
vrage, puisque,  peu  de  tems  après  l'émission  de  la  première 
édition,  il  en  a  publié  une  seconde,  augmentée  d'un  qua- 
trième volume  et  embellie  d'une  gravure  qui  représente 
la  sœur  à  genoux  devant  l'autel  :  sans  parler  d'un  Abrégé 
de  la  'vie  de  sœur  Nativité,  qui  a  paru  à  la  même  époque. 
Cette  seconde  édition  est  curieuse  :  elle  contient  le  deu- 
téronome  de  la  religieuse,  écrit  non  plus  par  l'abbé,  mais 
par  elle-même  ^  c'est  la  sain  le  qui  va  parler.  Avec  la  même 
franchise  et  le  même  sentiment  de  peine,  fondé  sur  notre 
respect  pour  les  choses  sacrées ,  nous  recueillerons  rapi- 
dement, et  sans  les  altérer  d'aucune  manière,  ces  nouvelles 
rêveries ,  publiées  pour  la  gloire  de  Dieu,  par  les  éditeurs 
nouveaux. 

C'est  toujours  le  Christ  qui  est  l'interlocuteur.  Sœur 
Nativité  a  brûlé  quelques  révélations  répiéhensibles,  dit- 
elle,  et  qui  ne  convenaient  pas  à  des  personnes  séculières: 
tel  qu'un  Traité  sur  V amour  pur ,  qui  ressemblait  au 
Cantique  des  Cantiques.  Dieu  lui  apparaît  et  lui  reprocbe 
celle  faute;  «  elle  doit  tout  dire,  car  tout  vient  de  Dieu.» 
La  sœur  se  proslerne  et  tremble.  Ensuite  Jésus-Christ,  pour 
lui  révéler  toute  la  majesté  des  fonctions  sacerdotales,  se 
couvre  à  ses  yeux  des  vêtcmens  de  la  prêtrise.  «  Cela  est 
bignificalif ,  dit  la  sœur.  )>  Nous  pensons  de  même  5  cela 
signifie  que  Dieu  et  le  sacerdoce  se  confondent,  et  que  le 
prêtre  est  Dieu  :  vérité  que  je  retrouve  plus  d'une  fois 


APOCALYPSE  DE   LA   SOEUR  NATIVITÉ.  235 

chez  notre  sœur.  «  Dieu  voulait  que  je  visse  Dieu  en  eux, 
et  que  je  les  \isse  en  Dieu.  )>  La  sœur  prétend  qu'elle  avait 
besoin  de  celle  illusion,  «  surtout  dans  les  entreliens  que 
j'étais  obligée  d'avoir  avec  eux,  seule  à  seul...  afin  que  je 
n'y  portasse  rien  d'humain.  »  Le  principe  est  dangereux, 
et  l'explication  singulière. 

Pour  mieux  imprimer  à  la  sœur  ce  profond  respect ,  ou 
plutôt  cette  adoration  des  ministres  du  culte,  Jésus  se  pré- 
senta un  jour  à  ses  yeux  sous  la  forme  du  pape ,  dans  ses 
vélemens  pontificaux.  «  Cette  forme  ,  dit-elle,  marque  que 
notre  saint  père  le  pape  représente  véritablement  Notre 
Seigneur  Jésus-Christ.  »  Alors  un  cri  perçant  se  fît  en- 
tendre :  Humiliez-vous  l  ce  qui  annonçait  le  respect  dû  à 
l  église,  jusqu'à  V anéantissement.  De  tems  à  autre  ,  le  Sei- 
gneur mêlait  sa  voix  à  celle  du  héraut,  qui  criait  :  Humi- 
liez-DOus  l  humiliez-vous  !  ce  qui  marque  que  la  voix  du 
souverain  pontife  est  celle  de  Dieu,  et  que  tout  cela  ne 
fait  qu'un.  La  sœur  tombe  à  genoux^  laissons-la  par- 
ler, de  peur  que  l'on  ne  nous  accuse  d'altérer  le  sens  de 
ses  prophéties  :  a  Ce  souverain  pontife ,  me  voyant  trem- 
blante et  saisie  de  crainte,  commença  à  me  prendre  les 
mains  et  à  me  caresser  comme  un  bon  père  caresse  son 
enfant.  Comme  j'entendais  ce  héraut  qui  criait  toujours  : 
Humiliez-vous l  humiliez-vous!  je  retirai  mes  petites 
mains  d'entre  les  siennes,  pour  me  prosterner  à  ses  pieds, 
que  je  baisai  avec  un  amour  respectueux.  Le  souverain 
pontife  me  dit  de  me  relever,  et  commença  à  me  caresser 
encore  plus  tendrement  en  me  frottant  les  joues  de  ses 
mains  sacrées  ,  et  en  me  prenant  par  le  menton.  )) 

Quittons  ces  fictions  criminelles,  qui  ne  sont  point  pour 
nous  un  objet  de  scandale  et  de  risée  ,  mais  le  sujet  des  ré- 
flexions les  plus  tristes.  Si  nous  descendons  de  la  sphère 
aérienne  où  la  religieuse  nous  a  entraînés,  et  que  nous  nous 
contentions  d'examiner  le  couvent  qu'elle  habite  et  dont 


236  APOCALYrSE   DE   LA  SUEL  U  WATIVITÉ. 

elle  retrace  les  mœurs ,  nous  aurons  à  recueillir  plus  d'une 
observation  utile.  La  sœur  Nativité  nous  dit  que  les  femmes 
qui  se  présentent  volontairement  pour  être  admises  dans 
un  monastère  sont  presque  toujours  guidées  par  la  vanité 
blessée  ou  quelque  désappointement  de  fortune^  si  la  sœur 
eût  mieux  connu  la  nature  humaine,  elle  eût  ajouté  à  ces 
motifs  les  regrets  d'une  affection  déçue.  Au  surplus,  elle 
nous  montre  les  novices  sous  les  couleurs  les  plus  défavo- 
rables :  le  démon  est  leur  précepteur -,  elles  forment  entre 
elles  des  liaisons  diaboliques,  s'encouragent  mutuellement 
à  prendre  le  voile  sans  vocation,  et ,  profanes  au  fond  du 
cœur,  deviennent  religieuses  en  apparence.  On  leur  prête 
des  romans  et  des  poésies,  armes  de  Satan.  On  leur  fournit 
en  cachette  des  sucreries,  des  confitures,  et  d'autres  frian- 
dises, qu'elles  mangent  la  nuit  dans  des  orgies  secrètes.  Il 
en  est  que  la  cupidité  de  leur  famille  force  de  prendre  le 
voile.  D'autres  embrassent  la  vie  monastique,  faute  d'un 
patrimoine  suffisant  pour  briller  dans  le  monde.  Ce  n'est 
pas  que  notre  sœur  montre  aucune  pitié  pour  ces  pauvres 
filles,  vouées  à  une  prison  éternelle  par  la  barbare  prédes- 
tination de  leurs  parens  :  elle  se  contente  de  nous  donner 
ce  résultat  de  son  expérience ,  «  Que  ,  parmi  les  moines  et 
les  religieuses,  ceux  ou  celles  qui  appartiennent  à  notre 
Seigneur,  sont  en  beaucoup  plus  petit  nombre  que  ceux 
ou  celles  du  diable.  » 

Une  vieille  religieuse  lui  témoignait  beaucoup  d'amitié 
pendant  son  noviciat,  et  notre  sœur  ne  croyait  pouvoir 
mieux  faire  que  de  la  payer  de  retour,  en  lui  rendant  mille 
petits  services.  Hélas  !  c'était  une  ruse  du  diable,  qui,  sous 
de  beaux  prétextes,  insinuait  dans  son  cœur  de  profondes 
émotions,  et  l'attachait  à  la  créature,  par  l'appât  de  la  recon- 
naissance. La  bonne  mère  pensa  là-dessus  comme  la  novice  : 
un  jour  que  sœur  Nativité ,  «  se  livrant  à  quelques  petites 
familiarités,  voulait  lui  prendre  les  mains,  elle  les  retira  en 


APOCALYPSE   DE  LA   SOEUR  NATIVITÉ.  iZn 

disant  que  ces  marques  d'amitié  sont  choses  très-indécentes 
chez  les  filles  de  Dieu  ,  dont  le  devoir  est  de  l'aimer  et  de 
Taimcr  uniquement...  Qu'une  religieuse,  dit  encore  notre 
sainte ,  n'embrasse  jamais  personne ,  surtout  de  l'autre  sexe, 
et  quand  bien  même  ce  serait  son  propre  frère  !  On  peut, 
mais  dans  des  circonstances  extrêmement  rares,  se  relâcher 
de  cette  rigueur,  quand  il  s'agit  de  petits  enfans,  au-des- 
sous de  douze  ans,  et  de  personnes  (  du  sexe  féminin)  qui 
demeurent  à  de  grandes  distances  et  que  l'on  n'a  pas  vues 
depuis  long-tems...  Une  religieuse  ne  doit  point  coucher 
avec  des  séculières,  pas  même  avec  des  religieuses,  à 
moins  qu'il  n'y  ait  une  grande  nécessité,  et  que  ce  ne  soit 
qu'une  fois  en  passant,  w 

La  sœur  veille  spécialement  sur  le  salut  des  religieuses , 
que  la  suppression  des  couvens  venait  de  rejeter  au  milieu 
des  orages  du  monde.  Elle  règle  leur  manière  de  vivre , 
leur  régime  alimentaire ,  les  heures  de  leur  lever,  de  leur 
coucher,  de  leurs  repas. Leurs  vétemens  doivent  être  blancs, 
noirs  ou  bruns ^  leurs  cotillons  d'une  seule  couleur-,  leurs 
tabliers  de  même  -,  leurs  bas  de  laine ,  et  leurs  souliers 
très-hauts.  INotre  Seigneur  lui  apprit  qu'une  épingle,  ar- 
rangée avec  coquetterie  ,  suffisait  pour  damner  une  reli- 
gieuse ou  l'envoyer  au  moins  en  purgatoire.  Jamais  de 
liqueurs,  de  vin,  ni  de  café  :  un  lit  dur,  et  le  chaperon 
sur  la  tête ,  pendant  la  nuit  comme  pendant  le  jour. 

La  sœur  fait  un  tableau  effravant  du  despotisme  qui  ré- 
gnait dans  les  monastères.  Si  l'une  des  sœurs  se  plaignait 
des  abus  introduits  dans  la  congrégation  ,  elle  devenait  la 
victime  de  toutes  les  autres.  L'abbesse  et  ses  sœurs  cons- 
piraient contre  elle.  Souvent  on  la  condamnait  à  une  per- 
pétuelle réclusion ,  au  secret ,  au  supplice  même.  Ces 
détails ,  suivis  de  la  recommandation  faite  aux  évêques  de 
prendre  toujours  la  haute  main  et  l'immédiate  surveillance 
des  couvens,  prouvent  que  les  directeurs,  chargés  de  la 


23s  APOCALYPSE   DE  LA  SOEIU  NATIVITÉ. 

conduite  de  notre  sœur,  n'étaient  pas  des  moines ,  mais  des 
prêtres  séculiers.  «  Je  n'osais  pas  écrire  ceci,  ajoule-t-elle, 
mais  Dieu  me  Ta  ordonné  absolument.  »  Le  témoignage  de 
la  sœur  (  d'ailleurs  fort  récusable)  nous  semble  admissible 
dans  cette  matière,  et  me  rappelle  ce  moine  qui,  suivant 
Erasme,  fut  enseveli  vivant  par  ses  confrères,  ainsi  que 
cet  autre  capucin  dont  parle  Llorenle,  qui,  tous  les  jours 
battu  de  verges  jusqu'au  sang ,  expira  trois  ans  après  le 
commencement  de  ce  long  martyre. 

On  s'efforcera  sans  doute  de  présenter  la  publication  des 
révélations  de  la  sœur  Nativité,  comme  un  ouvrage  ap- 
prouvé seulement  d'un  petit  nombre  de  fripons  ou  de 
fanatiques.  Eh  bien  !  vous  qui  récusez  l'autorité  de  cette 
sœur  ,  accueillerez-vous  du  moins  comme  valable  celle 
d'un  ouvrage  récent,  qui  fait  partie  de  la  Bibliothèque 
du  é tienne  y  morale  et  histoîique  ,  ou  Collection  de  bons 
Hures  ^  pour  tinstmction  et  V édification  de  la  jeunesse  ? 
Les  éditeurs  de  cette  collection  sont  membres  de  cette 
grande  coterie  française,  qui  voudrait  faire  de  la  religion 
un  instrument  politique^  ils  y  ont  inséré  la  Vie  de  la 
sœur  de  la  Providence  (  Marie-Angélique  )  ou  V Amour 
de  Dieu  seul  y  ainsi  que  la  Vie  non  moins  édifiante  et 
tout  aussi  instructive  de  31.  Henri-Marc  Boudon ,  pjétre, 
grand'ai\:hidiacre  d'Ewreux  ;  par  M.  Collet^  prêtre  de  la 
mission  et  docteur  en  théologie .  Si  on  parcourt  ces  ou- 
vrages, on  y  recon-naîtra,  avec  douleur,  les  mêmes  carac- 
tères qui  distinguent  Tbistoire  de  la  sœur  Nativité,  et  cet 
esprit  envahisseur  (jui  distingue  la  portion  la  moins  ho- 
norable du  clergé  catholique. 

(  Quarterlj  Review,  ) 


cmx  ^^^fvH$  ^2^onfem|(oratns. 


Ko  XIII. 
M.  WILBERFORCE   ET  LORD   ELDON  (i). 


Défenseur  des  noirs ,  apôtre  de  riiumanité  outragée , 
sujet  loyal  ,  orateur  populaire  ;  doué  d'une  éloquence 
douce,  aimable,  persuasive,  philanthropique;  flatté  des 
hommages  rendus  à  sa  gloire  civique-,  ambitieux  de  la  fa- 
veur de  la  cour;  prêtant  l'oreille  tour  à  tour  à  la  voix  de 
sa  conscience  et  à  celle  de  ses  intérêts  ;  tribun  courtisan  ; 
évangéliste  adroit  :  comment  reproduire  d'un  seul  trait  et 
représenter  dans  le  même  cadre  un  caractère  composé  de 
mille  contrastes^  et  qui  n'est  formé  que  d'anomalies? 

M.  Wilberforce  n'a  rien  de  complet  dans  le  caractère  : 
les  vertus ,  les  bonnes  intentions ,  les  vues  généreuses  abon- 
dent chez  lui  ;  l'unité  manque  à  sa  conduite,  et  son  intel- 
ligence, dominée  par  des  principes  et  des  élémens  divers, 
semble  vaciller  sans  cesse  entre  toutes  les  velléités  de  bonnes 
actions  qui  se  combattent  dans  sa  pensée.  Ce  n'est  pas  assez 
d'être  vertueux  :  il  faut,  pour  mériter  l'estime  et  la  véné- 
ration publiques,  l'être  dans  un  sens  déterminé,  avec  une 
volonté  forte.  Soyez  philosophe  comme  Malesherbes ,  phi- 
lanthrope comme  FrankUn  ,  pieux  comme  François  de 
Sales,  stoique  comme  Marc-Aurèle  :  les  hommes  recon- 
naîtront avec  respect  le  principe  qui  vous  fait  agir,  le  mo- 
teur unique  et  secret  d'une  conduite  honorable  ou  sublime; 
mais  qui  se  voue  à  deux  maîtres ,  les  sert  mal  tous  les  deux  : 

(i)  Voyez  les  portraits  préccdens  cîaiis  les  nume'ros  17,  18,  ly,  20,  21  , 
22,  23,  24,20,  26,  27  et  28  de  notre  recueil. 


s/jO  M.     WILBERFORCE 

Épicuieel  Diogène  ne  se  réconciliei  ont  jamais^  el,  vouloir 
réunir  des  qualités  disparates,  c'est  les  détruire  Tune  par 
l'autre,  neutraliser  leur  puissance,  rabaisser  le  mérite  de 
ses  propres  efforts ,  et  trahir  plus  d'affectation  que  de  sin- 
cérité, plus  de  vanité  que  de  vertu. 

Supposez  un  peintre  qui  veuille  allier  dans  ses  ouvrages 
la  morbide  volupté  du  Corrége  et  la  sauvage  énergie  de 
Salvator  ^  un  géomètre  qui  essaie  de  faire ,  en  plaisantant,  la 
théorie  des  sinus  ^  un  théologien  qui  aspire  à  la  grâce  de 
Boccace  et  à  l'exquise  vivacité  de  ses  récits  :  de  ces  vaines 
tentatives,  et   du  mélange  forcé  de  ces  qualités  qui  s'ex- 
cluent, le  ridicule  naît  toujours.  Je  n'aime  pas  à  trouver, 
chez  l'homme  d'état  ou  l'homme  d'affaires,  cette  frivolité 
piquante  que  les  salons  admirent  chez  l'homme  du  monde  : 
au  premier  je  demande  une  application  forte  et  soutenue, 
la  sévérité  des  principes  ,  le  culte  du  devoir  ;  au  second,  de 
l'abandon  et  de  la  grâce.  M.  Wilberforce  n'a  pas  prévu 
qu'en  voulant  paraître  aussi  dévoué  au  trône  qu'au  peuple, 
au  parlement  qu'à  l'Evangile ,   à  l'amitié  qu'à  ses  devoirs 
politiques,  il  se  préparait  l'éternel  supplice  d'une  guerre 
sans  fin  entre  les  diverses  obligations  qu'il  s'imposait.  Bien- 
tôt le  public  a  pénétré  le  mystère  d'unxî  position  si  pé- 
nible j  l'ami  de  tout  le  monde  n'a  gagné  le  cœur  de  per- 
sonne. Par  une  injustice  assez  commune  et  trop  naturelle, 
on  n'a  vu  ,  dans  ses  efforts  contradictoires,  que  les  agita- 
tions d'un  amour-propre  avide,  mais  incertain  sur  le  but 
auquel  il  devait  tendre^  que  faiblesse,   prétention,  men- 
songe, hypocrisie.  La  vie  humaine   est  un  drame  dont 
nous  distribuons  les  scènes^  traçons  notre  plan  d'avance, 
et  sachons  le  remplir.  L'unité  en  est  la  première  règle  ^ 
c'est  la  seule  qui  répande  de  l'intérêt  sur  nos  actions  et 
nous  sauve  du  mépris. 

Nous  croyons  bien  que  M.  Wilberforce  commence  par 
se  demander  à  lui-même  ce  qu'il  doit  penser  et  comment 


ET    LORD    ELDON.  Qi/\l 

il  doit  agir  dans  les  difficiles  problèmes  que  lui  offre  sa  vie 
politique  j  mais  il  se  demande  trop  ensuite  ce  qu'en  pen- 
seront les  autres  ,  et  cette  considération  secondaire  devient 
pour  lui  d'une  si  haute  importance ,  que  la  moralité  réelle 
de  ses  actions  £n  souffre  presque  toujours.  Il  voudrait  être 
un  héros  sans  combat ,  un  apolre  sans  martyre  \  les  éloges 
des  hommes  vertueux  ne  lui  suffisent  pas  ,  il  veut  mériter 
la  bienveillance  des  médians.  Ainsi  ballotté  entre  ses  bonnes 
intentions  et  la  faiblesse  de  sa  pensée  ,  il  attire  sur  sa  télé 
une  accusation  générale  de  duplicité  ,  de  lâcheté ,  d'incer- 
titude. Et  n'était-ce  pas  assez  pour  lui  que,  sous  la  zone 
torride ,  des  populations  tout  entières  répétassent  avec  en- 
thousiasme le  nom  de  l'homme  qui  fit  tomber  leurs  fers  ? 
Devait-il  aspirer  à  une  gloire  plus  éclatante  ?  Que  lui  im- 
portait la  colère  ou  le  sarcasme  des  capitaines  négriers?  Les 
invectives  des  tyrans ,  la  rage  des  oppresseurs  ,  qui  se 
voyaient  arracher  leur  proie  vivante,  n'étaient-elles  pas  , 
pour  une  ame  forte ,  le  plus  beau  des  panégyriques  et  la 
plus  douce  des  harmonies  ? 

Non ,  jM.  Wilberforce  ne  saurait  se  contenter  de  ces 
jouissances.  Lui,  offenser  qui  que  ce  soit!  il  n'oserait.  Il 
prêche  1  humanité  par  delà  les  mers,  le  despotisme  dans 
sa  patrie.  Il  réserve  pour  des  peuples  inconnus,  que  lesbords 
du  fleuve  Beber  ont  vu  naître,  et  que  Dieu,  comme  disait 
un  vieil  auteur,  «  a  taillés  dans  l'ébène  à  son  image  (i),  » 
Téloquencepathétique  dont  le  ciell'a  doué.  Quanta  nos  pri- 
vilèges, quant  aux  droits  de  l'Angleterre,  quant  à  cette  nou- 
velle injure  faite  au  genre  humain  par  la  politique,  qui 
parque  lespeuples  comme  desbétes  à  corne,  et  les  distribue 
comme  des  lots  de  terre^  rien  de  tout  cela  n'émeut  M.  Wil- 
berforce. Il  se  tait-,  le  danger  de  ces  matières  l'épouvante  : 
il  veut  qu'un  premier  ministre  lui  tende  la  main,  qu'une  al- 
tesse lui  sourie;  que  les  avocats  de  la  légitimité  le  soutiennent 

(i)  Fuller. 


1^2.  M.    WILBERFORCE 

et  Texalteiit  -,  il  ne  prétend  pas  risquer  de  tels  avantages. 
Gcnéreuxàbon  escient,  philanthropeavec  toutes  les  réserves 
de  la  prudence ,  chrétien  avec  toute  la  retenue  d'une  sa- 
gesse mondaine  ^  un  jésuitisme  exercé  semble  présider  à 
tout  ce  qu'il  hasarde  comme  à  tout  ce  qu'il  dissimule. 

C'est  ainsi  qu'il  trouve  moyen  d'échapper  à  la  fois  aux 
divers  jugemens  qu'on  pourrait  former  de  lui.  Sa  piété 
n'est  pas  sans  mélange  de  superstition  et  de  mode,  ni  son 
patriotisme  exempt  de  servilité ,  ni  sa  philanthropie  pure 
de  toute  ostentation.  Que  le  peuple  entoure  son  carrosse  , 
il  en  lire  vanité  *,  que  les  grands  causent  avec  lui ,  c'est  une 
gloire  qu'il  aime  ^  mais  il  ne  veut  se  livrer  tout  entier,  ni 
aux  séductions  de  la  grandeur ,  ni  au  bruit  flatteur  des  ap- 
plaudissemens  populaires.  Il  se  partage  de  son  mieux ,  et 
compte  bien  recueillir  les  avantages  de  l'indépendance  sans 
en  courir  les  risques  ,  ceux  de  la  servilité  sans  en  subir  la 
honte.  De  cette  habile  capitulation  résulte  un  caractère 
équivoque ,  mais  non  hypocrite  ^  ambigu ,  mais  sans  dupli- 
cité^ ondoyant,  mais  sans  mensonge.  Tartufe  cache  ses 
vices  sous  le  masque  de  toutes  les  vertus.  M.  Wilberforce 
voudrait  couvrir  de  ces  mêmes  masques  la  faiblesse  et 
l'embarras  d'un  caractère  qui  ne  sait  pas  choisir  le  genre 
de  vertu  qui  lui  convient.  Ses  paroles,  ses  intentions,  ses 
actions  même  répondent,  jusqu'à  un  certain  point,  à  ses 
prétentions  ostensibles  -,  mais  le  dévouement  réel  et  profond 
lui  manque  :  il  n'embrasse  pas  de  cœur  et  d'ame,  avec 
énergie,  avec  abnégation  de  tout  intérêt  humain,  la  cause 
sacrée  qu'il  prétend  servir. 

Suivez  M.  Wilberforce  à  la  Chambre  des  Communes; 
son  éloquence  offre  une  fidèle  image  de  son  caractère.  D'une 
voix  douce,  mielleuse,  incertaine,  et,  pour  ainsi  dire,  équi- 
voque, il  débite,  avec  une  élégance  qui  n'est  pas  exempte 
d'affectation  ,  ses  discours  où  se  confondent  les  textes  de  la 
Bible ,  les  sophismes  de  la  politique  ministérielle ,  les  cita- 


ET    LOr.B    ELDON.  l/\^ 

lions  de  Pally  (i),  et  les  arguties  ihéologiqucs.  Comme  ces 
oiseaux  dont  l'aile  faible  va  voletant  d'un  buisson  à  l'autre, 
incapable  de  soutenir  long-lems  son  essor,  il  s'arrête  à 
cbaque  pbrase,  glisse  sur  les  matières  délicates,  n'exprime 
sa  pensée  que  par  des  sous-entendus ,  laisse  entrevoir  son 
patriotisme,  soupçonner  sa  philanthropie,  fait  une  con- 
cession aux  hommes  du  pouvoir,  se  prête  un  moment  aux 
vues  de  l'opposition ,  et  termine  sans  avoir  rien  prouvé.  En 
un  mot ,  les  habitudes  de  son  éloquence  comme  celles  de 
sa  vie  publique  et  privée  sont  un  perpétuel  compromis.  Il 
n'est  d'aucun  parti  5  mais  tous  les  partis  le  réclament.  Ap- 
pelez-vous cela  de  l'indépendance?  Non,  c'est  une  allure 
fausse  ,  c'est  la  douteuse  démarche  de  ces  animaux  qui  n'a- 
vancent que  par  d'obliques  sinuosités 5  c'est  une  conduite 
dénuée  de  franchise  et  d'un  dangereux  exemple. 

Cependant  le  vulgaire  a  été  pris  pour  dupe,  et  la 
moralité  de  M.  A\iîberforce  est  devenue  un  lieu  commun. 
Mande  ville  disait  d'Adisson,  que  c'était  un  chapelain  de  cam- 
pagne déguisé  en  homme  du  monde.  L'orateur  parlemen- 
taire dont  je  trace  le  portrait  est  une  espèce  de  puritain 
politique.  Le  spirituel  Shéridan,  qui,  enivré  do  gloire 
dramatique,  las  des  coteries  de  l'opposition  et  de  la  vie  du 
grand  monde,  noyait  si  souvent  son  ennui  dans  la  bouteille, 
s'était  endormi  un  soir  sur  une  borne  de  Piccadily  (?.), 
quand  les  -watchmenlç,  rencontrèrent,  et,  le  secouant 
rudement,  lui  demandèrent:  «Qui  étes-vous  ?  —  Moi, 
répondit-il  d'une  voix  chevrotante ,  je  suis  M.  Wilber- 
force!  »  x\  ce  nom,  respecté  du  peuple,  nos  officiers  de 
police  soulèvent  doucement  le  héros  prétendu ,  lui  pro- 
diguent tous  les  égards  dus  à  sa  philanthropie  populaire  , 
et  le  conduisent  sain  et  sauf  à  la  demeure  indiquée  par 
Shéridan. 

(1)  Ancien  écrivain  politique. 
(2    Rue  de  Londres. 


^44  ^'     WILBERFOUCE 

Celle  gloire  artificielle  disparaît,  comme  nous  venons 
de  le  prouver,  devant  un  examen  attentif  des  motifs  qui 
dictent  la  conduite  de  cet  honorable  membre.  On  Ta  tou- 
jours vu  peser,  avec  un  soin  scrupuleux,  le  pour  et  le 
contre  j  choisir  son  terrain  pour  signaler  son  patriotisme 
par  des  prouesses  sans  danger  5  hésiter  entre  le  bien  et  le 
mal;  tantôt  se  ranger  sous  le  drapeau  des  hypocrites, 
tantôt  sous  la  bannière  des  whigs;  faire  valoir,  auprès  des 
ministres,  les  sacrifices  qu'il  leur  accorde-,  auprès  des  mem- 
bres de  l'opposition ,  ses  déclamations  pour  les  noirs  et  sa 
philanthropie  africaine.  Quand  la  première  ardeur  de  l'en- 
thousiasme général  en  faveur  de  l'émancipation  des  es- 
claves parut  s'apaiser,  M.  Wilberforce  ne  montra  plus  cette 
fougue  de  prosélytisme  qu'il  avait  déployée  -,  sa  ferveur  se 
modéra,  et,  sans  l'opiniâtre  héroïsme  de  Clarke,  ce  trei- 
zième apôtre ,  doué  d'un  esprit  gigantesque  comme  son 
corps  et  d'une  fermeté  aussi  inébranlable  que  sa  foi  était 
profonde,  les  temporisations  de  M.  Pitt,  acceptées  et  sanc- 
tifiées par  M.  Wilberforce,  eussent  encore  reculé  l'époque 
d'affranchissement  et  de  gloire  pour  l'espèce  humaine,  où 
la  liberté  et  les  droits  politiques  de  toutes  les  races  furent 
enfin  proclamés. 

Opposons  à  l'incertitude  d'un  politique  si  ondoyant  et 
si  divers,  la  fixité  d'un  homme  qui  n'a  jamais  dévié  d'une 
ligne ,  ni  perdu  de  vue  l'objet  unique  de  son  existence. 
Observez  lord  Eldon,  naguère  chancelier  du  Royaume- 
Uni  :  vous  diriez  que  ce  n'est  pas  du  sang  qui  coule  dans 
ses  veines,  tant  il  souffre  avec  patience  les  maux  d'autrui, 
tant  il  a  de  grandeur  d'ame  pour  les  calamités  qui  ne  l'at- 
teignent pas  !  Cet  héroïsme  peu  coûteux  a  fait  sa  réputation 
de  bonhomie.  C'est  un  cœur,  mais  un  cœur  I...  sa  voix  est 
si  douce,  sa  révérence  si  polie,  son  accueil  si  affable  ,  son 
sourire  si  gracieux  !  il  est  si  fertile  en  bons  mois ,  en  heu- 
reuses plaisanteries,  en  délicates  inventions,  en  railleries 


ET    LORD    ELDON.  -^qS 

innocentes  qui  prouvent  toute  la  sérénité  de  son  ame  I  c'est 
un  homme  charmant. 

Au  fond  de  tout  cela,  et  sous  cette  belle  philosophie ,  se 
cache  un  admirable  fonds  d'égoïsme.  Imperturbable  tant 
que  vous  n'attaquez  pas  son  repos  et  son  bien  être  ,  lord 
Eldon  s'éveille  et  se  révolte  si  vous  avez  le  malheur  de 
toucher  à  cette  arche  sainte.  Le  monde  peut  crouler,  il  ne 
bougera  point  :  mais  qu'une  visite  importune  le  dérange 
pendant  son  repas  ou  son  sommeil  ]  qu'une  cheminée  mal 
réparée  laisse  tomber,  pendant  qu'il  est  à  table  ,  les  flots 
d'une  suie  qui  Taveugle^  que  la  Chambre  des  Communes 
lui  demande  compte  des  obligations  de  sa  charge  :  sa  pa- 
tience et  son  impassibilité  le  quittent.  Il  rougit,  il  pâlit  :  la 
colère  le  saisit ,  le  domine  et  Temporte  ^  et  ce  même  homme 
que  nous  avons  vu  si  doux,  si  courtois,  si  bénin,  marcher 
bourgeoisement  de  son  hôtel  au  palais  ,  un  parapluie  sous 
le  bras  ,  saluant  le  simple  avocat  qu'il  rencontre,  et  gagnant 
tous  les  cœurs  par  la  physionomie  la  plus  inofFensive  qui  se 
puisse  trouver  ^  ce  même  homme,  l'œil  enflammé,  le  verbe 
haut,  ne  se  connaissant  plus,  vous  prouvera  combien  il  est 
aisé  de  montrer  de  la  modération  quand  il  s'agit  de  l'intérêt 
d'autrui,  et  difficile  d'imposer  un  frein  aux  mouvemens 
d'un  égoïsme  troublé  dans  ses  jouissances  et  inquiété  dans 
son  bien  être. 

Comme  politique ,  lord  Eldon  est  invariable  :  c'est  le 
torysme  qui  s'est  fait  homme.  Intelligence,  volontés, 
désirs,  philosophie  ,  science,  il  rapporte  tout  à  un  centre 
unique  ,  la  vénération  due  au  pouvoir.  Il  se  regarde  comme 
un  meuble,  un  instrument,  une  tapisserie  de  palais  ^  le 
velours  cramoisi  qui  garnit  le  troue  est  moins  fixe  à  son 
poste  que  le  chancelier  dans  ses  principes.  Sa  destinée 
dépend  du  sourire  qui  raccueille  au  lever  du  prince.  Sa 
servilité  a  toute  la  franchise  de  Tindépendance  ,  toute 
l'audace  de  la  plus  fière  liberté.  Qu'on  propose  une  loi 
XVI.  17 


^46  M.     WILBER FORCE 

subversive  de  tous  les  dioils  publics,  il  la  sanctionne  \  une 
fatale  usurpation,  il  la  défend:  une  suspension  dos  libertés 
de  l'Angleterre,  il  est  là  pour  Fappuyer.  Immobile  soutien 
du  privilège,  inébranlable  ennemi  du  peuple,  sa  baine,  son 
zèle,  son  érudition  poursuivent  par  delà  les  mers  les 
défenseurs  de  la  liberté  publique,  s'opposent  à  toutes  les 
améliorations,  repoussent  jusqu'à  l'ombre  de  l'innovation, 
combattent  l'émancipation  des  calboliques,  accumulent 
les  argumens  en  faveur  de  la  traite  des  noirs ,  et  soutien- 
nent, avec  unevébémence  passionnée,  les  accusations  de 
haute  trabison.  Dans  le  procès  récent  de  la  reine  d'Angle- 
terre, on  l'a  vu  verser  des  larmes  en  instruisant  cette 
ridicule  et  odieuse  affaire,  et,  les  yeux  baignés  de  pleurs, 
toujours  fidèle  à  son  intérêt  propre,  toujours  soumis  à  l'au- 
torité suprême ,  témoigner  à  la  fois  la  bonté  de  son  cœur 
et  sa  passive  obéissance. 

Oui ,  c'est  un  très-bon  bomme  que  lord  Eldon  :  on  peut 
même  louer  son  intégrité  scrupuleuse,  tant  que  les  inté- 
rêts du  pouvoir  ne  font  point  pencber  entre  ses  mains  la 
balance  de  la  justice.  Esprit  minutieux  et  exact,  les  subti- 
lités et  les  arides  minuties  de  la  cbicane  amusent  et  occu- 
pent tous  ses  momens.  Inaccessible  aux  émotions  de  l'hu- 
manité, indifférent  casuiste  ,  il  se  plaît  à  peser,  comparer, 
analyser,  et  quintessencier,  pour  ainsi  dire  ,  les  dupliques, 
répliques  ,  tripliques  ,  fins  de  non  recevoir  ,  assignations 
sur  assignations,  argumens  et  fractions  d'argumens  ,  dont 
se  compose  le  tissu  fragile  du  grand  art  des  procès.  Ses 
éternelles  lenteurs  ,  ses  interminables  scrupules  attestent 
son  impartialité  ;  mais  le  pouvoir  montre-t-il  une  préfé- 
rence ?  l'intérêt  du  privilège  se  rattache-t-il  à  l'affaire  dont 
il  s'occupe?  aussitôt  tous  les  scrupules  sont  levés;  plus 
d'indécision ,  plus  de  doutes.  Comme  on  voit  l'aiguille  do 
la  boussole  vibrer,  vaciller  et  pivoter  avec  force  pour  se 
rapprocher  de  l'aimant  qui  l'attire  ,    le  chancelier   subit 


ET    LORD    ELDO]y.  'î^n 

l'influence  que  les  volontés  suprêmes  de  la  cour  exercèrent 
toujours  sur  son  ame,  sur  sa  pensée,  sur  ses  actions.  Il  se 
tourne  vers  son  pôle  ,  et  règle  sa  décision  sur  celle  que  lui 
dicte  le  pouvoir. 

Ainsi,  lesjiommes  que  la  nature  n'a  pas  doués  d'é- 
nergie, dont  la  raison  ne  s'appuie  pas  de  principes  arrêtés 
et  sévères,  peuvent,  avec  beaucoup  de  douceur  et  de  bonté 
dans  l'ame ,  s'acquitter  fort  mal  de  leurs  devoirs  politiques. 
Flexibles  instrumens  ,  ils  exécutent ,  les  veux  fermés ,  la 
volonté  de  leurs  maîtres.  Leur  indolence,  leur  égoïsme  , 
l'amour  de  leurs  aises  ,  peut-être  la  reconnaissance  et  l'a- 
mitié ,  les  portent  à  servir  ,  sans  scrupule  et  sans  réserve, 
les  passions  ou  les  caprices  du  prince.  On  s'étonne  de  voir 
ces  personnages,  si  aimables  dans  la  vie  privée,  se  cuirasser, 
pour  ainsi  dire,  contre  tous  les  remords  qui  devraient  exci- 
ter cbez  eux  le  patriotisme,  la  vertu,  l'amour  des  hommes, 
et  s'armer  d'une  impitoyable,  aveugle  etservile  opiniâtreté. 
Hélas  !  la  férocité  est  souvent  moins  cruelle  que  la  faiblesse  ; 
et  je  ne  connais  personne  d'aussi  dangereux  que  ces  gens , 
qui,  comme  Plutarque  le  leur  reproche,  ne  savent  pas 
dire  :  Non. 

D'autres  ont  des  remords  de  conscience  et  des  intentions 
de  patriotisme-,  on  a  vu  des  hommes  dévoués  aux  ministres 
se  dégoûter,  par  accès,  de  leur  constante  bassesse.  Le  chan- 
celier est  incapable  de  ces  retours  :  est-ce  défaut  de  prin- 
cipes ,  perversité ,  ou  folie  ?  non  5  c'est  pure  bonhomie  , 
manque  d'imagination ,  froideur  d'ame.  Sa  main  signe  la 
mort  de  dix  mille  Irlandais  proscrits  et  ne  tremble  pas  :  est- 
ce  cruauté?  non  ;  les  cris  de  leur  agonie  ne  viennent  pas 
jusqu'à  ses  oreilles-,  mais  il  dînera  ce  soir  à  la  table  d'un 
prince  du  sang.  Il  voue  à  l'esclavage  un  continent  tout 
entier,  sans  remords,  sans  y  penser  :  est-ce  barbarie  ?  non  5 
mais  comment  désobéir  à  son  bienfaiteur  et  manquer  de 
respect  pour  son  maître  ?  la  main  d'un  grand  seigneur  est 


^4^  I^E  LA  TIMIDITÉ  DES  SAVANS. 

si  douce  à  toucher  ^  le  sac  de  coton  qui  supporte  le  trône  des 
chanceliers  d'Angleterre  est  un  siège  si  commode  ! 

(  JVew  Monthly  Magazine.  ) 


DE  LA  TIMIDITE  DES  SAVANS. 


«  And  of  bis  port  as  meek  as  is  a  maid  (i).  » 

Les  savans  ont,  en  général  ,  une  vie  contemplative  et 
retirée,  et  cette  double  circonstance  contribue  à  produire 
Tefifet  en  question.  Une  vie  studieuse  suppose  aussi  que 
celui  qui  la  mène  s'est  choisi  des  modèles  d'un  caractère 
élevé  et  idéal  ,  ce  qui  communique  à  l'esprit  un  tour  am- 
bitieux ^  or  une  certaine  susceptibilité  de  senlimens  est  la 
suite  inévitable  de  Torgueil. 

Qu'une  existence  obscure  et  solitaire  donne  nécessaire- 
ment de  la  mauvaise  honte  et  de  la  gaucherie ,  cela  est  trop 
évident  pour  valoir  la  peine  d'être  dit.  Il  est  impossible 
d'être  agréablement  dans  le  monde  sans  en  connaître  les 
usages,  et  d'en  connaître  les  usages  sans  y  aller  souvent. 
On  ne  saurait  bien  faire ,  et  sans  un  certain  degré  d'hési- 
tation et  d'embarras  ,  ce  qu'on  ne  fait  que  dans  des  occa- 
sions particulières  et  à  de  longs  intervalles.  Il  est  aussi 
raisonnable  de  vouloir  qu'un  savant  ou  un  rustre  danse 
avec  grâce  et  un  air  d'aisance  sur  une  corde  tendue  ,  que 
de  les  introduire  dans  un  cercle  gai  et  brillant ,  dans  l'es- 
poir qu'ils  brilleront ,  en  racontant  avec  grâce  l'anecdote 
du  jour,   ou  dans  un  échange  de  réparlies  spirituelles  et 

(i)  «  Et  son  air  est  aussi  doux  que  celui  d'une  jeune  fille.  » 


DE  LA  TIMIDITÉ   DES  SA.VAJNS.  I^g 


légères,  u  Si  vous  n'avez  pas  vu  la  cour,  dit  Touchslone  , 
vos  manières  seront  mauvaises ,  et,  si  elles  sont  mauvaises, 
vous  êtes  un  homme  perdu.  » 

L'autre  cause  de  la  timidité  des  lettrés  étant  moins  évi- 
dente ,  mérite  d'être  davantage  approfondie.  Un  homme 
qui  se  condamne  à  des  études  longues  et  laborieuses,  pour 
arriver  à  une  conclusion  ,  perd  naturellement  la  promp- 
titude et  l'aisance  qui  caractérisent  la  brillante  frivolité 
d'un  causeur  de  salon.  Il  y  a  une  certaine  élasticité  de  mou- 
vement, une  chaleur  d'esprits  animaux,  qui  ne  se  trouvent 
guère  que  chez  ceux  qui  ne  se  sont  jamais  occupés  que 
du  moment ,  et  qui  n'ont  pas  été  plus  loin  que  les  sur- 
faces. Le  savant  qui  rencontre  de  tous  côtés  des  doutes  et 
des  incertitudes,  et  qui  même  s'occupe  de  préférence  des 
sujets  qui  sont  le  plus  obscurs,  devient  irrésolu,  scep- 
tique, distrait.  Toutes  les  opérations  de  son  esprit  sont 
lentes ,  circonspectes  ^  il  s'avance  de  biais  et  par  des  circuits , 
au  lieu  d'aller  hardiment  et  promptement  droit  au  but. 
Comme  les  difficultés  de  la  route  se  multiplient  à  mesure 
qu'il  s'y  enfonce  davantage,  son  allure  devient  toujours 
plus  lente  et  plus  timide.  Il  ne  rase  pas  légèrement  le  sol , 
mais  il  s'y  enfonce  profondément,  et,  comme  la  fourmi,  il 
s'y  avance  dans  l'ombre  par  des  degrés  imperceptibles ,  en 
rejetant,  par-dessus,  de  la  boue  et  des  débris  pour  marquer 
sa  trace.  Il  en  résulte  qu'il  est  ébloui  par  chaque  lumière 
soudaine  ,  déconcerté  par  toutes  les  questions  imprévues , 
pris  à  l'improviste  et  à  son  désavantage  dans  toutes  les  oc- 
casions critiques.  Il  lui  faut  du  tems  pour  se  recueillir, 
examiner  les  objections  et  faire  des  recherches  nouvelles. 
Cette  manière  est  bien  différente  de  la  marche  hardie,  dé- 
libérée, de  l'homme  d'affaires  et  de  l'homme  du  monde.  Le 
savant,  qui  se  trouve  fréquemment  dans  des  circonstances 
embarrassantes  pour  sa  timidité,  surtout  s'il  est  d'un  carac- 
tère réfléchi  et  candide ,  perd  bientôt  contenance  en  per- 


25o  DE   L.\  TIMIDITÉ  DES   SAVANS. 

dant  sa  confiance  en  lui-même ,  ou  du  moins  dans  l'idée 
que  les  autres  se  font  de  lui.  Ses  études  ne  l'ont  pas  rendu 
sage,  elles  lui  ont  appris  seulement  l'incertitude  de  la 
sagesse^  elles  lui  ont  donné  d'excellentes  raisons  pour  sus- 
pendre son  jugement,  quand  d'autres  jetteraient  avec  au- 
dace, dans  la  balance,  le  poids  de  leurs  intérêts  particu- 
liers ou  de  leur  présomption. 

Celui  qui  s'occupe  sincèrement  de  la  recherche  de  la  vé- 
rité ne  considère  rien  comme  convenu.  Il  lui  faut  des 
preuves  positives  et  un  examen  scrupuleux.  Il  ne  veut  ni 
en  imposer  aux  autres,  ni  s'en  imposer  à  lui-même  par 
des  apparences  sans  réalité.  Il  consacre  des  années  entières 
de  travaux  pénibles  et  d'un  enthousiasme  persévérant  à 
s'approprier  la  connaissance  d'un  art,  ou  à  approfondir 
une  science,  et  le  résultat  de  ses  efforts  est  fort  souvent 
incertain.  Il  croit,  d'après  cela,  que  les  autres  succès 
doivent  être  obtenus  de  la  même  manière;  on  ne  parvien- 
drait pas  à  faire  entrer  dans  sa  tête  qu'un  objet  de  quel- 
que prix  puisse  être  enlevé  par  un  coup  de  main.  Loin  de 
s'enorgueillir  d'avantages  qu'il  obtiendrait  par  des  voies 
faciles  et  vulgaires,  il  en  serait  honteux.  Il  ne  suppose  pas 
que  ceux  dont  il  ambitionne  le  suffrage  puissent  être  sur- 
pris par  de  grands  airs  et  des  prétentions  sans  fondement. 
Dans  sa  persuasion ,  tout  ce  qui  est  bon  n'est  obtenu  que 
par  de  longs  travaux  ;  et  il  imagine  que  l'importance  des 
moyens  doit  être  nécessairement  proportionnée  à  celle  du 
but.  Dans  ses  occupations  habituelles,  il  sait  qu'il  y  a 
toujours  des  difficultés  pour  fatiguer  la  patience ,  lasser 
les  nerfs  les  plus  vigoureux  et  ébranler  le  plus  ferme  cou- 
rage. S'il  existe  un  objet  plus  digne  qu'un  autre  d'exci- 
ter les  sollicitudes  du  sage,  de  faire  frémir  intérieurement 
son  cœur  au  seul  espoir  d'un  succès  lointain ,  il  ne  saurait 
croire  qu'il  suffise,  pour  enlever  ce  gros  lot  dans  la  grande 
loterie  de  la  vie ,  d'une  main  audacieuse  et  légère.  On  ne 


r)V.  LA   TIMIDITÛ   nKS  SAVAJNS.  '20  1 

parvient  pas  à  peindre  un  tableau,    en  posant  devant  une 
glace  pour  s'y  admirer,  ou  à  résoudre  un  problème  par  des 
airs  prëpondérans  et  hautains.  Le  savant  calcule  qu'il  en  est 
de  même  du  monde  -,  et  il  courtise  les  belles  comme  il  cour- 
tise les  muses  ':  dans  la  conversation ,  jamais  il  ne  hasarde 
un  mot  sans  être  convaincu  qu'il  a  quelque  chose  de  mieux 
à  dire  que  ceux  qui  sont  présens  ;  et,  quand  il  s'attribue  un 
avantage  quelconque,  il  fait  en  sorte  de  prouver,  à  lui  et 
aux  autres,  qu'il  le  possède  réellement.  Ce  n'est  que  bien 
tard,  et  quand  il  n'est  plus  tems ,  qu'il  parvient  à  com- 
prendre que   l'impudence   est  la  monnaie  courante  dans 
les  affaires  de  ce  mondes  que  la  fortune  ne  s'arrête  jamais 
pour  attendre   qu'on   profite   des   facilités    qu'elle  offre  , 
qu'il  faut  la  saisir  au  vol  ^   qu'en  général  l'on  sympathise 
davantage  avec  ceux  qui  se  rendent  eux-mêmes  justice  ,  et 
même  qui  font  prévaloir  de  vive  force  leurs  prétentions  , 
qu'avec  ceux  qui  doutent  perpétuellement  d'eux-mêmes,  et 
qui  vont  toujours  sollicitant  l'opinion  des  autres  pour  se 
rassurer  et  s'enhardir,  u  Les  fous  s'engagent  avec  confiance 
dans  des  routes  où  les  sages  craignent  de  s'avancer^  »  et  le 
mérite  modeste  apprend  à  ses  dépens  qu'une  main  hardie 
et  un  front  impudent  réussissent  là  où  la  timidité  est  mise 
de  côté  ou   succombe-,   qu'une  physionomie  épanouie  et 
enjouée  est  préférée  à  des  traits  chagrins  ou  mélancoliques, 
et  la  santé  ,  la  vivacité  des  esprits  animaux ,  à  une  consti- 
tution souffrante  et  nerveuse  -,  que ,  pour  réussir,  un  homme 
doit  avoir  des  signes  certains  et  incontestables  de  sa  con- 
fiance en  lui  et  dans  ses  chances  de  succès,  au  lieu  de  fatiguer 
tout  le  monde  de  ses  scrupules  et  des  craintes  qu'il  a  de  ne 
pas  atteindre  une  perfection  imaginaire.  Notre  pauvre  let- 
tré se  met  un  peu  à  l'écart,  mais  un  monde  impitoyable, 
qui  noblement  s'attaque  toujours  aux  faibles,  le  repousse 
encore  plus  loin.  Plus  ces  rebuffades  se  multiplient,  moins 


^52.  DE  LA    Tl.MIDITÉ  DES  SAVANS. 

il  est  en  état  d'y  résister  et  de  lutter  avec  ceux  qui  s'avancent 
dans  la  même  carrière  et  qui  tendent  au  même  but.  Il  aban- 
donne alors  un  combat  trop  inégal,  il  se  retire  du  théâtre  et 
reste  un  spectateur  passif,  mais  non  paisible,  de  ce  qui  se 
passe  sur  la  scène.  Dans  le  fait,  Faction  est  plutôt  le  produit 
d'une  résolution  ferme  et  prompte,  que  des  raisonnemens 
profonds  ou  subtils.  D'ailleurs  on  peut  supposer  que  ceux 
qui  montrent  de  l'assurance  dans  leurs  propres  moyens 
ne  trahiront  pas  les  intérêts  qu'on  leur  confiera,  par  fai- 
blesse ou  absence  d'énergie.  L'opinion  que  nous  nous  for- 
mons des  autres  est ,  en  général ,  déterminée  par  des 
observations  bâtives  et  superficielles-,  ce  qui  parle  à  l'imagi- 
nation ,  ce  qui  frappe  les  sens  est  donc  d'une  grande  im- 
portance. Dans  les  choses  populaires  et  mondaines ,  il  faut 
employer  des  moyens  mondains  et  populaires,  et  ne  point 
fonder  ses  chances  de  succès  sur  des  qualités  modestes  et 
cachées ,  que  les  grossiers  organes  du  vulgaire  ne  sauraient 
apercevoir. 

La  vie  est  un  combat,  et  c'est  surtout  dans  l'arène  des  sa- 
lons qu'il  s'engage.  Des  amours-propres  et  des  prétentions 
de  tout  genre  y  luttent  sans  cesse ,  tantôt  secrètement  et 
tantôt  à  découvert.  La  politesse  y  est  une  chose  rare  5  celle 
que  l'on  y  trouvé  ne  consiste  guère  que  dans  l'observation 
d'un  certain  nombre  de  formules  conventionnelles.  La  véri- 
table politesse,  au  contraire,  vient  du  cœur  j  c'est  la  bonté 
qui  en  est  la  source  et  le  principe.  C'est  par  bonté  qu'au 
milieu  des  entraînemens  d'une  conversation  animée,  nous 
nous  rendons  un  compte  rapide  des  positions  diverses  de 
nos  interlocuteurs,  et  que  nous  exerçons  sur  nos  paroles  une 
surveillance  assez  exacte,  pour  ne  jamais  en  offenser  ou  en 
peiner  aucun.  Les  personnes  dont  l'éducation  a  été  le 
plus  soignée,  ceux  même  qui  ont  vécu  dans  les  cours,  s'ils 
n'ont  pas  de  bonté  dans  l'ame,   seront  durs  et  grossiers 


DE  L.\   TIMIDITÉ   DES  SAVATS5.  ^53 

dans  beaucoup  d'occasions.  Les  conseils  suivans  ne  paraî- 
tront donc  pas  déplacés  à  ceux  qui  se  présentent  dans  ces 
champs  clos  de  notre  civilisation  moderne. 

In  peace ,  there's  nothing  so  becomes  a  man , 

As  modest  stlllness  and  huniility  : 

But  when  the  blast  of  war  blo"ws  in  our  ears  , 

Then  imitate  the  action  of  the  tyger; 

Stiffen  the  sinews ,  summon  up  the  blood  , 

Disguise  faîr  nature  with  hard— favour'd  rage  : 

Then  lend  the  eye  a  terrible  aspect; 

Let  it  pry  through  the  portage  of  the  head , 

Like  the  brass  cannon  ;  let  the  brow  o'erwhelm  it 

As  fearfully,  as  doth  a  galled  rock 

O'erchang  and  jutty  bis  confounded  base, 

Swill'd  with  the  wild  and  wasteful  océan  (i). 

Ces  avis,  tout  sages  qu'ils  sont,  ne  sont  pas  de  mise 
pour  Thomme  qui  est  accoutumé  à  placer  toutes  ses  espé- 
rances de  succès  dans  ses  méditations  philosophiques.  Les 
succès  faciles,  bruyans,  de  ceux  qui  ont  pris  bien  moins 
de  peine  que  lui,  le  découragent.  Il  perd  sa  propre  estime, 
et  il  n'a  plus  aucune  mesure  certaine  pour  apprécier  lui 
et  les  autres.  Il  suppose  que  chez  lui  tout  est  à  réformer; 
mais,  comme  il  a  un  goût  trop  délicat,  pour  admirer  ceux 
qui  réussissent,  au  lieu  d'adopter  un  costume  à  la  mode, 
d'apprendre  à  saluer,  de  faire  des  armes  pour  fortifier  ses 
nerfs,  et  donner  à  sa  tournure  quelque  chose  de  plus  dé- 
gagé et  de  plus  libre ,  il  aggrave  ses  défauts  et  ne  les  cor- 
rige point.  Il  veille  sur  le  choix  de  ses  paroles  avec  un 
soin   encore  plus  minutieux,  il  polit  davantage  son  lan- 

(i)  «Dans  la  paix,  rien  ne  convient  davantage  à  un  homme  qu'un  air 
modeste  et  tranquille  ;  mais  quand  la  voix  de  la  guerre  e'clate  à  notre  oreille, 
imite  l'action  du  tigre.  Pvoidls  tes  nerfs,  que  ton  sang  bouillonne  ;  cache  les 
doux  penchans  de  ta  nature  sous  une  rage  soutenue.  Que  ton  œil  prenne 
un  aspect  terrible  ;  qu'il  perce  à  travers  son  ouverture  ,  comme  un  canon 
d'airain  ,  et  qu'un  sourcil  menaçant  l'ombrage,  de  même  que  le  rocher  qui 
se  projette  en  avant  de  sa  base  rongc'e  parles  flots  d'une  mer  turbulente.» 


254  nE  LA  TIMIDITÉ  DES  SAVANS. 

gage,  il  adoucit  sa  voix  ,  il  raffine  de  plus  en  plus  ses  senli- 
mens  :  à  la  fin ,  satisfait  du  résultat  de  ses  efforts ,  il  espère 
que  les  hommes  le  jugeront  impartialement  ;  que  le  «pu- 
blic, tôt  ou  lard  lui  rendra  justice ,  que  la  fortune  lui  sou- 
rira et  que  la  beauté  ne  lui  sera  plus  contraire.  Oh  malorel 
il  est  juste  au  même  point,  ou  plutôt  il  est  pire  qu'aupara- 
vant. 

Une  autre  circonstance  contribue  aussi  à  embarrasser  le 
jugement  et  à  augmenter  les  difficultés  du  savant  qui  quitte 
sa  retraite  pour  entrer  dans  le  monde.  On  dirait  qu'il  y  est 
tombé  des  nues.  Il  ne  s'était  mis  en  contact  qu'avec  des 
personnages  historiques,  et  ne  s'était  occupé  que  de  pro- 
positions  abstraites  -,   il   n'avait  aucune   idée   exacte  des 
choses  et  des  hommes  de  notre  tems.  Il  ne  sait  comment 
réconcilier  ses  idées  absolues  avec  les  maximes  circon- 
spectes et  flexibles  du  monde.  La  foule  des  mortels  sublu- 
naires paraît  incompréhensible  à  ce  nouvel  arrivé  d'Uto- 
pîa.  Il  a  été  habitué    toute  sa  vie  à  considérer  quelques 
grands  noms,  comme  des  dieux,  comme  des  étoiles  fixes 
dans  le  firmament  de  la  gloire,  et  à  n'estimer  lui  et  les 
autres  que  par  le  culte  plus  ou  moins  dévoué  qu'ils  ren- 
daient à  ces  idoles.  Mais  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  au 
nombre  de  ces  dieux  privilégiés,  ou  qui  ne  font  pas  partie 
du  sacerdoce  qui  leur  est  consacré,  il  les  considérait  comme 
de  misérables  vers  rampans  sur  la  surface  de  la  terre,  et 
dépourvus  de  toute  valeur  intellectuelle.  Il  est,  par  con- 
séquent ,  fort  surpris  et  presque  choqué  quand  il  daigne  se 
mêler  à  ses  semblables ,  et  qu'il  reconnaît  que  ces  mortels 
vulgaires  sont  de  la  même  dimension  que  lui,  qu'ils  ont  des 
mots,  des  idées,  des  sentimens  comme  les  siens,  et  qu'ils 
ne  sont  pas  de  purs  chiffres ,   ainsi  qu'il  l'avait  supposé. 
Après  les  avoir  dépréciés,  il  commence  à  les  estimer  au- 
delà  de  leur  valeur.  Comme  il  ne  s'attendait  à  rien  de  sem- 
blable, il  en  est  plus  frappé.  Le  plus  petit  éclair  de  bon 


DE  L.V  TIMIDITÉ  DES  SAVAKS.  205 

sens  ou  de  gaîté  lui  semble  pétillant  d'esprit  ou  de  sagesse  ^ 
il  est  déconcerté  des  objections  qui  lui  viennent  d'un  côté 
si  inattendu  -,  il  suppose  que  ses  avantages  ne  sont  d'aucun 
prix  ,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  les  seuls ,  et  il  se  relire  d'une 
lutte  pour  laque'lle  il  n'a  pas  d'armes  et  qui  le  dégrade  à  ses 
yeux.  Le  chevalier  de  la  Manche  ,  battu  par  des  muletiers, 
se  console  en  disant  qu'il  a  eu  tort  de  combattre  avec  des 
plébéiens.  L'orgueil  de  la  science  vient  aussi  au  secours  de 
la  gaucherie  du  novice  sans  expérience,  et  il  tâche  de  ne 
plus  voir  dans  sa  défaite  que  la  honte  d'un  engagement  avec 
des  inférieurs.  Plus  l'importance  que  l'on  aura  attachée 
aux  lettres  sera  exclusive  ,  plus  les  mécomptes  de  ce  genre 
seront  multipliés,  et  plus  on  en  éprouvera  de  surprise. 

Ceux  qui  ont  fait  de  grands  efforts  pour  parvenir  à  un 
but,  sont  rarement  les  trompettes  de  leur  propre  renom- 
mée :  et  je  crois  qu'on  peut  considérer  comme  une  règle 
à  peu  près  générale  que  nous  recevons  précisément  autant 
d'hommages  des  autres ,  que  nous  en  obtenons  par  nos 
propres  déclarations,  par  nos  formes  et  les  airs  que  nous 
prenons  -,  mais  celui  qui  a  exécuté  de  grandes  choses  ne  les 
trouve  pas  ,  par  suite  de  l'habitude,  aussi  extraordinaires 
que  les  autres.  Il  est  rare  qu'il  soit  fier  de  son  succès,  car 
il  est  moins  préoccupé  de  ce  qu'il  a  fait  que  de  ce  qu'il  au- 
rait pu  faire.  Des  efforts  inquiets,  pénibles,  persévérans , 
pour  arriver  à  un  grand  but,  ne  produisent  que  bien  ra- 
rement des  sentimens  de  suffisance  et  d'admiration  pour 
nous-mêmes.  Il  reste  bien  peu  de  tems  à  ceux  dont  toutes 
les  facultés  sont  sans  cesse  en  mouvement,  pour  se  glori- 
fier des  résultats  qu'ils  obtiennent.  Les  travaux  intellec- 
tuels, comme  les  travaux  plus  humbles  du  corps  ,  épuisent 
et  diminuent  la  vivacité  des  esprits.  D'ailleurs,  l'impres- 
sion de  satisfaction  que  produit  le  succès  d'une  entre- 
prise difficile  doit  être  bien  légère,  à  côté  des  efforts  et 
des  sollicitudes  qui  ont  précédé  ce  succès.  Il  n'y  a  que  ceux 


9.56  DE  L\  TIMIDITÉ  DES  SAVANS. 

qui  li'onl  rien  fait,  qui  s'imai^ineiU  qu'ils  peuvent  tout 
faire,  et  qui  ont  les  dispositions  et  le  tems  nécessaires  pour 
s'admirer.  Les  sots ,  dont  toutes  les  opinions  sont  d'em- 
prunt ,  ne  résistent  guère  à  la  satisfaction  qu'un  fat  éprouve 
de  lui-même  ;  et  l'on  pourrait  dire  que  la  sottise  est  le  mi- 
roir naturel  de  la  vanité.  On  a  observé  avec  raison  que  les 
véritables  héros  en  avaient  rarement  l'air,  du  moins  aux 
yeux  de  la  multitude  -,  et  les  philosophes  n'affectent  point 
les  dehors  de  la  sagesse.  Ou  les  grandes  choses  ont  été  ob- 
tenues par  beaucoup  de  peines  et  de  travaux,  qui  impri- 
ment au  caractère  une  teinte  austère  qui  laisse  peu  de 
prise  à  la  vanité  ^  ou  bien  elles  sont  le  produit  d'un  génie 
heureux  et  facile ,  et  alors  elles  ont  coûté  trop  peu  de  peine 
à  celui  qui  les  a  faites,  pour  exciter  beaucoup  son  amour- 
propre,  et,  au  lieu  de  s'admirer,  il  s'étonne  de  la  surprise 
des  autres.  P^ix  ea  nostra  voco  :  telle  est  la  devise  des  ta- 
lens  spontanés. 

L'homme  qui  a  passé  toute  sa  vie  et  employé  toutes  ses 
facultés  pour  se  mettre  en  mesure  de  répondre  à  cette 
question  :  Quelle  est  la  vérité  ?  méprise  le  mensonge  et  tout 
ce  qui  s'en  approche.  Cette  vérité  ,  objet  de  toutes  ses  re- 
cherches, devient  pour  lui  une  espèce  de  culte.  La  grossiè- 
reté de  l'erreur  choque  la  délicatesse  de  ses  perceptions, 
comme  un  artiste  qu'on  obligerait  de  barbouiller  une  en- 
seigne ou  de  faire  une  caricature.  Son  esprit  ne  peut  s'ac- 
coutumer à  l'idée  de  tirer  quelque  avantage  d'une  source 
aussi  impure  et  aussi  honteuse.  Si  vous  me  dites  que  tel 
individuestun  profond  métaphysicien  ,  et  que  vous  ajoutiez 
qu'il  est  dans  l'usage  de  se  faire  valoir  par  de  grossières 
vanteries,  je  n'en  croirai  rien.  Après  avoir  cherché  à  con- 
naître la  nature  et  la  vérité  par  des  investigations  patientes 
et  des  distinctions  subtiles  ,  qu'il  réussisse  ou  qu'il  suc- 
combe ,  il  ne  saurait  envier  une  réputation  bâtarde  ,  ob- 
tenue par  surprise  et  par  de  vaines  rodomontades.  Des  in- 


DE  LA  TIMIDITÉ  DES  SAVANS.  l5j 

téréts  positifs  et  personnels  absorbent  la  plus  grande  partie 
de  l'attention  de  l'ignorant  ou  de  riiomme  du  monde,  qui 
ne  considère  pas  ce  que  sont  les  choses  en  elles-mêmes , 
mais  ce  qu'elles  sont  par  rapport  à  lui  ^  le  philosophe  ,  au 
contraire,  trouve  ses  jouissances  dans  la  contemplation  de 
vérités  absolues  et  générales.  La  philosophie  apprend  à  se 
connaître  soi-même,  et  cette  connaissance  prévient  les  exa- 
gérations de  notre  amour-propre.  On  a  remarqué  qu'en  gé- 
néral les  mathématiciens  étaient  d'une  probité  exacte ,  et  on 
m'a  assuré  que  les  charpentiers,  qui  font  tout  avec  la  règle 
ell'équerre,  étaient  d'honnêtes  gens.  Shakspeare,  si  grand 
observateur  de  la  nature  et  des  hommes,  dans  la  comédie 
intitulée  Un  songe  dune  nuit  d'été ,  a  fait  de  Snug,  le  me- 
nuisier, le  personnage  moral  de  la  pièce.  On  me  deman- 
dera peut-être  si  les  poètes ,  et  en  général  les  auteurs  des  ou- 
vrages d'imagination,  sont  aussi  désintéressés  et  se  rendent 
une  justice  aussi  exacte.^  J'avouerai  qu'il  serait  difficile  de 
les  disculper  entièrement  du  reproche  de  vanité  ^  cependant 
la  plupart  sont  trop  absorbés  par  leurs  créations  idéales^ 
qui  ont  aussi  leur  genre  de  vérité ,  pour  tâcher  d'en  im- 
poser aux  autres  sur  des  points  de  fait.  Les  préoccupations 
habituelles  du  poète  sont  des  rêves  -,  le  menteur  ne  pense 
qu'à  lui,  et  cherche  à  surprendre  ses  auditeurs  par  un 
mélange  d'impudence  et  d'hypocrisie.  Mais,  dit-on,  les 
prêtres  sont  des  hommes  éclairés  ;  et  cependant,  dans  pres- 
que tous  les  pays,  ils  sont  cités  pour  leur  esprit  de  ruse  et 
leurs  vues  intéressées.  Ceci  est  une  exception  à  laquelle  on 
doit  s'attendre.  Je  n'entends  parler  que  de  la  tendance  na- 
turelle des  choses,  et  non  pas  des  mauvais  biais  qui  leur 
sont  donnés  par  leur  combinaison  forcée  avec  d'autres 
principes. 

Le  plus  fâcheux  effet  de  cette  timidité,  de  cette  dépres- 
sion des  esprits  ,  c'est  quand  un  homme ,  par  suite  de  la 
défiance  qu'il  a  dans  ses  moyens ,   recherche  la  mauvaise 


258  r>E  LA  TIMIDITÉ  DES  SAVANS. 

compagnie ,  ou,  ce  qui  est  pire  encore,  forme  une  alliance 
au-dessous  de  lui.  Sous  ce  rapport  personne  ne  fut  plus 
digne  de  pitié  que  Gray  (i) ,  dont  la  timidité  extrême  ne  lui 
permettait  pas  de  fréquenter  familièrement  la  société  même 
des  professeurs  qui  appartenaient  au  collège  dont  il  était 
membre.  Comme  le  hibou,  il  semblait  fuir  la  lumière  du 
jour,  et,  comme  lui,  il  était  poursuivi  partout  où  il  pa- 
raissait. Souvent  même  on  allait  l'assaillir  jusque  dans  les 
retraites  les  plus  secrètes  «  où  il  tenait  sa  cour  solitaire.  » 
Il  était  pourchassé  de  collège  en  collège  ,  et  en  butte  à  une 
persécution  insupportable  pour  un  homme  d'un  caractère 
si  retiré  et  si  indolent.  Cette  persécution  le  détermina  à  se 
replier  encore  davantage  sur  lui-même ,  à  relire  ses  au- 
teurs favoris ,  à  correspondre  avec  ses  amis  éloignés.  La 
seule  idée  de  voir  son  portrait  placé  en  tête  de  ses  ouvrages 
le  mit  hors  de  lui-même  •  et  il  mourut  de  l'agitation  ner- 
veuse que  lui  causa  la  publicité  que  son  savoir,  son  goût  et 
son  génie  avaient  donnée  à  son  nom.  Cette  vie  de  reclus  était, 
à  tout  prendre ,  très-préférable  encore  à  celle  de  Porson , 
qui ,  parce  qu'il  ne  voulait  pas  se  soumettre  à  la  contrainte 
que  la  société  impose,  et  qu'il  n'avait  point  les  avantages 
extérieurs  nécessaires  pour  y  réussir,  se  permettait  les 
divertissemens  les  plus  ignobles ,  passait  ses  jours  et  ses 
nuits  dans  les  cabarets,  ne  s'inquiétait  pas  avec  qui  et  où 
il  se  trouvait ,  pourvu  qu'il  pût  parler  à  quelqu'un  et  qu'il 
eût  quelque  chose  à  boire ,  et  qui ,  pour  nous  servir  de  son 
expression  ,  passait  sans  cesse  de  l'humble  porter  a.u  tolcay 
impérial.  Ce  malheureux  finit  par  périr  victime  d'un  genre 
de  vie  qui ,  dans  le  principe  ,  n'avait  été  déterminé  que 
par  un  sentiment  de  mauvaise  honte.  A  la  fin  il  n'y  avait 
plus  que  le  travail  qui  pût  le  détourner  de  ses  ignobles 
jouissances^  mais  quand  quelque  chose  réclamait  tout  son 

(i)  Auteur  (lu  Cimetière  de  village  cl  de  plusieurs  autres  poe'sles ,  presque 
toutes  d'un  caractère  rêveur  et  mélancolique. 


DE   LA  TIMIDITÉ   DES  SAVANS.  269 

tems  et  toute  son  attention,  il  se  renfermait  chez  lui  ou  à 
l'université  pour  collationner  de  vieux  manuscrits  ou  pu- 
blier une  tragédie  grecque.  Tant  que  cela  durait  il  ne  pre- 
nait pas  une  seule  goutte  de  vin  et  ne  voyait  aucun  compa- 
gnon de  débauche.  La  dernière  fois  que  je  le  rencontrai, 
c'était  à  l'Institution  de  Londres,  et  je  me  rappellerai long- 
tems  le  contraste  que  faisait  son  élocution  suave  et  polie 
avec  sa  mauvaise  redingote  noire  toute  couverte  de  toiles 
d'araignées.  Il  est  vraiment  déplorable  que  des  hommes 
semblables  tombent  dans  une  pareille  dégradation ,  par  suite 
de  leur  gaucherie  et  de  leur  absence  de  formes  sociales. 
Mais ,  dira-t-on ,  Shéridan  fit  une  fin  aussi  triste  et  mena 
le  même  genre  de  vie ,  quoique  dans  un  cercle  plus  bril- 
lant. Oui,  sans  doute  ^  et  quoique  Shéridan,  avec  son  nez 
de  pourpre  (Çt  la  vivacité  de  son  regard ,  ne  put  pas  être 
taxé  de  mauvaise  honte ,  ses  fautes  sont  venues  d'un  prin- 
cipe qui  y  ressemble  beaucoup,  c'est-à-dire  du  manque  de 
cette  noble  indépendance  et  de  cette  confiance  dans  ses 
propres  ressources  ,  qui  devraient  toujours  distinguer  le 
génie  ,  et  de  l'ambition  dangereuse  de  se  faire  des  appuis 
et  des  prôneurs  dans  les  personnes  de  haut  rang.  L'affec- 
tation de  la  société  des  lords  n'annonce  pas  un  caractère 
plus  élevé  que  Tamour  de  celle  des  cordonniers  ou  des 
garçons  de  cabaret^  car  c'est  pour  nous  faire  admirer  de  la 
multitude  que  nous  désirons  être  vus  dans  la  société  de  nos 
supérieurs.  Le  ton  du  patronage  littéraire  s'est  sans  doute 
fort  amélioré  depuis  une  centaine  d'années.  On  ne  verrait 
plus  maintenant  un  auteur  dramatique  prier  une  grande 
dame  d'accepter  une  loge  à  la  première  représentation  de 
sa  pièce,  pour  intimider  le  parterre  et  l'empêcher  de  sif- 
fler, et  c'est  avec  un  mélange  d'incrédulité  et  de  honte  que 
nous  voyons,  dans  un  roman  de  Fielding,  le  curé  Adam 
boire  son  aie  dans  la  cuisine  de  IVL  Booby.  Aujourd'hui  la 
littérature  a  pris  à  peu  près  son  niveau.  Elle  n'est  plus  ex- 


l6o  DE  LA  TIMIDITÉ  DES  SAVANS. 

posée  aux  dédains  des  grands  ou  aux  outrages  de  la  canaille. 
Toutefois  il  ne  faut  pas  espérer  que  la  science  reprenne 
jamais  le  rôle  qu'elle  jouait  sur  la  scène  du  monde,  quand 
elle  était  associée  au  sacerdoce ,  qui  alors  dictait  ses  lois 
aux  maîtres  de  la  terre  par  l'autorité  de  la  persuasion  ^  doux 
et  superbe  empire,  qu'il  a  follement  troqué  pour  exercer 
une  influence  précaire  sur  les  esprits  par  la  superstition  et 
la  crainte. 

Je  me  rappelle  d'avoir  entendu  une  dame  de  beaucoup 
de  sens  et  de  pénétration  considérer,  comme  une  consé- 
quence naturelle  de  la  timidité  des  savans  ,  les  bommages 
qu'ils  adressent  à  des  chambrières ,  parce  que  la  gaucherie 
de  leurs  formes  ,  et  l'ignorance  où  ils  sont  des  usages  ordi- 
naires de  la  société  ,  les  font  désespérer  de  réussir  près  des 
femmes  qui  occupent  un  certain  rang  dans  le  rtionde.  N'o- 
sant pas  aspirer  aux  succès  qu'il  ambitionnerait  le  plus ,  et 
cependant  poursuivi  du  besoin  de  réaliser  les  rêveries 
d'une  imagination  tendre  et  romanesque,  le  lettré  va  offrir 
ses  sentimens  délicats  à  quelque  Dulcinée  du  Toboso,  sen- 
limens  qui  auraient  fait  le  bonheur  et  la  gloire  de  femmes 
d'une  tout  autre  espèce ,  s'ils  leur  eussent  été  exprimés.  C'est 
ce  qui  explique  des  unions  si  étranges  entre  de  beaux  gé- 
nies et  des  femmes  ignobles  ou  stupides.  C'est  ainsi  que 
Rousseau  s'est  attaché  à  Thérèse,  et  que  Pétrarque  se  con- 
solait, dans  de  vulgaires  amours ,  des  froideurs  de  Laure. 
Peut-être  y  a-t-il  dans  la  conduite  du  lettré  autant  d'orgueil 
que  de  modestie.  Non-seulement  il  craint  de  ne  pas  trouver 
de  retour  là  où  il  lui  serait  le  plus  agréable  d'en  rencon- 
trer-, mais  il  redoute  aussi,  pour  son  amour-propre,  l'hu- 
miliation d'un  refus,  et  le  reproche  de  tendre  à  un  but 
trop  au-dessus  de  lui.  D'ailleurs,  vivant  comme  il  le  fait, 
dans  un  monde  idéal,  il  dépend  de  lui  de  parer  sa  divi- 
nité ,  quelle  qu'elle  soit ,  de  tous  les  charmes  qu'il  a  rêvés. 
Son   imagination    s'échauffe    sur  une  Fanchctle  ou  une 


I 


DE  LA  TIMIDITÉ  DES  SAVANS.  261 

Marton ,  comme  celle  d'un  artiste  sur  la  cire  ou  le  limon 
qu'il  pétrit  dans  ses  mains.  Plus  le  contraste  est  grand 
entre  les  qualités  qu'il  lui  attribue  si  généreusement,  et  la 
position  où  le  sort  l'a  placée,  plus  il  est  satisfait  d'elle  et  de 
lui.  Il  l'aime  davantage,  parce  que  ,  dans  son  opinion,  elle 
doit  tout  à  elle-même  ,  et  il  est  fief  d'avoir  reconnu  ce 
mérite  caché. 

Le  meilleur  moyen  de  guérir  la  fausse  modestie,  ainsi 
que  le  malaise  et  les  extravagances  dont  elle  est  l'occasion, 
serait,  pour  Thomme  d'habitudes  studieuses  et  retirées,  de 
considérer  qu'il  appartient  à  une  sphère  d'action  toute  spé- 
ciale, très-différente  des  scènes  ordinaires  de  la  vie,  et  en 
conséquence  de  plaider  l'excuse  d'ignorance  ,  et  de  récla- 
mer les  privilèges  accordés  aux  étrangers  et  à  ceux  qui  ne 
parlent  pas  la  même  langue.  Si  quelqu'un  voyage  dans  une 
diligence  étrangère  ,  il  n'aura  pas  la  prétention  d'y  briller  ; 
il  sentira  que  ce  n'est  pas  à  lui  de  soutenir  la  conversa- 
tion, et  il  ne  perdra  pas  contenance  pour  cela.  Ce  qu'il  a 
de  mieux  à  faire  ,  c'est  de  se  conformer  à  sa  nouvelle  situa- 
tion, et  de  conserver  des  manières  simples  et  faciles.  Cha- 
que chose  a  ses  limites  particulières  ,  et  un  petit  centre  qui 
lui  est  propre,  autour  duquel  elle  gravite.  La  véritable 
sagesse,  dans  cette  vie  ,  c'est  de  ne  pas  dévier  de  la  route 
où  nous  nous  trouvons,  quelque  humble  qu'elle  soit,  et  de 
nous  contenter  d'y  réussir.  Malheureusement  ce  n'est  pas 
ainsi  que  la  plupart  des  hommes  se  conduisent  :  nous  som- 
mes honteux,  parce  que  nous  ne  réussissons  pas  dans  des 
choses  qui  nous  sont  étrangères,  et,  en  nous  efforçant  de 
réparer  nos  bévues,  presque  toujours  nous  en  commettons 
de  plus  grandes. 

(  New  Montlilj  Magazine.  ) 


XVI.  18 


ÉTAT  ACTUEL 


DE 


L'ADMINISTRATION   TURQUE. 


On  a  beaucoup  parlé  des  désordres  qui  se  sont  introduits 
dans  les  diverses  branches  de  Tadministration  turque,  et 
qui  doivent,  avant  peu,  amener  la  destruction  définitive 
de  l'empire-,    spectacle  imposant  que  le  sort  réserve  à  la 
première  partie  du  dix-neuvième  siècle.  INIais  comme  ceux 
qui  ont  écrit  sur  ce  gouvernement  impuissant  et  barbare  se 
sont  tenus  dans  des  généralités  plus  ou  moins  vagues,  il 
reste  encore  beaucoup  de  choses  à  diie  après  eux.  Nous 
allons  lâcher  de  suppléer  à  leurs  omissions  ,  à  Taidedulong 
séjour  que  nous  avons  fait  à  Constanlinople,  où  nous  sommes 
né.  Nous  commencerons  naturellement  notre  examen,  au- 
quel les  circonstances  présentes  doivent  donner  quelque  in- 
térêt ,  par  l'état  de  la  famille  impériale. 

Les  fils  du  sullan ,   même   rhérilier  présomptif  de  la 
couronne,  sont  renfermés,   chacun  séparément,  dans  un 
appartement  isolé,  ou  plutôt  dans  une  prison,  appelée  en 
turc  kafessa,  ou  cage  de  fer,  située  dans  l'intérieur  du 
sérail.  Entourés  par  des  murs  très-élevés,  ces  appartemens 
ne  sont  habités  que  par  ces  infortunés,  quatre  ou  cinq  eu- 
nuques et  cinq  ou  six  femmes  esclaves ,  assez  vieilles  pour 
ne  pouvoir  plus  devenir  mères.  Le  sultan  régnant,  qui, 
dans  chacun  de  ses  héritiers  ,  voit  toujours  un  rival,  sur- 
veille constamment  la  conduite  de  ces  malheureux.  Il  ne 
permet  à  personne  de  les  approcher,  et  défend  ,  sous  peine 
de  mort,  de  correspondre  avec  eux.  Il  les  laisse  végéter 
dans  une  complète  ignorance  de  ce  qui  se  passe  dans  l'em- 
pire,  et  les  seuls  précepteurs  qu'il  leur  donne  sont  des 


ÉTAT  ACTUEL    DE    l'adMIMSTRATIOIS   TURQUE.  163 

vieillards  décrépits  dont  il  est  sûr  ,  et  qui  enseignent  à  ces 
princes  les  élémens  des  langues  arabe  et  persane  ,  l'écri- 
ture, etc.  (i).  Quelques-uns  des  eunuques  attachés  au  ser- 
vice des  jeunes  princes ,  et  qui  remplissent  à  la  fois  les  fonc- 
tions de  pages  et  de  précepteurs ,  leur  apprennent  quelque 
métier  mécanique.  Lorsque  le  sultan  régnant  a  de  jeunes 
frères,  il  se  conduit  avec  eux  comme  il  le  fait  avec  ses  mal- 
heureux fils,  qui,  même  dans  leur  adolescence,  sont  tota- 
lement dépourvus  d'éducation.  La  plupart  des  sultans  sont 
déjà  vieux  quand  ils  parviennent  au  trône.  Si  la  révolte 
des  janissaires  n'eût  pas  précipité  Sélim  du  trône  ^  si  son 
neveu  et  successeur  Mustapha  IV,  frère  du  sultan  actuel , 

(i)  Ce  fut  Soliman  qui  établit  l'usage  de  renfermer  les  he'ritiers  prc'somp- 
tifs  (le  la  couronne,  jusqu'au  moment  où  ils  saisissaient  le  sceptre.  Depuis 
celte  époque  ,  presque  tous  les  sultans  qui  parvinrent  au  trône  étaient  de  la 
plus  grossière  ignorance  en  quittant  leur  prison.  La  brièveté  toute  lacédé- 
uionicnne  de  leurs  ordres  autographes  a  trahi  plus  d'une  Fols  leur  manque 
d'instruction.  Ces  ordres  consistaierit  en  ces  simples  mots  ;  «  Que  chacun 
fasse  ce  qui  lui  est  prescrit  |  ar  cet  ordre!  »  ^ous  avons  vu  plusieurs  lettres 
écrites  par  Mustapha  IV  à  ses  favoris,  et  dans  lesquelles  les  fautes  d'ortho- 
graphe sont  si  no'.r.breuses  et  l'écriture  si  mauvaise  qu'il  est  à  peu  près  impos- 
sible de  déchiffrer  ces  missives  impériales.  ]Mahmcud,  que  son  oncle  Sélim  a 
beaucoup  aimé  ,  a  reçu  une  éducation  un  peu  plus  soignée  ,  c'est-à-dire  qu'il 
a  étudié  l'arabe  et  le  persan  avec  assez  de  succès^  Il  en  a  profité  pour  lire  et 
relire  le  Koran  ,  ce  qui  n'a  pas  peu  contribué  à  le  rendre  fanatique  et  su- 
perstitieux. Aussi  fait-il  en  parlant  un  fréquent  usage  de  sentences  tirées  du 
livre  du  prophète;  ses  ordres  autographes  même  sont  pleins  de  vers  du 
Koran.  Il  fait  grand  cas  des  belles  écritures.  Lors  de  son  élévation  au  trône  , 
il  ordonna  que  tous  les  scribes  de  Conslantinople  lui  envoyassent  un  échan- 
tillon de  leurs  talens.  Un  de  ses  ministres  ne  crut  pas  indione  de  son  ranor 
de  présenter  de  son  écriture  :  Mahmoud,  après  l'avoir  examinée,  déclara 
qu'elle  était  supérieure  à  celle  de  tous  les  autres  scribes.  L'adroit  ministre, 
pour  remercier  son  maître,  et  en  même  tems  pour  montrer  sa  modestie,  en- 
voya au  sultan  une  autre  pièce  d'écriture  qui  ne  contenait  que  cette  sen- 
tence, si  souvent  citée,  d'un  poète  persan  : 

«  Tout  défaut  approuvé  par  le  slxali  devient  une  qualité.  » 

Cette  flatterie  plut  tant  à  Mahmoud  qu'il  nomma  l'écrivain  reis-effendi , 
ou  ministre  des  relations  extérieures. 


264  ÉTA^T    ACTUEL 

n'eût  pas  éprouvé  le  même  sort,  Malmioad  ne  serait  arrivé 
à  Tempire  que  dans  sa  décrépitude.  Lorsque  ces  héritiers 
de  Tempire,  après  avoir  passé  la  plus  grande  partie  de  leur 
vie  dans  les  langueurs  de  l'oisiveté  et  dans  les  privations  de 
toute  espèce  d'amusement,  sortent  tout-à-coup  de  leur  pri- 
son et  parviennent  au  trône,  les  flatteries  de  l'essaim  de 
lâches  courtisans  qui  les  entoure ,  la  certitude  que  désor- 
mais tout  leur  est  permis,  la  vue  déjeunes  et  superbes 
esclaves  ,  tout  contribue  bientôt  à  les  enivrer,  et,  pour 
satisfaire  à  leur  aise  leurs  passions  brutales  ,  ils  se  livrent 
aveuglément  à  la  merci  de  leurs  eunuques  favoris,  sur 
lesquels,  plus  encore  que  sur  leurs  ministres,  ils  se  reposent 
du  soin  d'administrer  leurs  vastes  possessions. 

A  l'élévation  au  trône  d'un  nouveau  sultan,  l'eunuque 
qui  le  servait  dans  la  kafessa ,  en  qualité  de  premier  page, 
devient  son  kitzlar-agassi.  Ce  titre  signifie  littéralement 
surintendant  des  filles  j  cet  eunuque  prend  en  outre  le 
litre  de  maître  du  palais  de  la  félicité.  Aussi  ignorant  dans 
l'art  de  gouverner  que  son  glorieux  maître  ,  ce  chef  des 
eunuques  noirs  jouit  d'un  pouvoir  illimité  ,  non-seulement 
dans  le  sérail,  mais  encore  dans  tout  l'empire.  Sa  per- 
sonne, que  son  ignominieuse  mutilation  rend  encore  plus 
dégoûtante ,  est  désormais  considérée  comme  sacrée,  et  son 
rang  est  égal  à  celui  du  grand-vizir,  non-seulement  comme 
chef  suprême  du  harem  impéiial ,  mais  aussi  comme  ins- 
pecteur des  revenus  de  la  Kiahé.  Son  influence  est  si 
grande  qu'il  nomme  souvent  et  renverse  selon  son  caprice 
les  grands-vizirs,  les  capitans-pachas  ,  les  ministres,  les 
gouverneurs  de  province  ,  etc. 

Le  silih-dar,  ou  porte-glaive  du  sultan  (i),  en  sa  qua- 

(1)  Le  silih-dar  est  si  puissant  et  si  respecté  dans  le  se'rail  ,  que  quand  II 
quitte  son  appartement  pour  se  rendre,  à  travers  les  immenses  salons  du 
palais  impe'rial,  dans  le  mabeïm  ,  ou  appartement  du  sultan  (situe  entre 
le  harem  et  le  selaralick  )  ,  il  est  toujours  préce'de'  par  des  officiers  appelé» 


DE  l'admiisistuation  tluque.  265 

lilé  de  chef  de  tous  les  dignitaires  du  sérail,  les  eunuques 
exceptés ,  a  aussi  une  grande  influence  dans  les  affaires  de 
l'empire.  Lorsque  l'individu  qui  occupe  ce  poste  élevé  est 
adroit  et  intrigant,  il  peut,  de  son  propre  appartement, 
déposer  et  même  faire  décapiter  les  grands-vizirs  et  les 
pachas,  et  leur  suhstituer  des  créatures  de  son  choix. 
Même  les  dignitaires  inférieurs,  tels  que  le  premier  page 
dont  la  fonction  est  de  mettre  et  d'oter  les  bottes  du  sul- 
tan, le  kahvedzibassj  ^  ou  celui  qui  présente  la  tasse  de 
café ,  le  premier  barbier,  parviennent  souvent  à  gouverner 
l'état.  Ce  dernier  surtout,  qui,  en  Turquie  comme  ail- 
leurs, jouit  du  privilège  d'amuser  ses  pratiques  par  son 
babil,  devient  très-souvent  le  favori  du  sultan,  et,  par 
suite,  le  dispensateur  des  dignités  de  l'empire.  La  sultane 
\alidé,  ou  sultane  mère,  réussit  aussi,  quand  elle  a  quelque 
influence  sur  son  fils,  à  jouer  un  grand  rôle  dans  le  gou- 
vernement. 

Passons  maintenant  aux  ministres  du  grand-seigneur. 

Tout  pacha  à  trois  queues ,  ayant  le  gouvernement  d'une 
province  entière,  porte  le  titre  de  vizir  -,  mais  le  gouver- 
neur de  la  capitale  prend  celui  de  vizir-supréme ,  ou  uiziri 
aazam  (i).  C'est  à  lui  que  le  grand-amiral  et  les  pachas  des 
provinces  adressent  leurs  rapports  officiels.  Après  les  avoir 

tzakw-challagau,(\\i\i^or\.tnX  des  bâtons  semblables  à  un  caduce'e.  Tous  ceux 
qui  se  trouvent  alors  sur  le  passage  du  siiih-dar  doivent  se  hâter  de  reculer 
et  même  de  s'enfuir  ,  sous  peine  d'être  assommés  par  les  gardes-du-corps  du 
porte-glaive. 

(i;  11  porte  encore  d'autres  titres  :  il  est  appelé  veliki-mnatlak ,  ou  lieu- 
tenant absolu  du  sultan  ;  sahib-devlet ^  ou  possesseur  du  gouvernement; 
sahih-muhove ,  ou  gardien  du  sceau  impérial ,  etc.  Ce  sceau  est  en  or  et  peu 
volumineux;  le  chiffre  du  sultan  ,  appelé  tourna  ^  y  est  gravé.  Le  grand- 
vizir  le  porte  toujours  sur  sa  poitrine  ,  sans  cependant  en  faire  jamais  usage. 
Lorsque  le  sultan  veut  déposer  un  grand-vizir ,  il  lui  envole  un  des  grands 
dignitaires  de  l'empire  qui ,  sans  autre  forme  de  procès.,  arrache  de  la  poi- 
irine  du  grand-vizir  le  sceau,  marque  de  son  ancienne  dignité. 


266  ÉTAT    ACTLEL 

lus  ,  il  écrit ,  en  encre  rouge  ,  à  la  marge  de  chacun  de  ces 
rapports ,  un  abrégé  de  leur  contenu  ,  auquel  il  ajoute  son 
opinion,  et  envoie  ensuite  le  tout  au  sultan.  Toutes  les  af- 
faires de  l'empire,  étrangères  et  domestiques,  passent  sous 
ses  yeux.  En  tems  de  guerre,  c'est  ce  vizir  qui  commande 
la  grande  armée  ^  tous  les  autres  pachas,  avec  leurs  corps 
d'armée  respectifs,  sont  sous  ses  ordres  immédiats.  Comme 
il  est  le  juge  suprême  en  matières  civiles  et  criminelles,  sa 
cour  de  justice  est  sans  appel.  Ses  sentences  ne  peuvent 
être  annulées  par  son  successeur.  Il  est  aussi  chef  suprême 
de  la  police  de  la  capitale,  et,  presque  tous  les  vendredis  , 
quand  il  quitte  la  mosquée,  il  se  déguise,  et,  accompagné 
de  quelques-uns  de  ses  officiers,  suivi  d'un  certain  nombre 
de  bourreaux ,  il  parcourt  et  inspecte  ,  incognito ,  les  rues 
de  Conslantinople.  Malheur  alors  à  l'individu  qui,  par  une 
démarche  imprudente  ou  par  un  vêtement  qui  contrevien- 
drait, à  quelques  égards,  aux  lois  somptuaires  en  vigueur, 
ou  par  toute  autre  cause  ,  déplaît  au  vizir  :  à  un  signe  de 
celui-ci,  qui  continue  sa  route  sans  s'arrêter,  la  tête  du 
malheureux  tombe  aussitôt  sous  le  cimeterre  des  bour- 
reaux qui  suivent  son  altesse.  Les  grands-vizirs  ont  une 
maxime  bien  digne  du  premier  ministre  de  la  Porte-Otto- 
mane :  le  mol  gouverner ,  disent-ils,  signifie  châtiment. 
Il  y  a  eu  cependant  des  grands-vizirs  qui  se  montrèrent 
vraiment  dignes  d'occuper  cette  place  importante  :  tels 
furent  les  Rioprouli,  le  Tzorlola,  lesRagib,  les  Kara-vizir 
et  les  Izzet  \  mais  ce  fut  le  hasard  seul,  et  non  le  mérite  per- 
sonnel, qui  les  éleva  à  ce  poste  éminent,  et  la  preuve,  c'est 
qu'ils  furent  supplantés  par  des  rivaux  qui  n'étaient  pas 
même  dignes  d'être  leurs  esclaves. 

La  carrière  politique  des  grands-vizirs  se  termine  si  sou- 
vent, ou  par  la  décapitation,  ou  au  moins  par  l'exil  et  sur- 
tout par  la  confiscation  de  tous  leurs  biens,  que  les  ministres 


DE  l'administration   TURQUE.  O.S'J 

de  la  Porte  et  le  silih-dar(i)  évitent  ce  poste  dangereux  avec 
un  soin  extrême  ;  mais,  s'ils  ont  quelque  influence  ^  ils  font 
accorder  cette  dignité  à  une  de  leurs  créatures.  C'est  assez 
ordinairement  parmi  les  pachas  à  trois  queues  que  ces  pru- 
dens  personnages  vont  chercher  un  grand-vizir.  Ces  pachas, 
d'abord  officiers  subalternes  à  la  suite  des  grands-vizirs  ou 
des  grands-amiraux  ,  auprès  desquels  ils  remplissent  les 
fonctions  de  pages,  de  lieutenans  ou  de  trésoriers,  sont 
souvent  d'une  telle  ignorance,  qu'ils  savent  à  peine  lire  et 
écrire  leur  nom,  et  n'ont  aucune  notion  des  alTaires  poli- 
tiques ou  diplomatiques  de  l'empire  (2).  Mais  c'est  pré- 
cisément cette  ignorance  profonde  qui  les  recommande  à 
leurs intrigans  protecteurs,  dont  le  principal  intérêt  est  que 
le  chef  du  ministère  soit  de  la  plus  complète  incapacité  (3). 

(1)  En  sa  qualité  de  premier  dignitaire  du  se'rail,  le  silih-dar  est  le  seul 
qui  ait  droit  de  passer  imme'diateraent  de  celte  dignité  à  celle  de  graiid- 
Vizir. 

(2)  Un  grand-Vizir,  croyant  quetous  les  ambassadeurs  étrangers  étaient  des 
marchands  ,  s'adressa  un  jour  en  pleine  audience  à  l'internonce  autrichien 
pour  lui  demander  un  assortiment  de  glaces  de  Venise.  Sous  le  règne  du 
sultan  ÎNIustapha  III ,  un  grand-vizir,  recevant  de  Thospodar  de  Vaiachie  des 
dépêches  contenant  des  rcnseignemens  importans  sur  les  grands  événcmens 
qui  se  passaient  alors  en  Europe,  fit  appeler  aussitôt  l'agent  du  prince  et 
lui  dit  d'un  ton  irrité  :  «  Ton  hospodar  se  mêle  de  ce  qui  ne  le  regarde  pas. 
Qu'a-t-il  besoin  de  s'occuper  des  affaires  des  Infidèles?  comment  ose-t-il 
écrire  à  la  Sublime-Porte  sur  des  sujets  qui  lui  sont  étrangers  ?  Ecris-lui  à 
l'instant  même  et  recommande-lui  bien  de  faire  attention  à  l'avenir  de  ne 
pos  mettre  toute  l'Européen  combustion,  car  il  s'en  repentirait  bientôt.  » 

(3)  Il  est  arrivé  quelquefois  que  \cs  yénitzéri-ai^assi,  ou  chefs  des  janis- 
saires, ont  été  promus  à  la  dignité  de  grands-vizirs.  Ces  hommes ,  simples 
soldats  d'abord  ,  élevés  dans  des  casernes  et  ne  connaissant  rien  autre  chose 
que  les  privilèges  et  les  intérêts  de  leur  corps,  étaient,  en  général,  si  gros- 
siers et  si  ignorans,  que,  quand  ils  devenaient  grands-vizirs,  ils  ne  faisaient 
que  des  sottises.  Sous  le  règne  de  Mustapha  IV,  frère  du  sultan  actuel ,  le 
ministre  ottoman ,  afin  de  repousser  les  propositions  faites  par  le  général 
Sébasliani ,  sans  que  cet  ambassadeur  pût  se  plaindre  de  la  mauvaise  vo- 
lonté des  gouverneurs  turcs  ,  envoya  chercher,  pour  assister  à  la  conférence 
diplomatique,  l'aga  des  janissaires.  Ce  chef  des  gardes  prétoriennes  turques,. 


268  ÉTAT    ACTUEL 

Le  minislre  de  rintérieur  n'a  pas  la  moindre  idée  de  la 
statistique  de  l'empire.  Tout  ce  qu'on  exige  de  lui  est 
une  connaissance  superficielle  de  la  langue  arabe  et  de  la 
langue  persane,  afin  qu'il  puisse  lire  les  divers  rapports 
des  gouverneurs  de  province  et  les  pétitions  qu'on  lui 
adresse,  et  qu'il  renvoie  ensuite  au  grand-vizir;  quant  aux 
réclamations  des  habitans  de  la  capitale ,  il  se  contente  d'é- 
crire de  sa  propre  main  à  la  marge  de  chacune  de  celles 
qui  lui  sont  adressées  :  «  Que  ceci  soit  examiné  avec  atten- 
tion ;  qu'on  cherche  dans  les  archives  et  qu'on  prenne  les 
mesures  convenables.  «  Et  voilà  en  quoi  consiste  toute  la 
science  administrative  des  ministres  de  l'intérieur  de  la 
Sublime-Porte  !  Un  grand  nombre  d'employés  du  gouver- 
nement sont  sous  la  surintendance  de  ce  ministre.  Tous  les 
ordres  qui  émanent  de  la  Porte  et  qui  sont  adressés  aux 
gouverneurs  des  provinces  ou  aux  fonctionnaires  de  la  ca- 
pitale ,  sont  envoyés  à  ces  divers  agens  du  gouvernement 
par  l'intermédiaire  du  ministre  de  l'intérieur.  C'est  à  ce 
ministre  que  les  tapu-toukadars ,  ou  conseillers-privés  près 
la  Porte  ,  et  les  gouverneurs  des  provinces ,  s'adressent 
quand  ils  ont  quelques  communications  à  faire  au  gouver- 
nement. Quant  au  ministre  des  affaires  étrangères,  ou  reis- 
effendi,  il  n'a  aucune  relation  avec  ces  divers  personnages. 
Il  ne  possède  aucune  notion  de  géographie,  d'histoire  ,  de 
statistique,  de  diplomatie  (i)  -,  il  n'a  pas  même  la  plus  lé- 

qui,  après  avoir  détrôné  Sélim  ,  avait  acquis  une  grande  influence  sur 
les  délibérations  du  divan,  à  chaque  proposition  du  général  français,  lai 
fermait  la  bouche  par  ces  mots  :  <c  Cela  ne  se  peut  point  ;  les  janissaires 
ne  le  permettraient  pas.  »  Toute  la  science  diplomatique  ,  toute  l'éloquence 
du  général,  vinrent  échouer  contre  ces  deux  phrases,  et  le  ministre  triom- 
pha sans  danger. 

(i)  Dans  la  première  guerre  de  Catherine  II  avec  la  Porte,  lorsque  la 
nouvelle  se  répandit  à  Constantinople  que  la  flotte  russe  devait  passer  le 
détroit  de  Gibraltar,  le  ministère  ottoman  fut  alarmé.  Aucun  des  ministres 
ne  sachant  où  était  situé  Cronstadt,  Gibraltar,  la  Méditerranée,  l'Archir 


DE   l'adMIIVISTBATION  TLBQIE.  l6g 

gère  idée  des  formes  poliliques ,  des  intérêts  et  des  relations 
des  divers  gouvernemens  étrangers  (i).  Les  langues  de 
TEurope  leur  sont  inconnues  ,  et  elles  sont  dédaignées 
même  par  ceux  des  ministres  des  affaires  extérieures  qui , 
avant  d'être  vevêtus  de  cette  dignité  ,  ont  été  ambassadeurs 
près  de  quelques-unes  des  grandes  puissances  de  la  chré- 
tienté. Ils  ne  s'occupent ,  pendant  tout  le  lems  de  leur  am- 
bassade ,  que  d'intrigues  auprès  de  la  Porte  pour  obtenir 
leur  rappel.  Méprisant,  comme  le  font  tous  leurs  compa- 

pel ,  etc.,  on  voulut  recourir  à  quelques  cartes  de  géographie;  mais  on  n'en 
trouva  point.  On  se  de'cida  donc  à  envoyer  chercher  les  \  psilanti  ,  les 
ÎVIourouzi,  les  Cavadjas  et  mon  grand— père.  Ces  personnes  s'empres- 
sèrent de  faire  voir  aux  ministres  ,  sur  une  carte  de  ge'ographie,  les  diffe'rens 
points  dont  il  e'tait  question  :  la  Baltique ,  la  ]\Ie'dlterrane'e  et  enfin  le  de'lroit 
de  Gibraltar.  A  cette  vue  le  reis-effendi  se  mit  à  rire,  demanda  dédaigneuse- 
ment aux  princes  grecs  «  comment  des  vaisseaux  de  ligne  pourraient  passer 
par  nn  détroit  aussi  rétréci  ?  »  s'imaginant  que  le  détroit  de  Gibraltar  était  en 
réalité  aussi  étroit  qu'il  le  voyait  marqué  sur  la  carie.  Le  savant  ministre, 
après  avoir  reproché  aux  princes  leur  ignorance  ,  fit  appeler  un  certain  grec 
nommé  jNllssoglou,  marchand  de  bestiaux,  et  qui  était  en  rapport  constant 
avec  le  ministre.  Missoglou  arrive  ,  le  ministre  lui  demande  son  opinion 
sur  la  flotte  russe.  Le  marchand ,  né  dans  l'Eplre  ,  et  qui  ne  connaissait  dans 
le  monde  d'autre  mer  que  la  mer  Adriatique,  déclara  que  la  flotte  russe 
ne  pouvait  arriver  dans  la  mer  Egée  qu'en  traversant  le  golfe  de  Venise. 
Cette  réponse  satisfit  complètement  le  mlaistcre  ottoman,  et  le  tranquillisa 
toat-à-falt. 

(i)  Les  hospodars  de  ^îoldavie  et  de  Valachie  ont  toujours  entretenu  à 
leurs  frais  des  correspondans  à  Berlin,  à  Vienne  et  à  Paris.  Us  recevaient  et 
reçoivent  encore ,  par  des  exprès  ,  toutes  les  nouvelles  importantes.  En  i8i3, 
l'auteur  de  cet  article  était  l'agent  accrédité  du  prince  de  Valachie  auprès 
du  divan.  Il  reçut  un  jour  de  Bucharest  des  dépèches  qui  lui  annonçaient 
la  défection  de  la  Bavière.  Il  se  rendit  aussitôt  auprès  du  ministre,  et  lui 
remit  ces  dépêches  qui  étaient  écrites  en  turc.  Le  ministre  ,  après  les  avoir 
lues ,  les  lui  rendit  en  lui  disant  sèchement  :  <c  >iou3  espérions  que  l'hcspodar 
nous  aurait  annoncé  la  nouvelle  de  quelques  batailles.  A  quoi  bon  nous  in- 
former de  la  défection  de  la  Bavière?  " — Mais,  monseigneur,  reprit  l'agent 
du  prince ,  l'adhésion  de  cette  puissance  à  la  cause  des  alliés  est  plus  impor- 
tante que  le  gain  de  trois  batailles.  Cette  défection  coupe  la  retraite  à  Na- 
poléon. —  C'est  bon  ,  c'est  bon,  répondit  le  judicieux  ministre.  Ecris  à  to.u 
înaîtrc  que  nous  ne  lui  demandons  que  des  nouvelles  de  batailles.» 


2^0  ÉT4T    ACTUEL 

triotcs,  les  langues  de  l'Occident,  ils  ne  veulent  jamais 
prendre  la  peine  d'en  étudier  aucune  -,  aussi  reviennent-ils 
à  Constantinople  aussi  ignorans  que  lorsqu'ils  en  étaient 
partis.  Tels  ont  été  les  Azuis  et  les  Izzat ,  ambassadeurs  à 
Berlin;  les  Ratib  et  les  Ibrahim  à  Vienne-,  les  Aly  ,  les 
Gabib,  les  Halet,  les  Valid  et  les  Muhib  à  Paris-,  Rassib  à 
Saint-Pétersbourg,  et  Youssouf  Aghsah  à  Londres. 

Le  département  du  ministère  des  finances  est  divisé  en 
un  grand  nombre  de  bureaux,  parmi  lesquels  on  remarque 
le  bureau  des  propriétés  confisquées  (^muhallefat-calemi) 
ou  des  propriétés  appartenant  à  des  individus  morts  sans 
héritiers  :  celui  des  dettes  dues  à  l'état  (ziinéniat-calemi) 
l'intendant  de  la  douane,  celui  du  bureau  de  tabac  ,  le  re- 
ceveur-général de  la  capitation  ou  haradj,  etc.,  sont  aussi 
sous  les  ordres  du  ministre  des  finances.  La  plupart  des  in- 
dividus qu'on  élève  à  ce  poste  important  ne  savent  même 
pas  les  quatre  règles  de  l'arithmétique.  Dans  le  commen- 
cement de  leur  installation  ,  ces  ministres  entrent  en  par- 
tage avec  leurs  subordonnés  dans  les  concussions  auxquelles 
ceux-ci  se  livrent  effrontément,  à  l'abri  de  la  protection  de 
leur  chef.  Mais,  quand  celui-ci  commence  à  pouvoir  voler 
de  ses  propres  ailes  ,  c'est  alors  qu'il  joue,  avec  ses  subal- 
ternes ,  le  rôle  du  lion  de  la  fable  ,  et,  comme  le  soi-disant 
budget  de  l'état  n'est  jamais  contrôlé  par  personne,  chaque 
ministre  des  finances  s'enrichit  aux  dépens  de  la  nation. 
Pour  combler  le  déficit  qui  résulte  nécessairement  de  ses 
dilapidations  effrénées,  il  anticipe  sur  les  revenus  de  l'an- 
née suivante,  et  continue  ainsi  tout  le  tems  qu'il  reste  en 
place.  Cette  suite  non  interrompue  de  déficits  réduisit  le 
trésor  public  à  un  tel  état  de  détresse  ,  durant  le  règne  de 
Sélim  et  de  ses  successeurs,  que,  pour  faire  face  aux  dé- 
penses urgentes  de  l'état ,  telles  que  la  paie  des  janissaires 
de  la  capitale  et  celle  de  la  garnison  des  places  fortes,  on 
fit  un  plus  grand  nombre  de  confiscations  que  de  coutume. 


DE   L  \DWI]N'IST1\ATI0N   TURQUE.  1j  l 

et  le  gouvernement  finit  par  saisir  toutes  les  propriétés  des 
personnes  condamnées  et  ne  voulut  pas  consentir  à  payer 
les  créanciers  de  ces  malheureux. 

Le  ministère  de  la  guerre  est  divisé  en  plusieurs  inten- 
dances. Une  de  ces  intendances  a  la  direction  de  la  fonderie 
des  canons,  une  autre  celle  des  moulins,  une  autre  celle  des 
projectiles,  une  quatrième  celle  des  munitions.  Les  chefs 
de  ces  diverses  intendances  font  leurs  rapports  au  grand-vizir 
qui  les  met  ensuite  sous  les  yeux  du  sultan.  Ainsi  des  af- 
faires d'une  si  haute  importance  ,  et  qui  exigent  des  con- 
naissances positives  et  variées,  sont  confiées  à  des  individus 
ignorans ,  contrôlées  par  un  ministre  plus  ignorant  encore, 
et  enfin  décidées  et  confirmées  par  le  sultan  ,  qui  est  ordi- 
nairement le  plus  ignorant  de  tous. 

Le  ministre  de  la  marine  a  la  surintendance  des  grands 
revenus  annexés  à  l'amirauté.  C'est  lui  qui  préside  à  l'achat 
des  provisions.,  et  de  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  la  cons- 
truction et  à  l'équipement  des  vaisseaux  de  guerre.  C'est 
du  trésor  de  la  marine  que  les  capitaines  de  vaisseaux ,  les 
officiers  de  la  marine  et  les  matelots  reçoivent  leur  paie. 
Les  revenus  de  l'amirauté  sont  perçus  par  le  ministre  de  la 
marine  et  par  le  capitan-pacha  ou  grand-amiral. 

Les  Turcs  n'ont  jamais  fait  une  étude  particulière  de  l'art 
de  la  navigation  ;  à  peine  même  en  ont-ils  suivi  la  pratique 
avec  constance.  Leur  marine  marchande  n'a  jamais  été  assez 
nombreuse  pour  servir  à  former  une  marine  militaire.  Le 
commerce  avec  l'Égvpte  et  la  Syrie  était  dans  un  élat  si  mi- 
sérable ,  qu'il  employait  à  peine  trente  navires.  Les  ports 
de  la  cote  asiatique  de  la  mer  Noire,  ceux  de  la  Crimée 
avant  la  conquête  de  cette  province  par  les  armées  russes, 
n'équipaient  en  tout  qu'une  centaine  de  navires,  appelés 
saïques ^  et  si  mauvais  qu'ils  ressemblaient  plutôt  à  des 
carcasses  floUantcs  qu'à  des  navires  régulièrement  con- 
struits. Les  Turcs  n'entreprirent  jamais  d'expédition  ma- 


l'JI  ÉTAT    ACTt'EL 

litime  que  lorsqu'ils  y  furent  poussés  par  l'esprit  de  con- 
quête. Leurs  amiraux  les  plus  célèbres  ne  durent  leurs 
victoires  qu'à  la  vigueur  qui  caractérisa  la  première  période 
de  la  dynastie  ottomane  et  à  la  puissance  acquise  sous  la  se- 
conde par  la  continuation  de  la  guerre  maritime  avec  Venise 
et  avec  les  chevaliers  de  Saint- Jean  de  Jérusalem  -,  à  la  dis- 
corde et  à  la  rivalité  qui  existaient  entre  les  diverses  puis- 
sances chrétiennes  ^  au  manque  de  moyens  suffisans  d'at- 
taque et  de  défense  des  preux  de  l'île  de  Rhodes,  que  toutes 
les  puissances  abandonnèrent  lâchement-,  et  enfin  à  la 
timidité  de  l'aristocratie  vénitienne  ,  plus  occupée  à  tramer 
de  misérables  machinations  contre  les  libertés  de  ses  con- 
citoyens qu'à  préparer  les  moyens  de  rehausser  la  gloire 
nationale.  \oilà  les  véritables  causes  qui  contribuèrent  à 
la  célébrité  d'un  Barberousse ,  d'un  Pigaly  et  d'un  Mezzo- 
Morto.  L'esprit  de  conquête,  quand  il  ne  réside  que  dans 
la  seule  personne  du  despote  ,  est  précaire  et  momentané  , 
et  s'éteint  bientôt  avec  lui  ^  mais  l'amour  du  gain  qui,  par 
sa  nature,  est  commun  à  tous,  devient  national,  et  par 
conséquent  durable.  N'ayant  aucun  commerce  outre-mer 
qui  les  excitât  à  des  expéditions  lointaines  ,  et  ne  voulant 
pas  trafiquer  avec  les  ports  de  la  chrétienté  où  ils  ne  trou- 
vaient point  de  mosquées  ,  les  Turcs  ne  purent  jamais 
former  de  matelots.  Après  avoir  assuré  ses  possessions  dans 
le  Levant  et  dans  l'Archipel ,  par  la  conquête  de  l'Eubée, 
du  Péloponèse  et  des  îles  de  Candie  ,  de  Rhodes  et  de 
Chypre ,  et  par  l'acquisition  de  toute  la  côte  d'Afrique  oti 
il  établit  des  régences  j  après  avoir  vu  Venise  dans  l'impuis- 
sance de  l'atlaquer  et  les  chevaliers  de  Saint- Jean  chassés  de 
leurs  principales  stations  militaires  -,  enfin  après  avoir  perdu 
l'habitude  de  la  guerre  navale  maritime  ,  par  la  prolonga- 
tion de  la  paix  faite  avec  la  république  de  Venise,  le  gou- 
vernement turc  ,  rongé  par  des  vices  organiques  qui  l'af- 
faiblissaient de  plus  en  plus  ,  cessa  d'aspirer  à  étendre  sa 


DE  l'administration  TURQUE.  2n5 

domination  sur  mer  et  négligea  sa  marine.  Depuis  la  fin  du 
dix-septième  siècle  jusquà  la  paix  ratifiée  à  Caïnardji, 
la  marine  turque  a  toujours  été  dans  un  état  misérable.  Les 
vaisseaux  qui  la  composaient  n'étaient  que  d'énormes  bar- 
ques grossièrement  travaillées  ;  et  comme  les  Grecs  in- 
sulaires ne  possédaient  point  alors  cette  habitude  et  ces 
connaissances  qu'ils  ont  acquises  après  la  première  guerre 
avec  Catherine  II,  les  escadres  ottomanes  étaient  comman- 
dées par  des  amiraux  et  par  des  officiers  ignorans^  l'ar- 
tillerie était  servie  par  des  artilleurs  maladroits ,  et  les 
vaisseaux  manœuvres  par  des  matelots  inexpérimentés. 

La  place  de  capudani-derja ,  ou ,  comme  on  la  nomme 
vulgairement,  à^ capit an-pacha ,  a  toujours  été  recherchée 
avec  empressement  à  cause  des  immenses  revenus  qui  y 
sont  attachés  ,  du  haut  rang  qu'elle  donne  et  de  l'éclat  qui 
1  entoure.  Les  dignitaires  du  sérail  les  plus  favorisés  sont 
souvent  parvenus  à  ce  poste  lucratif  et  brillant  (i).  Ces 
amiraux  de  parade ,  qui  ne  connaissaient  même  pas  les 
quatre  points  cardinaux,  qui  croyaient  que  la  boussole  est 
une  découverte  magique,  qui  n'avaient  jamais  vu  d'autres 

(i)  Le  fameux Hussein-Paclia  ,  l'ami  de  lorj  Elgin,  fut  eleve' brusquement 
de  l'office  de  premier  page  de  sa  hautesse  à  la  dignité'  de  grand-amiral. 
Lorsque  l'amiral  Duckwortli  passa  les  Dardanelles,  le  grand-amiral  qu'on 
élut  alors  pour  s'opposer  au  passage  de  la  flotte  anglaise  fut  le  mirahovi— 
eixal ,  ou  premier  e'cujer  du  sultan;  mais,  à  la  vue  de  la  première  division 
commandée  par  Sir  Sydney  Smith,  le  pauvre  homme  se  jeta  dans  un  ba- 
teau et  se  sauva  à  Constantinople.  Le  chef  des  bouchers  du  sérail,  nommé 
Hassan,  dont  tout  le  talent  consistait  à  approvisionner  le  palais  impérial, 
fut  nommé  grand-amiral.  Plusieurs  bostangys-bachis ,  ou  chefs  de  la  garde 
du  grand-seigneur,  ont  été  appelés  à  ce  poste  éminent.  Comme  un  de  ces 
bostangys  dirige  le  gouvernail  de  la  gondole  du  grand-seigneur  quand  il 
traverse  le  Bosphore  ,  on  supposa  qu'il  devait  posséder  l'art  de  manœuvrer 
une  flotte.  Enfin  des  hommes  nés  dans  l'intérieur  de  l'Asie  Mineure  ou  de 
la  Syrie,  et  qui  n'avaient  jamais  vu  la  mer,  ont  été  appelés  à  remplir  ces 
importantes  fonctions  ;  et,  à  la  honte  du  sultan  qui  les  avait  choisis,  oa 
était  obligé  d'aider  ces  grands-officiers  à  monter  l'échelle  du  vaisseau  ami- 
ral, sans  quoi  ils  seraient  tous  tombés  à  la  mer. 


2^4  ÉTAT    ACTUEL 

mers  que  le  détroit  du  Bosphore  quand  ils  le  parcouraient 
montés  sur  la  gondole  du  sultan,  ou  que  la  Propontide, 
qu'ils  pouvaient  apercevoir  des  fenêtres  du  sérail  ,  ces 
hommes  ,  disons-nous  ,  faisaient  voile  chaque  année  de 
Constantinople  avec  la  flotte,  débarquaient  sur  quelques- 
unes  des  îles  de  la  mer  Egée  ,  y  répandaient  l'épouvante 
et  la  désolation,  visitaient  Smyrne  et  les  autres  ports 
voisins  dont  ils  rançonnaient  les  habitans,  et  ne  manquaient 
jamais,  en  rentrant  à  Constantinople,  de  faire  pendre  aux 
vergues  du  vaisseau  amiral  quelques  malheureux  insu- 
laires enlevés  sur  les  côtes  voisines  -,  noble  trophée  ,  digne 
du  souverain  auquel  on  l'offrait.  C'était  dans  de  telles  ex- 
péditions que  consistait  toute  la  science  navale.  Quant  aux 
commandans  subalternes  de  la  flotte,  pour  peu  qu'ils  don- 
nassent d'ombrage  au  grand-amiral,  ou  qu'ils  excitassent 
sa  jalousie  ,  ils  étaient  à  l'instant  mis  à  mort  sans  aucune 
forme  de  procès.  Les  officiers  de  la  marine  sont  plutôt  les 
satellites  du  capilan-pacha  que  des  marins.  Ils  remplissent 
l'office  de  bourreaux,  et,  au  moindre  signe  de  l'amiral,  ils 
massacrent  sous  ses  yeux  le  malheureux  qui  a  encouru  son 
déplaisir.  Ces  officiers  appelés  fe7\çfl/2e,  ou  cnfyountzawou- 
cheleri^  munis  d'un  buguruldi  ou  ordre  de  l'amiral,  visitent 
sous  le  nom  de  mubacliir ,  ou  commissionnaires  des  îles  , 
toutes  les  villes  maritimes  de  la  Turquie  européenne,  de 
l'Asie  Mineure  ,  du  Pont-Euxin  et  de  la  Syrie  ,  et  y  com- 
mettent impunément  toutes  sortes  d'atrocités  et  de  rapines. 
Le  nombre  de  ces  officiers  s'élève  à  près  de  3,ooo. 

Après  que  la  flotte  ottomane  eut  été  brûlée  par  les 
Russes,  dans  le  port  Tchesmé  ,  Hassan-Pacha  fut  nommé 
capilan-pacha  (i).  Élevé  dès  son  enfance  dans  la  marine 
des  régences  barbaresques  ,  il  avait  acquis  quelque  expé- 

(i)  Cet  amiral,  Géorgien  d'origine,  se  rendit  ce'lèbre  dans  l'affaire  de 
Tchesmé.  Il  acquit  une  grande  réputation  par  son  courage  indomptable  et 
.^oa  inlrcr'idîté  pjctraordiiiairc  Dans  la  seronde  guerre  avec  Catherine  'I  , 


DE    L  ADMINISTRATION  TUUQUE.  2^) 

rience  de  la  mer,  et  il  améliora  un  peu  la  marine  turque. 
Son  successeur    immédiat    fut   Hussein-Pacha,   page  du 
sultan.  Unissant  une  étonnante  activité  à  une  grande  saga- 
cité naturelle ,  il  surpassa  son  prédécesseur  dans  tout  ce 
qu'il  fit  pour.améliorer  le  matériel  de  la  marine.  Il  attira 
ta  Constantinople    des  constructeurs  européens,    fit   faire 
de  superbes  vaisseaux  ,  les  fit  monter  par  des  matelots 
grecs  (i),  creusa  un  bassin  assez  large  pour  bâtir  et  réparer 
des  vaisseaux  du  premier  rang.   Enfin  il  parvint  à  créer 
une  flotte  ^  mais  il  ne  fut  pas  en  son  pouvoir  de  créer  des 
matelots.  Jouissant  de  la  faveur  ou  plutôt  de  l'inaltérable 
amitié  du  sultan  Sélim,  qui  le  protégea  contre  les  attaques 
des  janissaires,  il  obtint  de  son  maître  carie  blanche  pour 
tout  ce   qui   concernait   la  marine.  Malheureusement  il 
poussa  la  prodigalité  si  loin  qu'il  ruina  le  trésor  impérial. 
Malheur  au  ministre  des  finances  qui  aurait  osé  faire  la 
plus  petite  résistance  au  paiement  des  sommes  exorbitantes 
demandées  par  Hussein!  Celui-ci   n'aurait  pas  hésité  à 
courir  à  la  trésorerie,  suivi  de  tous  ses  officiers,  et  ne  se 
serait  pas  fait  scrupule  de  plonger  son  poignard  dans  le 
sein  de  l'imprudent  ministre.  L'expédition  qu'il  commanda 
en  personne  contre  le  rebelle  si  célèbre  sous  le  nom  de 
Passavau-Oglou,  pacha  de  "Widdin,  coûta,  en  six  mois, 
par  les  prodigalités  d'Hussein ,  plus  de  cent  millions  de 
piastres  turques. 

Les  expéditions  maritimes  qu'il  entreprit  pour  recouvrer 
rÉgynle  envahie  par  Napoléon  ,  et  pour  chasser  les  Fran- 

tlans  un  combat  qu'il  soutint  contre  le  prince  de  Nassau  ,  il  fut  battu  ,  et  fut 
obligé  lie  prendre  la  fuite  dans  une  galère.  Poursuivi  par  le  prince,  il  sou- 
tint le  courage  de  l'e'quipage  effraye'  par  les  balles  et  lesb^ultts  q'ii  sifflaient 
sur  leur  têfe  :  «N'ayez  pas  peur,  mes  amis,  criait-il  aux  matelots  treni- 
blans,  n'ayez  pas  peur,  ce  ne  sont  que  des  melons.  » 

(i)  Avant  l'insurrection  delà  Grèce,  la  flotte  ottomane  e'tait  mcinœuvre'e 
parles  matelots  grecs  de  l'Archipel,  et  surtout  par  ceux  d'Ilydra,  de  Spezzia 
et  de  Psara.  La  pr.ie  de  ces  nriDîclofs  e'tait  fournie  p.ir  la  nation  grecque. 


2^6  VOYAGE    A    BUENOS-AYRES. 

çais  deNaples  et  des  Iles  Ioniennes,  achevèrent  d'épuiser 
les  dernières  ressources  de  l'empire  ottoman,  et  servirent 
à  engloutir  une  grande  partie  des  trésors  du  sérail.  Aussi, 
après  la  mort  d'Hussein,  la  marine  turque  commença- 
l-elle  à  décliner  et  tomba  bientôt  dans  un  état  de  langueur 
et  d'épuisement  (i). 

(  Foreign  Res^iew.  ) 


W^^^^ 


VOYAGE  A  BUENOS-AYRES. 


M.  J.  A.  B.  Beaumont  est  le  fils  de  l'auteur  du  Projet 
de  Société  d émigration  pour  la  république  de  Buenos- 
Ayres^  projet  dont  l'exécution  a  échoué.  Chargé  par  son 
père  d'y  conduire  les  émigrans  qui  devaient  s'y  établir,  il 

(i)  Note  du  Tr.  L'auteur  de  cet  article  ,  d'ailleurs  fort  curieux,  semble 
croire  que  l'empire  ottoman  ,  dans  sa  décrépitude  ,  n'opposera  que  bien 
peu  de  résistance  aux  troupes  qui  commencent  à  s'ébranler,  pour  en  pré- 
cipiter la  destruction.  Telle  n'est  pas  notre  manière  de  voir.  Il  ne  s'agit 
point  ici  de  la  conquête  de  quelques  provinces  ,  comme  dans  les  anciennes 
"uerres  continentales  de  l'Europe  ,  ou  de  substituer  un  gouvernement  à  un 
autre,  comme  dans  la  campagne  de  i8i5;  mais  d'expulser  trois  ou  quatre 
millions  d'hommes  du  sol  qui  les  nourrit,  pour  les  jeter  sur  les  côtes  de  l' Asie 
où  ils  resteraient  sans  moyens  d'existence.  11  est  vraisemblable  qu'un  grand 
nombre  d'entre  eux  préféreront  périr  dans  les  pays  où  ils  sont  nés,  et  pro- 
fiteront, pour  les  défendre,  de  tous  les  moyens  que  les  localités  peuvent 
offrir.  En  d'autres  termes,  c'est  une  guerre  d'extermination  qui  s'apprête; 
et  l'Europe  n'aura  pas  trop  ,  pour  réussir,  de  l'union  qui  existe  encore  au- 
jourd'hui entre  st%  gouvcrnemens.  Les  Turcs,  comme  les  Espagnols  en 
i8oû,  trouveront  des  ressources  jusque  dans  la  haine  et  le  mépris  barbare 
qu'ils  ont  pour  les  nations  étrangères. 


VOYAGE    A    BL'EKOS-AYRES.  l'jn 

quitta  l'Angleterre  le  19  mars  i8?.6,  ayant  sous  sa  direc- 
tion deux  cents  personnes  destinées  à  la  province  d'Entre- 
Rios ,  et  qui  appartenaient ,  pour  la  plupart ,  à  la  classe 
agricole.  Le  blocus  de  Buenos-Ayres,  par  la  flotte  brési- 
lienne ,  les  força  de  cingler  vers  Monte-\ideo.  Arrivés  dans 
ce  port,  cent  cinquante  émigrans  renoncèrent  à  lentre- 
prise ,  et,  peu  de  tems  après,  ils  retournèrent  à  Londres. 
Les  cinquante  qui  restaient  suivirent  la  fortune  de  i\L  Beau- 
mont  et  profitèrent  de  l'occasion  la  plus  favorable  pour  se 
rendre  avec  lui  à  Buenos-Ayres,  où  de  nouvelles  décon- 
venues les  attendaient.  La  difficulté  de  vivre  en  paix  au  mi- 
lieu de  voisins  inquiets  et  jaloux  ,  et  surtout  l'impossibi- 
lité de  réduire  une  foule  d'émigrans ,  disséminés  sur  un 
vaste  territoire,  à  travailler  uniquement  pour  accroître  la 
fortune  de  quelques  capitalistes  qui  se  tiennent  tranquille- 
ment à  Londres  ,  concoururent  à  la  ruine  d'une  entreprise 
qui  n'offrait  aucune  chance  de  succès ,  et  sur  les  avantages 
de  laquelle  les  actionnaires  ont  pu  seuls  se  faire  illusion. 
C'est  parpiété  filiale,  et  pour  justifier  l'auteur  de  ce  plan  de 
colonisation,  c'est  aussi  par  amour-propre,  et  pour  se  laver 
du  reproche  d'avoir  contribué  à  sa  non-réussite ,  que 
M.  Beaumont  a  composé  sa  relation.  Il  se  plaint  de  tous 
les  Sud-Américains  ,  et  il  attribue  son  mauvais  succès 
à  une  foule  de  causes  imaginaires,  sans  dire  un  mot  des 
causes  véritables  :  à  l'entendre ,  le  gouvernement  de  Bue- 
nos-Ayres est  composé  de  fripons  ^  tous  les  fonctionnaires 
du  pays  sont  des  brigands  ,  et  on  n'a  à  espérer  ni  justice  des 
tribunaux ,  ni  protection  de  la  police.  Mais ,  avant  de  se  li- 
vrer à  ces  invectives  ,  M.  Beaumont  aurait  dû  commencer 
par  résoudre  les  questions  suivantes  :  i"  Etait-il  probable 
que  les  indigènes  laisseraient  tranquillement  s'établir,  au 
milieu  d'eux ,  une  colonie  d'étrangers  dont  l'industrie  et 
i  habileté  devaient  accaparer  tous  les  profits ,  et  que  les  ca- 
pitalistes buenos-ayriens  ,  qui  éprouvent  le  besoin  le  plus 
XVI,  19 


2^8  VOYAGE    A    BTJENOS-AYRES. 

urgent  de  faire  fructifier  leurs  fonds,  resteraient  paisibles 
spectateurs  d'une  légion  d'ouvriers  et  de  cultivateurs,  tra- 
vaillant, a  leur  porte,  au  profit  de  quelques  individus  de  la 
Grande-Bretagne  ?  2''  Etait-il  possible  de  gouverner  et  de 
maintenir  dans  le  devoir  une  foule  de  personnes  qui  dif- 
féraient de  nation ,  de  mœurs  ,  d'éducation  ,  de  profession 
et  d'babitudes ,  au  centre  d'un  pays  régi  par  des  principes 
qui  lui  sont  propres,  dont  la  situ»ation  politique  est  en- 
core incertaine  ,  et  sous  un  gouvernement  dont  la  main 
mal  assurée  laisse  flotter  au  basard  les  rênes  de  l'état  sur 
la  tête  de  ses  agens  et  de  ses  sujets  ?  Ces  projets  étaient 
d'une  absurdité  si  palpable  qu'on  ne  peut  en  excuser  la 
conception  qu'en  l'attribuant  à  un  de  ces  vertiges  dont  les 
nations  les  plus  sages  ne  sont  pas  exemptes,  et  dont  l'An- 
gleterre a  offert  l'exemple  déplorable,  de  189.4  à  1826(1). 

(l)  Note  de  l'ÉD.  Si  on  calcule  les  pertes  énormes  que  l'Angleterre  a 
faites  avec  l'Amérique  du  Sud  ,  en  prêtant  à  ses  nouveaux  gouvernemens , 
en  acquérant  des  mines  épuisées  ,  en  soumettant  celles  qui  ne  l'étaient  pas  h 
des  procédés  d'exploitation  qui  ne  pouvaient  point  leur  convenir,  et  cnHu 
par  l'immodération  des  envois  de  produits  fabriques  qu'elle  y  a  faits ,  on 
se  convaincra  que ,  pendant  les  vingt  années  précédentes,  ses  pertes  ont 
beaucoup  dépassé  ses  profits  ,  dans  les  divers  états  du  sud  du  Nouveau-Monde. 
11  est  arrivé  plusieurs  fois,  par  exemple,  que  les  soieries  façonnées  en  Eu- 
rope étaient  à  meilleur  compte  sur  le  marché  de  Rio- Janeiro  qu'à  Lyon, 
ou  dans  le  département  du  Gard.  Le  moment  s'approche  où,  par  l'en- 
traînement naturel  des  circonstances,  la  France  reconnaîtra  les  républiques 
émancipées  du  centre  et  du  sud  de  l'Amérique,  et  où  elle  y  enverra  des 
aeens  politiques  et  commerciaux  dont  le  caractère  et  les  pouvoirs  n'auront 
rien  d'équivoque;  cela  sera  sans  doute  de  quelque  utilité  ,  et  il  y  a  lieu  de 
regretter  que  cette  mesure  n'ait  pas  été  prise  plus  tôt.  Cependant,  le  com- 
merce français  aura  à  se  tenir  en  garde  contre  la  satisfaction  qu'il  éprouvera 
de  cette  mesure.  Elle  ne  pourra  pas  changer  essentiellement  l'état  des  choses. 
L'Amérique  du  Sud,  épuisée  par  vingt  ans  de  guerres  dont  elle  a  clé  l'oc- 
casion et  le  théâtre  ,  avec  les  populations  à  demi  sauvages  de  ses  campagnes 
et  la  civilisation  inégale  de  ses  villes  ,  ne  pourra  point ,  parce  que  le  gouver- 
nement français  l'aura  reconnue  ,  consommer  un  plus  grand  nombre  de  nos 
produits,  et  les  négocians  qui  en  enverront  au-delà  de  ses  besoins  en  souf- 
friront le  dommage.  Puisse  cet  avertissement  être  mieux  entendu  que  les  avis 


VOYAGE    A    BLENOS-AYRES  ing 

Nous  ne  douions  pas  que  M.  Beaumont  ne  se  soit  fait  réelle- 
ment illusion  et  qu'il  n'ait  été  de  bonne  foi  dans  ses  re- 
proches. Il  trouva  les  ministres  de  la  république  exclusive- 
ment occupés  de  la  guerre  qui  venait  d'être  déclarée  au 
Brésil,  les  caissesdeTétat  épuisées,  et  les  nouveaux  colons 
molestés  par  l'inquiète  jalousie  de  leurs  voisins,  et  en  proie 
à  une  foule  de  tracasseries  de  la  part  des  autorités  locales. 
Les  agens  de  la  compagnie  ,   voyant  qu'à  une  distance  de 
plus  de  quatre  mille  lieues  ses  afifaires  étaient  en  désarroi, 
se  consolaient  en  dilapidant  ses   fonds;   et  il  est  évident 
qu'ils  ne  pouvaient  accueillir  avec  cordialité  les  personnes 
envoyées  de  Londres  pour  mettre  un  terme  à  ces  désordres. 
Tous  les  peuples  méridionaux,  qui  renaissent  à  l'indépen- 
dance après  avoir  subi  une  longue  servitude,  conservent 
une  partie  des  vices  de  l'esclavage  ,   dans  les  tems  d'anar- 
chie qu'ils  ont  à  traverser  pour  arriver  de  l'émancipation 
à  une  véritable  liberté.  Or  l'un  de  ces  vices  est  la  mauvaise 
foi.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  certains  agens  du  gouver- 
nement de  Buenos-Ayres  aient  prêté  le  flanc  à  ce  repro- 
che, dans  leur  rapport  avec  la  compagnie  de  colonisation. 
Quant  à  M.  Rivadavia,  naguère  président  de  la  république, 
sa  loyauté  bien  connue  le  met  à  l'abri  de  tout  soupçon.  Il 
a  pu  se  faire  illusion  sur  la  réussite  d'un  projet  qui,  atout 
événement ,  était  utile  à  sa  patrie  ,  et  l'on  conçoit  que  ce 
n'était  pas  à  lui  de  dire  à  la  compagnie  anglaise  :  «  Renon- 
»  cez  à  venir  fertiliser  nos  champs  et  à  introduire  parmi  nous 
»  les  arts  et  les  lumières  de  la  civilisation.  »  Quoi  qu'il  en 
soit,  de  même  que  le  capitaine  Andrews  s'écrie  dans  la  re- 
lation de  son  voyage  de  Buenos-Ayres  au  Pérou  (i)  :  «  Les 

vraiment  prophétiques  que  contenait  le  premier  article  inséré  dans  le  premier 
numéro  de  la  Hevue  Drilannique;  avis  qui  auraient  en  grande  partie  pré- 
venu la  crise  commerciale  de  i8i6  ,  s'ils  eussent  été  plus  écoutés.        S. 

(i)  Note  du  Tr.  Voyez  l'article  curieux  sur  les  voyages  du  capitaine 
Andrews,  inséré  dans  le  29^  numéro  de  la  Revue  Britannique, 


iSo  VOYAGE    A    BUENOS-AYTIES. 

spéculations  des  compagnies  de  mines  dans  TAmérique  du 
Sud  ont  échoué,  mais  le  public  anglais  y  a  gagné  sous  le 
rapport  de  l'instruction  -,  »  de  même ,  M.  Beaumont  peut 
dire  aussi  :  «  Mes  plans  n'ont  eu  aucun  succès,  mais  mon 
fils  a  fait  un  livre.  »  Cette  compensation  cependant  pourra 
être  jugée  insuffisante  par  les  actionnaires  ,  dont  les  fonds 
ont  été  absorbés  dans  ces  funestes  entreprises. 

L'ouvrage  de  M.  Beaumont  est  plutôt  un  précis  sur  l'état 
actuel  de  Buenos-Ayres ,  qu'une  relation  de  ses  voyages  et 
une  description  de  ce  qu'il  a  vu ,  indépendamment  de  l'ob- 
jet de  sa  mission.  Cependant  il  renferme  des  détails  qui  ne 
sont  pas  sans  intérêt,  même  après  les  relations  si  curieuses 
du  capitaine  Hall  ,  de  Maria  Grabam  ,  de  M.  Miers  et  du 
capitaine  Head  (i)^  en  voici  quelques  extraits. 

«  Buenos-Ayres ,  dit  notre  auteur ,  est  situé  sur  les  bords 
du  fleuve  de  la  Plata,  au  sud-ouest ,  et  à  200  milles  de  son 
embouchure.  Cette  ville  estbàlie  sur  un  plateau  riant,  élevé 
de  1 8  à  20  pieds  au-dessus  du  niveau  des  eaux,  et  irrégulière- 
ment échancré,  suivant  le  plus  ou  le  moins  d'escarpement 
du  rivage.  Sur  une  étendue  de  plusieurs  lieues,    et  jus- 
qu'au cap  St-Antoine ,  il  règne,  à  partir  de  l'extrémité  sud 
de  la  ville,  entre  ce  plateau  et  le  fleuve ,  un  marécage  qui 
a  d'un  quart  de  mille  à  une  lieue  de  largeur.  La  ville  est 
divisée  en  carrés,  dont  chaque  coté  a  une  étendue  de  i4o 
varas.  Les  rues  ont,  en  général,  4o  varas  de  largeur  :  les 
maisons^  construites  sur  le  même  plan  que  celles  de  Monte- 
Video  ,  sont  bâties  en  briques  ou  en  argile ,  couvertes  de 
même-,   dans  les  habitations  les  plus  riches,  on  a  intro- 
duit le  luxe  des  parquets.  Il  y  a  peu  de  lems  qu'elles  n'a- 
vaient, sauf  quelques  exceptions,  qu'un  rez-de-chaussée -, 
mais  on  donne  aujourd'hui   un  ou  deux   étages  à   pres- 

(1)  Voyez,  dans  le  iG^  numéro  de  la  Revue  Tlritannique  y  des  extraits 
•ntéressans  de^  voyages  du  capitaine  llead  ,  dans  les  Pampas  de  l'Amérique 
du  Sud. 


VOYAGE     A     BLENOS-A\KES.  Ii8  l 

que  toutes  colles  qu'où  conslruit  ou  qu'on  répare.  Le  rez- 
de-chaussée  est  occupé  par  des  magasins  ou   des  bouti- 
ques, et  les  étages  supérieurs  servent  de  logement  :  les 
maisons  se  composent,  en  général,  de  trois  ou  quatre  corps 
de  bàlimens  qui  bordent  une  basse-cour ,  au  milieu  de  la- 
quelle est  un  puits,  et  les  dames  de  Buenos-Ayres  vien- 
nent habituellement  respirer  le  frais  aux  croisées  du  rez- 
de-chaussée  ,  qui  donnent  sur  la  rue  et  qui  sont  garnies 
de  barreaux.   On   ne  remarquait  jusqu'ici  de  cheminées 
ou  de  poêles  que  dans  les  maisons  récemment  bâties  par 
les  Anglais    :    quelques  habitans  ont  adopté    cette    utile 
innovation.  Quoique  la  chaleur  du  climat  rende  inutile 
toute  chaleur  artificielle  ,  pendant  presque  toute  l'année  , 
cependant,  depuis  la  fin  de  juin  jusqu'au  milieu  du  mois 
d'août,  il  tombe  beaucoup  de  pluies-,   un  vent  violent  se 
fait  sentir  et  le  froid  est  très-vif.  Le  défaut  de  cheminées 
rend  les  appartemens  tour  à  tour  humides  et  glacés.  On  se 
chauffe  à  l'aide  d'un  brasier  -^  c'est  une  conque  placée  dans 
un  trépied  de  bois ,  que  l'on  remplit  de  cendres  chaudes  et 
de   braise.  Cette  chaleur  suffit  pour  réchauffer  les  per- 
sonnes groupées  autour  du  brasier,  mais  le  gaz  acide  car- 
bonique qui  s'en  dégage,  et  qui  n'est  pas  aspiré  par  le  cou- 
rant d'air  comme  dans  nos  cheminées,  donne  souvent  des 
vertiges  et  occasionne  même  quelquefois  des  maladies  in- 
flammatoires qui  deviennent  mortelles.  L'ameublement  est, 
en  général  ,   d'une  extrême  simplicité.  11  se  compose  de 
quelques  chaises,  d'une  ou  deux  tables  ornées  de  cristaux 
ou  de  fleurs  artificielles ,   dont  les  habitans  sont  grands 
amateurs.  En  entrant  dans  un  salon,  l'étranger  est  frappé 
de  sa  nudité ,  mais  cette  impression  défavorable  est  com- 
plètement détruite,  lorsque,  après  deux  ou  trois  visites,  les 
jolies  Buenos-Ayriennes  le  traitent  comme  l'ami  de  la  mai- 
son, et  ouvrent  avec  lui  un  cours  d'espagnol. 

))  Les  principales  rues,  qu'on  s'occupe  de  paver  depuis 


282  VOYAGE    A    BUEJVOS-AYRES. 

trois  ans,  sont  fort  propres.  On  extrait  les  pavés  des  car- 
rières de  granit ,  situées  sur  la  rive  opposée  de  la  Plata,  et 
que  le  blocus  rend  aujourd'hui  inabordables.  Les  rues  non 
pavées  sont  souvent  impraticables,  à  cause  des  ravins  qui 
les  sillonnent  dans  la  saison  des  ouragans  ,  et  de  la  vase 
qui  s'y  amoncelle  en  certains  endroits  et  où  les  chevaux 
s'enfoncent  jusqu'au  poitrail  :  le  même  inconvénient  existe 
sur  les  routes.  A  cette  époque  ,  les  habitans  sont  retenus 
prisonniers  dans  leurs  maisons.  Dans  les  temsde  sécheresse, 
on  est  suffoqué  par  la  poussière  ^  les  rues  non  pavées  ont, 
des  deux  côtés,  un  escarpement  de  trois  à  quatre  pieds  de 
haut,  qui  sert  de  trottoir  aux  piétons.  Il  est  si  étroit  et  si 
glissant  dans  la  mauvaise  saison  ,  qu'on  risque  de  s'y  rom- 
pre le  cou.  On  traverse  la  rue  sur  des  madriers ,  des  blocs 
de  pierre  jetés  d'un  trottoir  à  l'autre^  passage  non  moins 
dangereux  dans  les  tems  de  pluie. 

1)  Au  centre  du  port  est  située  la  citadelle  de  Buenos-Ay  res 
construite  en  pierre,  et  garnie  d'artillerie  5  le  président, 
les  officiers  et  les  ministres  y  ont  des  appartemens.  Der- 
rière le  fort,  et  à  cent  toises  de  distance  dans  l'intérieur, 
on  remarque  la  grande  place  ,  bordée  au  nord  par  la  cathé- 
drale, à  l'est  par  la  Recova^  galerie  couverte,  occupée  par 
des  boutiques ,  au  sud  par  le  Cabildo  (  la  halle  ) ,  vaste  bâ- 
timent où  les  officiers  municipaux  tiennent  aussi  leurs 
séances.  Celte  place  est  le  théâtre  des  fêtes  et  des  réjouis- 
sances publiques.  Dans  leurs  solennités  religieuses,  les  Bue- 
nos-Ayriens  y  déployaient  autrefois  une  pompe  qu'auraienf 
enviée  en  Europe  les  villes  catholiques  de  premier  ordre  ; 
mais  ce  tems  n'est  plus,  et  la  facilité  avec  laquelle  ils  ont  se- 
coué leurs  anciennes  pratiques  religieuses  dément  l'opinion 
trop  légèrement  adoptée,  que  les  populations  retenues  dans 
l'ignorance  sont  les  plus  obstinées  à  garder  les  préjugés 
qui  ont  bercé  leur  enfance. 

»  La  cathédrale,  Téglise  la  plus  vaste  de  Buenos-Ayres, 


VOYAGE    A    BLENOS-AYRES.  28 3 

est  décorée,  dans  l'intérieur,  de  jolis  tableaux  et  d'un 
maître-autel  magnifique-,  aux  colonnes  qui  bordent  ses 
bas-côtés  sont  suspendus  les  drapeaux  enlevés  aux  Brési- 
liens dans  la  guerre  actuelle.  Le  i5  mai  1827,  anniversaire 
de  la  déclaration  de  l'indépendance,  le  président,  accom- 
pagné de  tous  les  officiers  civils  et  militaires,  et  escorté  de 
la  garnison,  s'y  est  rendu  pour  assister  au  Te  Deum.  C'est 
la  cérémonie  la  plus  brillante  que  j'aie  vue  pendant  mes  dix 
mois  de  séjour. 

»  Auprès  du  fort,  on  a  construit  une  jetée  de  200  verges 
sur  12,  pour  faciliter  les  débarquemens-,  elle  est  peu  fré- 
quentée. En  général,  le  fret  et  les  passagers  sont  trans- 
portés sur  des  barques  ou  canots  jusqu'au  rivage^  là  des 
cbariots  ,  dont  les  roues  sont  très-élevées ,  achèvent  de 
les  transporter  sur  les  quais.  Quelquefois  ces  chariots  font 
un  quart  de  mille  dans  l'eau ,  avant  d'arriver  à  l'endroit 
où  le  bateau  est  forcé  de  s'arrêter. 

»  Les  esclaves  sont  traités  à  Buenos-Avres  avec  beaucoup 
de  douceur  :  on  ne  les  emploie  jamais  à  des  travaux  fati- 
gans^  on  les   occupe  exclusivement  des  détails    domesti- 
ques, tels  que  la  cuisine,  le  blanchissage,  la  tenue  de  la 
maison,   le  service  de  la  table.  Les  femmes  servent,   en 
général,  de  femmes-de-chambre   à  leurs  maîtresses.  Les 
esclaves  mécontens  de  leur  maître  peuvent  réclamer  au- 
près du  congrès,  et  obtenir  un  décret  qui  ordonne  leur 
mise  en  vente  à  un  prix  assez  élevé  pour  couvjir  les  frais 
d'acquisition.  Pendant  mon   séjour,  je  n'ai  pas  oui   dire 
qu'aucun  esclave  ait  demandé  cette  faveur.  Quelques-uns 
m'ont  même  assuré  que,  si  on  leur  offrait  la  liberté,  ils  ne 
l'accepteraient  pas.  On  concevra  aisément  cette  disposition, 
si  on  réfléchit  que  l'habitude  subjugue  toujours  les  per- 
sonnes indolentes,  et  que  les  noirs,  qui  sont  nourris  et  pro- 
tégés par  leurs  maîtres,  n'auraient  plus  qu'une  existence 
précaire,  s'ils  étaient  livrés  à  eux-mêmes,  n 


284  VOYAGE    A    RUEIVOS-AYRES. 

Voici  quelques  détails  sur  les  usages  et  les  mœurs  des 
liabitans  dispersés  dans  les  plaines  voisines  de  Buenos- 
Ayres. 

(c  Le  pays  est  divisé  en  estancias  ou  grands  corps  de  fer- 
mes ,  dont  le  bétail  et  les  pâturages  forment  toute  la  ri- 
chesse. Chaque  ferme  a  un  pâtre  en  chef,  nommé  capataz, 
lequel  a  sous  ses  ordres  un  valet  ou  pâtre  en  second,  appelé 
peon.  Le  travail  de  la  ferme  consiste  à  faire  à  cheval,  avec 
des  dogues ,  des  rondes  dans  la  plaine  ,  afin  de  rassemble!' 
le  bétail  et  de  le  parquer  pendant  quelque  tems-,  après  quoi, 
on  le  rend  à  son  indépendance.  Dans  l'intervalle  on  marque 
le  bétail  avec  un  fer  rouge  portant  le  cachet  du  fermier  -, 
on  châtre  les  jeunes  taureaux  ou  les  poulains  ,  on  dompte 
les  chevaux.  Dans  la  saison  des  pluies  et  au  printems,  on 
tue  les  bestiaux,  on  tanne  leurs  cuirs,  on  prépare  les 
suifs ,  etc.  Les  capataz  et  les  peons  qui  sont  mariés  vivent 
avec  leur  ménage  dans  des  huttes  isolées  :  le  mobilier  de 
ces  huttes  se  compose  ordinairement  d'un  baril  d'eau,  d'un 
vase  de  cuivre  étamé  pour  faire  bouillir  le  maté ,  de  quel- 
ques gourdes  où  on  le  conserve,  d'une  marmite  en  fer, 
d'une  corne  ou  écaille  creusée  en  guise  de  coupe,  et  d'un 
épieu  de  bois  dur,  aiguisé  en  broche.  Les  crânes  de  bœuf 
servent  de  siège  ^  on  commence  cependant  à  faire  usage  de 
bancs,  ou  de  chaises  grossièrement  travaillées^  le  lit  se 
compose  de  quelques  planches  dressées  à  deux  pieds  au- 
dessus  du  sol,  et  couvertes  de  peaux.  Les  peons  couchent, 
en  général ,  à  terre  sur  la  couverte  de  leurs  chevaux  j  ils 
ont  pour  couverture  une  pièce  de  peau  de  huit  pieds  de 
long  sur  deux  de  large ,  et  pour  oreiller  une  selle  -,  la  selle 
est,  pour  le  pâtre  de  Buenos-Ayres,  un  meuble  d'un  usage 
général  :  elle  lui  sert  aussi  d'ustensile  de  cuisine.  En  effet, 
quand  il  a  à  voyager,  il  place  entre  la  selle  et  le  dos  de 
son  cheval  la  tranche  de  bœuf  à  moitié  cuite  qui  doit  com- 
poser son  repas,  et,  après  deux  ou  trois  heures  de  galop, 


VOYAGE    A    BLEAOS-AYUES.  ^85 

elle  est  aussi  lendreque  nos  meilleurs  billecs.  Enfin,  dans  sa 
course,  la  selle  sert  de  parapluie  à  ses  vêtemens.  Lorsqu'il 
voit  une  averse  prête  à  fondre  sur  sa  tête ,  il  s'empresse  de 
les  quitter,  les  attache  sous  sa  selle ,  et  lance  de  nouveau 
son  cheval  ^  q«and  la  pluie  cesse,  il  se  rhabille  après  avoir 
pris  un  bain  au  galop. 

))  On  dirait  que  la  campagne  de  Buenos-Ayres  manque  de 
femmes  j  on  peut  en  effet  vovager  plusieurs  jours  sans  en 
apercevoir  aucune.  En  voici  la  raison  :  les  femmes  se  tien- 
nent constamment  sous  le  toit  domestique,  occupées  des 
soins  du  ménage.  Au  reste  ,  on  n'a  pas  à  regretter  de  ne  pas 
les  voir  j  la  présence  de  ces  nymphes  n'embellirait  point  le 
paysage  :  elles  n'ont  ni  le  vif  incarnat,  ni  le  linge  blanc,  ni 
le  port  modeste  des  paysannes  anglaises  :  leur  seul  vêtement 
est  une  camisole  de  rétoffe  la  plus  grossière  ^  elles  n'ont 
ni  chapeau,  ni  bonnet,  ni  jupes,  ni  bas,  ni  souliers  :  je 
ne  les  ai  jamais  vues  laver  leur  linge  ou  leur  personne,  et 
jecrois  que  c'est  une  opération  à  laquelle  elles  ne  se  livrent 
que  dans  les  grandes  occasions.  Leur  occupation  ordinaire 
est  de  faire  le  maté ,  de  préparer  les  repas  de  leurs  maris, 
et  de  balancer  leur  enfant  dans  un  hamac  suspendu  au  pla- 
fond ^  elles  passent  le  reste  du  tems  les  bras  croisés ,  ou  le 
cigarre  à  la  bouche  ,  et  elles  en  font  une  grande  consom- 
mation. Je  n'ai  jamais  assisté  à  aucune  de  leurs  fêtes  :  la 
population  est  éparse  sur  une  trop  grande  étendue  pour 
que  ces  réunions  puissent  être  fréquentes.  Cependant,  me 
trouvant  un  jour  à  Arroyo  de  la  China,  sur  les  rives  de 
rUraguay,  je  vis  un  grand  nombre  d'hommes  et  de  femmes, 
dépouillés  de  tout  vêtement,  qui  se  baignaient  et  nageaient 
pêle-mêle.  Celles-ci  plaisantaient  sur  la  maladresse  de  mes 
compagnons  qui  s'étaient  mis  de  la  partie,  et  elles  leur 
donnaient  des  leçons  de  natation.  » 

Nous  ne  parlerons  pas  de  la  manière  de  vivre  de  cette 
race  de  créoles  à  demi  sauvages,  nommés  gauchos ,  dont 


286  VOYAGE    A    BLEIVOS-AYRES. 

le  capitaine  Head  et  M.  Andrews  ont  retracé  d'une  ma- 
nière si  piquante  les  usages  et  les  mœurs  ^  M.  Beaumont 
les  juge  moins  favorablement  que  ses  devanciers  ,  et  sur- 
tout que  M.  Head.  Il  se  plaint  beaucoup  de  certains  re- 
pas où  les  gaucbos ,  à  défaut  de  fourchette  et  de  cuiller, 
déchiraient  à  belles  dents  les  tranches  de  bœuf  à  demi 
rôties,  reliraient  de  leurs  mains  calleuses  le  bouilli  du  fond 
de  la  marmite,  et  faisaient  circuler,  dans  deux  ou  trois 
écailles  concaves,  qui  servaient  pour  tous  les  convives,  le 
potage  ou  plutôt  Teau  chaude  dans  laquelle  on  avait  jeté 
la  viande  sans  aucun  assaisonnement. 

Les  paysans  créoles  se  croiraient  déshonorés  si  un  de 
leurs  camarades  les  rencontrait  cheminant  à  pied.  C'est  ce 
qui  arriva  à  un  des  guides  de  M.  Beaumont ,  qui  lui  avait 
donné  un  cheval  poussif^  le  pauvre  animal  expira  de  fatigue 
après  deux  heures  de  marche  :  M.  Beaumont  prit  alors  sans 
ftiçon  le  cheval  du  guide  ,  au  grand  mécontentement  de 
celui-ci,  qui,  par  malheur,  fut  aperçu  se  traînant  triste- 
ment à  la  suite  de  son  maître,  et  qui  aurait  voulu,  dans  ce 
moment,  que  la  terre  se  fut  ouverte  sous  ses  pas. 

Les  pâturages    sont  si  abondans  dans   les  savanes  de 
Buenos-Ayres,  que  les  bœufs  et  les  chevaux  y  sont  presque 
sans  valeur.  Un  fermier  anglais  serait  confondu  d'y  voir 
vendre  un  cheval  une  demi-couronne,  et  vingt  moutons 
une  livre  sterling  (?,5  fr.).  «  Dans  le  principe,  dit  notre 
voyageur,  les  moutons  n'étaient  évalués  qu'à  raison  de  leur 
laine  5  pour  s'épargner  la  peine  de  les  tondre  on  les  tuait, 
et  ou  les  laissait  sur  place  exposés  à  la  voracité  des  condors 
ou  d'autres  animaux  sauvages.  Quelquefois  cependant  on 
faisait  sécher  au  soleil  les  débris  solides  de  ces  animaux, 
on  les  pilait  ensuite  et  on  en  fabriquait  des  mottes  pour  le 
chauffage.  On  alimentait  aussi  les  fours  à  chaux  et  à  bri- 
ques, avec  leurs  carcasses.  Il  existe  même  une  loi  qui  dé- 
fond de  les  jeter  vivans  dans  les  fours,  ce  qu'on  avait  l'ha- 


VOYAGE    A    BUEJN'OS  AYRES.  nS'j 

bitude  de  faire  pour  se  dispenser  de  les  tuer  préalablement. 
Autrefois,  le  dernier  des  esclaves  aurait  dédaigné  de  man- 
ger du  mouton  :  le  prix  de  cet  animal  a  été  long-tems  d'un 
real  par  tète  (26  c.  environ).  En  iSaS,  la  société  d'Agri- 
culture de  Rio'de  la  Plata  en  acheta  4,000  à  quatre  réaux 
(i  fr.)  la  pièce  ^  et,  quand  j'ai  quitté  Buenos-Ayres,  dans 
Télé  de  182^,  on  les  vendait  un  dollar  (environ  5  fr.  55  c). 

»  Le  pays  abonde  en  chevaux  comme  en  bétes  à  laine. 
On  les  voit  errer  par  milliers  dans  l'état  sauvage  ^  il  en 
coûte  si  peu  de  les  nourrir,  que ,  même  dans  les  dernières 
classes  du  peuple,  chacun  a  le  sien. 

»  Les  Indiens  de  race  pure,  qui  avoisinent  la  province 
de  Buenos-Ayres,  ne  vivent  pas  entièrement  dans  l'état 
sauvage.  Outre  le  goût  des  liqueurs  fortes,  qu'ils  doivent  à 
l'établissement  des  Européens  dans  ces  contrées  ,  genre  de 
service  qui  les  dispense  de  toute  reconnaissance,  ils  leur 
sont  redevables  des  progrès  de  leur  industrie.  Ils  font  pour 
eux  des  lassos,  des  balles,  des  sangles ,  des  fouets  de  cuir 
et  des  plumeaux  en  plumes  d'autruche  coloriées^  ils  leur 
vendent  également  des  peaux  de  tigre,  de  lion,  de  pan- 
thère. Ils  prennent  en  échange  du  maté ^  du  sucre,  des 
figues,  des  raisins,  des  éperons,  de  la  coutellerie,  etc. 
Ils  se  rendent  à  cet  effet  à  Buenos-Ayres  ,  par  troupes  5  le 
gouvernement  leur  a  réservé  un  faubourg  ,  et  leur  interdit 
le  reste  de  la  ville  dans  l'intérêt  de  la  tranquillité  publique.  » 

M.  Beaumont  termine  sa  relation  par  quelques  conseils 
fort  sages,  adressés  à  ceux  qui  seraient  tentés  de  placer 
leurs  fonds  h.  Buenos-Ayres,  ou  d'v  émigrer. 

«  Après  avoir  été  témoin  de  l'état  précaire  où  des  guerres 
et  une  anarchie  de  plus  de  quinze  années  ont  plongé  la  ré- 
publique ,  et  du  désappointement  des  personnes  qui  avaient 
ajouté  une  foiaveugle  aux  promessesde  son  gouvernement, 
nous  ne  saurions  recommander  trop  de  précautions  aux 
capilaUâles  qui  voudraient  placer  leurs  fonds  dans  ce  pays. 


288  VOYAGE    A    BUENOS-AYRES. 

Aussi  loiig-lems  que  les  républicains  de  la  Plala  ne  seront 
pas  bien  convaincus  que  les  étals  ne  prospèrent  que  par 
la  franchise  et  la  bonne  foi  dans  leurs  relations  commer- 
ciales et  civiles,  il  faut  espérer  que  personne  ne  sera  plus 
assez  dupe  pour  prendre  un  intérêt  dans  les  sociétés  d'é- 
migration destinées  à  coloniser  ces  contrées  lointaines, 
ou  pour  V  envoyer  des  cultivateurs  ou  des  artisans  dans  le 
but  de  bénéficier  sur  leurs  travaux.  De  leur  côté  les  mar- 
chands ou  fabricans  y  regarderont  sans  doute  à  deux  fois 
avant  d'expédier  leurs  denrées  aux  agens  et  consignataires 
buenos-ayriens,  même  sous  la  garde  des  subrécargues  les 
plus  dignes  de  leur  confiance.  Il  est  cependant  des  classes 
d'individus  qui  peuvent  espérer  d'améliorer  leur  condition 
dans  les  provinces  delaPlata,  quand  leurs  ressources  per- 
sonnelles leur  permettent  de  faire  le  voyage.  Ce  sont  les  ar- 
tisans, les  laboureurs,  les  jardiniers,  les  charpentiers^  les 
maçons,  les  tailleurs,  les  cordonniers ,  etc.,  etc.,  pourvu 
toutefois  que,  dans  chacun  de  ces  métiers,  ils  n'encombrent 
pas  le  marché  par  une  concurrence  fâcheuse.  Le  pays  ne 
manque  pas  d'hommes  à  talens  et  à  projets,  d'entrepre- 
neurs, de  directeurs,  et,  en  fait  de  ruse,  les  créoles  sont 
capables  d'en  montrer  aux  Anglais  les  plus  déliés.  Les  gens 
à  projets  y  sont  sans  occupation ,  les  spéculateurs  voient 
tous  leurs  plans  échouer,  et,  quant  aux  directeurs,  grâces 
à  la  vanité  humaine,  ils  y  surabondent  comme  partout. 

n  II  y  a  également  trop  d'agens  ou  d'employés  ^  les  ou- 
vriers ordinaires  sont  peut-être  les  seuls  qui  puissent  se 
rendre  à  Buenos-Ayres  avec  la  certitude  d'y  améliorer  leur 
condition ,  à  l'aide  d'un  travail  modéré  5  cependant  il  ne 
faut  pas  qu'ils  se  fassent  illusion.  Si  on  dit  à  un  artisan  que, 
dans  cette  ville,  il  peut  gagner  deux  ou  trois  dollars  (de  1 1 
à  16  fr.)  par  jour,  et  que  le  bœuf  s'y  vend  un  sou  la  livre 
et  l'eau-de-vie  un  dollar  et  demi  par  gallon  ,  il  imagine 
qu'il  va  y  faire  sa  fortune  ^  mais  voici  le  revers  de  la  mé- 


VOYAGE    A    BTJENOS-AYTIES.  289 

daille.  Si  la  viande  de  boucherie  ,   Teau-de-vie  et  même 
certains  fruits,  tels  que  la  pcche,  y  sont  à  vil  prix,  tout  le 
reste  y  est  fort  cher.  Le  logement,  riiabillement,  le  pain  , 
le  beurre,  les  légumes,  quelques  fruits,  y  coûtent  presque 
le  double  qu'à  Londres  ^  les  pommes  de  terre  ne  s'y  ven- 
dent pas  moins  de  6  pence  (Go  cent.)  la  livre.  Le  climat 
énerve  Thomme  et  l'invite  à  la  paresse  \  d'ailleurs  les  usages 
du  pavs ,  les  exemples  qu'il  a  sous  les  yeux  ,   peuvent  le 
rendre  ivrogne,  libertin.  Aussi,  quoiqu'on  puisse  vivre  à 
l'aise  àBuenos-Avres,  en  travaillant  beaucoup  moins  qu'en 
Angleterre,  l'émigrant  européen  courra  le  risque  de  se 
trouver  dans  une  position  pire ,  peut-être  ,  que  celle  qu'il 
aura  quittée  ^  il  est  certain  du  moins  qu'il  ne  sera  vêtu  ni 
logé  aussi  bien  que  dans  son  pays  natal ,  et  qu'il  aura  be- 
soin d'un  courage  et  d'une  sagesse  exemplaires  pour  y  faire 
des  économies.  Avant  mon  départ  d'Angleterre  ,  Don  Ma- 
nuel Sarratea,  ministre  de  la  république  auprès  de  notre 
cour,  m'a  donné  ,  sur  ce  point,  des  détails  dont  mes  ob- 
servations personnelles  ont  constaté  Texactitude.  Il  m'a  dit 
avoir  remarqué  des  gens  qui  s'étaient  rendus  à  Buenos- 
Avres,  dans  l'intention  d'exercer  leur  industrie  avec  le 
même  zèle  qu'en  Angleterre,  et ,  surtout,  de  faire  des  éco- 
nomies. La  première  année,  ils  persistèrentdansleursbonnes 
résolutions  ;  la  seconde,  ils  perdirent  courage  ^  la  troisième, 
ils  étaient  descendus  au  niveau  des  habitans  du  pays,  w 

En  résumé,  l'ouvrage  de  M.  Beaumont  sera  principale- 
ment utile  aux  personnes  qui  se  proposent  d'émigrer  sur 
les  rives  de  la  Plata.  Les  documens  qu'il  offre  au  public 
sous  ce  rapport  pourraient  être  plus  complets ,  mais  ils 
suffisent ,  en  attendant  mieux  ,  pour  éclairer  sur  leurs 
véritables  intérêts  les  capitalistes ,  les  spéculateurs  et  les 
artisans  qui  seraient  tentés  de  prendre  pour  un  el  Dorado 
les  provinces  unies  de  l'Amérique  du  Sud. 

(  London  Magazine.  ) 


§ô,0ttventr5    b^    ('^.^afie  (t). 


Saint-Piertie  !  le  Vatican  !  mille  souvenirs  confus,  mille 
vagues  pensées  se  pressent  à  ces  mots  dans  l'esprit  du  phi- 
losophe ;  il  voit  Rome  ,  deux  fois  victorieuse  du  monde , 
régner  tour  à  tour  dans  les  annales  des  hommes  par  la  force 
du  glaive  et  celle  des  croyances.  Il  s'achemine  avec  respect 
vers  le  sanctuaire  même  du  catholicisme,  vers  le  Capitole 
de  P\.ome  chrétienne. 

J'attendis,  pour  visiter  Saint-Pierre,  un  jour  de  fête 
solennelle.  J'avais  eu  soin  de  lire ,  pour  mieux  préparer  mon 
admiration ,  la  plupart  des  descriptions  que  les  voyageurs 
nous  ont  données  de  ce  temple  chrétien  :  l'imagination 
remplie  de  leurs  tableaux,  presque  tous  fantastiques,  je  me 
mis  en  route.  Qu'il  y  a  de  maladresse  à  dépouiller  d'avance 
de  leur  prestige  ses  illusions  et  ses  jouissances  !  L'idée  que 
l'on  s'est  faite,  l'espèce  d'enthousiasme  auquel  on  s'attend, 
correspondent  rarement  avec  la  réalité  des  objets  ^  on  est 
trompé  dans  son  espérance ,  et  le  désappointement  qu'on 
éprouve  vient  gâter  un  plaisir  qui  n'est  jamais  si  vif  et  si  pur 
que  lorsqu'il  est  inattendu. 

Sept  heures  du  matin  sonnaient,  et  une  foule  empressée 
se  coudoyait  dans  la  rue  Condotti,  qui  ,  suivant  une  ligne 
droite,  aboutit  à  la  place  Saint-Ange.  Cette  avenue  étroite, 
longue,  déjà  remplie  de  promeneurs,  obstruée  par  les 
voitures,  ne  me  permettait  ni  des  observations  curieuses,  ni 
une  route  agréable  ^  j'aimai  mieux,  comme  Jean  La  Fou- 
laine,  prendre  le  plus  long  chemin  ,  et,  faisant  un  détour, 

(i)  Voyez  les  lettres  précédentes  dans  les  numéros  24»  ^5  ,  26,  27  et  3o 
de  notre  recueil. 


SOL'YEIS'IllS    DE    L  ITALIE.  29 1 

traversant  le  pont  Sixte  et  la  Lungara  ,  parvenir  plus  tard , 
mais  plus  commodément,  au  but  de  mon  voyage. 

Je  rêvais  à  mon  aise  aux  destinées  de  R.ome,  à  la  louve 
conquérante,  mère  de  Romulus,  et  à  la  tiare  du  nouvel  em- 
pire aCTermi  par  liildebrand,  lorsque  j'aperçus  le  Panthéon. 
A  peine  lui  accordai-je  un  coup-d'œil^  j'étais  préoccupé 
des  grandeurs  de  Rome  moderne.  Il  me  semblait  que  la 
sévère  majesté  de  cette  architecture  antique  nuirait  à  l'im- 
pression que  devait  me  faire  le  génie  plus  hardi  et  moins 
pur  de  Michel-Ange.  Une  boue  épaisse  couvrait  le  pavé  de 
la  plupart  des  rues  de  traverse  par  lesquelles  j'étais  obligé 
de  passer,  et  je  ne  pus  m'empécher  de  porter  envie  à  ces 
bienheureux  savans  ,  dont  Tidolàtrie  adore  jusqu'aux  dé- 
combres de  Rome ,  et  qui  prétendent  ,  comme  le  pédant 
Eustace  (i),  «  que  la  boue  de  la  ville  éternelle  n'est  pas  un 
objet  sans  intérêt.  » 

Me  voici  à  Tentrée  de  la  place  Navone,  l'ancien  Circus 
^gonalis^  qui  a  conservé  la  forme  de  l'hippodrome,  et  qui, 
une  fois  dans  l'année,  est  rendue  à  sa  destination  primitive. 
Ce  parallélogramme,  arrondi  à  ses  deux  extrémités,  flatte 
Tœil  par  la  courbe  heureuse  qu'il  décrit.  Le  palais  Bras- 
chi  et  le  palais  Innocenziano  ne  sont  point  sans  mérite  : 
quelques  églises  ont  de  l'élégance  et  de  la  grandeur.  Mais 
le  désordre  qui  a  présidé  à  Tarrangement  de  tous  ces  élé- 
mens  Hétéroclites^  une  masure  auprès  d'un  portique-,  tous 
les  ordres  d'architecture  confondus  j  un  contraste  perpé- 
tuel de  couleurs,  de  formes,  de  grandeur,  de  petitesse,  de 
soin,  de  négligence^  en  un  mot  le  vice  capital,  le  péché 
originel  de  Rome  actuelle ,  l'incohérence  ,  y  fatiguent  la 
vue  au  lieu  de  captiver  l'attention. 

Des  trois  fontaines  qui  ornent  la  place,  et  auxquelles  tant 
de  voyageurs  ont  prodigué  leurs  éloges  ,  j'aperçus  la  pre- 

f  1)  Voyageur  anglais,  auteur  du  Tour  classique  en  Italie. 


2Q2  SOt^VENIRS    DE    L  ITALIE. 

raière  ,  j'allai  contempler  la  seconde,  et  j'examinai  là 
troisième  avec  une  scrupuleuse  attention.  Autour  de  la 
première  se  groupent  tous  les  courtiers  d'affaires;  juifs  et 
revendeurs,  marchands  de  fruits  et  de  paniers,  ouvriers 
sans  travail ,  valets  sans  place ,  s'y  donnent  rendez-vous. 
Tous  diriez  quelque  foire  de  province.  Appeler  le  second 
de  ces  monumens  une  fontaine ,  c'est  lui  faire  beaucoup 
d'honneur  :  l'eau  que  l'on  a  laissée  croupir  au  milieu  des 
Tritons  de  pierre  qui  le  composaient  les  a  lentement  dé- 
truits. On  distingue  à  peine,  sous  ce  limon  verdâtré,  une 
cuisse  ,  un  bras  ,  une  conque  mutilés,  débris  informes  de 
leur  divinité  première. 

Je  ne  connais  rien  de  plus  comique  que  de  grands  efforts 
et  point  de  succès,  des  prétentions  hautes  que  rien  ne  jus- 
tifie, et  l'affectation  de  la  grandeur  aboutissant  à  la  niai- 
serie. Il  semble  voir  un  large  manteau  jeté  sur  un  nain  dif- 
forme, ou  l'arlequin  de  la  comédie  étendant  la  main  pour 
ne  rien  prendre.  C'est,  en  peu  de  mots,  le  résumé  comme 
l'idée  la  plus  fidèle  qu'on  puisse  donner  de  cette  célèbre 
fontaine ,  qui  occupe  le  centre  de  la  place  Navone ,  et  rem- 
plit les  pages  descriptives  des  voyageurs.   En  moins  d'es- 
pace, je  défie  que  l'on  entasse  plus  d'absurdités  et  que  l'on 
porte  plus  loin  la  magnificence  du  ridicule.  Imaginez  un 
rocher  factice  ,   soutenant  un  obélisque  avec  lequel  il  n'a 
aucun  rapport  ;  et  sur  ce  rocher,  qui  pourrait  tout  aussi 
bien  servir  de  base  à  une  cathédrale  qu'à  une  pyramide  , 
quatre  personnages  qui  se  regardent,  et  qui,  placés  en  face 
l'un  de  l'autre  ,  sans  motif,  sans  que  rien  justifie  leur  pré- 
sence ou  indique  leur  action  ,  étalent  à  loisir  leur  nullité 
gigantesque.  Ce  sont  des  fleuves  ;  ils  n'ont  point  de  trônes , 
mais  de  misérables  couches  de  joncs  et  de  roseaux  :  leurs 
ondes  ne  bouillonnent  pas  en  jaillissant  de  leur  urne-,  elles 
coulent  paisiblement  et  filtrent  plutôt  qu'elles  ne  s'échap- 
pent des  vases  mesquins  dont  le  sculpteur  a  fait  présent  à 


SOUVENIRS    DE    l'itALIE.  ig^ 

ses  dieux.  Leur  vêtement  est  énigmalique  comme  leur  per- 
sonne-, ce  logogriphe  perpétuel,  ces  plis  qui  recèlent  des 
hiéroglyphes  inintelligibles,  ces  concetti  dont  la  pierre  est 
surchargée,  ne  méritent  pasun  coup  d'oeil.  L'un  des  fleuves, 
celui  qui  se  trouve  placé  vis-à-vis  de  la  façade  duBorromini, 
couvre  sa  tète  d'un  voile.  Est-ce  un  svmbole  ridicule  de  la 
zone  torride,  est-ce  une  lourde  plaisanterie  contre  l'archi- 
tecte.^ Vous  trouverez  dans  beaucoup  d'ouvrages  cette  der- 
nière explication  qu'on  donne  pour  sérieuse.  L'épigramme 
de  quelque  mauvais  plaisant  de  l'époque  se  sera  perpétuée , 
et  la  crédule  sottise  des  antiquaires  en  aura  fait  de  l'his- 
toire. Un  beau  cheval ,  un  lion  colossal,  tous  deux  tombés 
des  nues,  servent  d'escorte  à  mes  quatre  fleuves^  exécutés 
avec  une  certaine  fougue  brillante,  habituelle  au  Bernin 
et  qui  favorisait  les  improvisations  de  son  ciseau,  ils  com- 
plètent la  singulière  mascarade  dont  cette  fontaine  est  dé- 
corée, à  la  honte  de  l'inventeur  ,  au  grand  scandale  des 
arts,  et  pour  offrir  un  éternel  sujet  d'admiration  et  d'élo- 
quence auxcicéroni,  aux  archéologues  et  aux  virtuoses  (i). 
Curieux  en  lui-même,  mais  d'une  date  évidemment  pos- 
térieure à  l'érection  des  véritables  obélisques  égyptiens, 
l'obélisque  de  la  place  Navone  l'emporte  en  antiquité  sur 
celui  de  Minerve,  dont  les  hiéroglvphes  prétendus  ne  sont 
que  des  jeux  de  l'architecte,  des  ornemens  inventés  par 
son  caprice.  Ce  dernier  ne  repose  pas  sur  un  roc,  mais  sur 
un  éléphant  -,  et  si  vous  voulez  savoir  tout  ce  qu'il  y  a  de 
philosophique  et  de  profond  dans  une  invention  si  nou- 
velle, lisez  les  mots  suivans  gravés  en  latin  sur  la  base,  et 
disposés  comme  il  suit  : 

L'éléphant , 

Le  plus  fort  (les  animaux, 

Soutient  la  sagesse  symbolique  de  l'Egypte  , 

Grave'e  sur  cet  obélisque. 

(i)  Virluosi  ,  amateurs  des  arts. 

xvr.  20 


294  SOUVENIRS     DE    l'iTVI.IF. 

Qui  que  tu  sols. 

Apprends 

Que  la  solide  sagesse 

Repose  sur  la  force  de  l'esprit  (i). 

Que  d'esprit ,  en  effet,  dans  ce  style  lapidaire  ,  et  quoi 
heureux  mélange  des  grâces  de  Tallégorie,  des  fleurs  de 
Térudition  et  du  génie  du  calembourg  ! 

En  continuant  ces  observations  intéressantes,  mais  minu- 
tieuses, non-seulement  j'alongeais  encore  une  route  déjà 
trop  longue,  mais  je  courais  risque  de  me  trouver,  à  la 
nuit  tombante ,  sous  les  colonnades  de  Saint-Pierre.  Je 
presse  le  pas^  le  pont  Sixte,  la  Lungara  sont  franchis,  et  je 
sors  des  tristes  portiques  du  Bastion,  construit  par  Micheli. 
Tout-à-coup  je  me  trouve  en  face  de  l'une  des  colonnes 
détachées,  qui  annoncent  la  grande  colonnade ,  et ,  par  la 
pureté  grandiose  de  leurs  contours,  préludent  à  la  magni- 
ficence du  spectacle.  Il  est  midi  ^  la  chaleur  est  étouffante  ; 
un  vaste  silence  règne  autour  de  moi,  et  j'entends  distinc- 
tement le  bruit  lointain  des  clochettes  que  les  chevaux  des 
caritelles  font  résonner  en  marchant.  Je  me  dirige  vers 
l'obélisque  qui  s'élève  au  milieu  de  la  place  ^  c'est  Saint- 
Pierre  que  je  contemple. 

Cette  enceinte  immense,  que  tout  le  luxe  de  l'architecture 
enrichit^  que  peuple,  si  j'ose  le  dire  ,  une  multitude  de 
palais^  dont  le  dessin  vaste  et  onduleux  se  prolongea  perte 
de  vue  et  donne  l'idée  d'une  grandeur  indéfinie  \  tant  d'au- 
dace, d'élégance,  d'opulence,  d'imagination,  de  négli- 
gence et  de  recherche  dans  les  décorations  de  ce  lieu  ma- 
gique-,  ce  cirque  ,  aux  proportions  colossales,  silencieux 
comme  un  temple,  et  brillant  comme  un  théâtre^  le  bruit 
continu,  l'harmonieux  murmure  des  ondes  qui  tombent 

(i)  «  Saplentiae  Egypti  insculptas  obelisco  figuras  ab  elephanto,  bellua- 
rum  fortissimo ,  gestari  quisquls  hic  vides  ,  documentuni  iiitellige  robustse 
mentis  esse  solidam  saplentiam  sustinere.  » 


SOUVENIRS    DE    l'iTALIE.  oq5 

sans  cesse  dans  leurs  coupes  de  marbre-,  ces  statues  isolées 
apparaissant  par  intervalle^  ces  galeries  si  nobles  et  si  gran- 
des ;  la  simplicité  de  l'obélisque  et  son  élévation;  le  pavé 
de  basalte  et  de  porphyre,  laissant  échapper  de  ses  fentes 
les  touffes  d'yn  gazon  épais,  qui,  par  sa  fraîcheur  ,  fait 
sentir  plus  vivement  la  solitude  délicieuse  d'un  sanctuaire 
placé  au  milieu  de  Rome  et  sous  un  ciel  de  feu  :  toutes  ces 
impressions  vinrent  à  la  fois  m'assaillir  et  semblèrent  un 
moment  paralyser  ma  pensée.  Un  repos  involontaire  s'em- 
para des  facultés  de  mon  intelligence  :  je  ne  sus  que  jouir 
sans  admirer,  et  contempler  sans  réfléchir. 

Je  l'avouerai,  cette  sensation  voluptueuse,  qui  enchaî- 
nait toutes  les  puissances  de  mon  ame,   n'était  point  celle 
que  j'attendais  ,  que  j'espérais  même.  Chez  les  peuples  du 
Nord,  l'idée  du  sublime  est  inséparable  de  celle  d'une  terreur 
mystérieuse  ,  invincible  et  secrète  ;  et  l'inclémence  de  leur 
climat  leur  fait  regarder  l'effroi  comme  la  source  des  plus 
fortes  émotions  que  les  arts  puissent  leur  donner.  C'est  sur 
cette  idée,  inhérente  à  la  nature  même  du  sol  et  du  ciel  dans 
le  Septentrion,  queBurke  a  fondé  sa  théorie  du  sublime  (i). 
C'était  aussi  une  majesté  grandiose  et  non  une  beauté  gra- 
cieuse, que  mon  imagination  exaltée  avait  prêtée  à  l'église  de 
Saint-Pierre  :  je  m'attendais  à  voir  un  Saint-Paul  colossal.  Il 
me  semblait  que  le  génie  de  Michel-Ange  allait  se  révéler  à 
moi,  entouré  de  nuages  et  d'éclairs,   et  m'accabler  d'une 
inexprimable  terreur.  On  a  vu  combien  je  m'étais  trompé. 

Je  ressentais  moins  d'étonnement  que  de  plaisir,  et  mon 
étonnement  même  était  plus  doux  que  violent.  En  dépit  de 
la  beauté  du  spectacle,  j'étais  piqué  d'avoir  fait  de  fausses 
conjectures,  et  telle  est  la  personnalité  humaine,  que  ce 
mécontentement  de  mon  amour -propre  corrompait  mes 
jouissances.  Bientôt,  cependant,  un  examen  plus  impartial 
dissipa  les  préventions  de  mon  humeur.  Je  reconnus  par 

(i)  An  Inquiry  on  the  sublime  and  beautiful. 


2q5  SOUVEîS'IRS    de    l' ITALIE. 

degrés  que  les  proportions  gigantesques  des  masses  ne  con- 
stituent pas  la  véritable  grandeur ,  et  j'admirai  l'harmonie 
parfaite  qui  ,  de  tant  d'élémens  distincts  ,  forme  un  tout 
unique  et  un  ensemble  complet.  Je  m'aperçus  que  ce 
temple ,  s'élevant  seul  au  milieu  d'un  espace  vide  ,  sur  la 
transparence  éclatante  de  l'atmosphère  italienne ,  sans  ob- 
jet de  comparaison  pour  en  faire  ressortir  la  masse,  ne  pou- 
vait frapper  les  yeux  que  par  sa  beauté,  non  par  sa  gran- 
deur :  et  que  le  nombre  même  et  l'élégance  des  accessoires, 
détournant  l'attention  et  la  partageant ,  expliquaient  fort 
bien  l'efifet  j)lus  gracieux  qu'imposant  de  cet  édifice  qui 
semblait ,  au  premier  coup  d'œil ,  ne  pas  répondre  aux 
éloges  dont  il  est  l'objet,  et  mentira  sa  renommée. 

Le  lieu  de  la  sépulture  de  saint  Pierre  ,  qui ,  dit-on  , 
souffrit  le  martyre  et  fut  enseveli  au  milieu  du  cirque  de 
Néron ,  fut  révéré  par  les  chrétiens  primitifs  et  consacré 
par  leur  piété.  Soit  que  l'autel  qu'ils  y  élevèrent  fût  une 
tombe,  un  cénotaphe,  ou  seulement  un  autel  ,  une  con- 
stante vénération  s'attacha  au  lieu  supposé  ou  réel  de  ce 
grand  sacrifice.  Je  néglige  les  longues  discussions  que  Nar- 
dini  et  ses  adversaires  ont  élevées  à  cet  égard ,  et  je  me 
contente  de  rapporter  le  seul  fait  qui  s'appuie  sur  des 
témoignages  historiques  -,  c'est  l'identité  de  la  place  où  est 
située  l'église  de  Saint-Pierre  ,  avec  le  cirque  où  Néron 
faisait  suspendre  à  des  croix  enflammées  et  lapider  par  ses 
bourreaux  les  malheureux  Nazaréens. 

A  l'église  de  Constantin  ,  souvent  réparée  et  construite 
sur  le  modèle  des  basiliques  de  la  même  époque  ,  succéda 
le  temple  actuel  dont  Nicolas  Y  eut  le  premier  l'idée,  et 
qui,  commencépar  Jules  II,  fut  terminé  par  Paul  V.  Vingt- 
quatre  pontifes  concoururent  à  ce  grand  monument.  11 
épuisa  leurs  trésors  et  mit  en  péril  leur  puissance.  Toutes 
les  nations  furent  appelées  à  payer  le  tribut  exigé  pour  sa 
construction  ,  toutes  les  écoles  à  l'orner  de  leurs  créations. 


SOLVEMRS    UE    L  ITALIE.  2.g'j 

Bramante  en  conçut  le  premier  plan  -,  Michel-Ange  y  ap- 
posa le  cachet  de  son  génie.  On  lui  doit  la  nouvelle  forme 
de  la  croix  grecque,  la  colonnade  carrée  ,  le  portique  qua- 
druple imité  du  Panthéon  ,  nobles  fruits  d'un  talent  mâle, 
qui  furent  étotiffés  dans  la  suite  sous  la  pompeuse  élégance 
des  ornemens  que  d'autres  architectes  y  accumulèrent.  La 
coupole,  qu'une  tradition  erronée  lui  attribue,  appartient  à 
son  prédécesseur  et  ne  fut  que  perfectionnée  par  son  audace 
savante.  Brunelleschi,  le  premier,  avait  introduit  l'usage  de 
ces  dômes  aériens  ,  dans  la  cathédrale  de  Florence^  idée 
saisie  par  Bramante,  exécutée  et  agrandie  par  le  téméraire 
Michel-Ange,  qui  asa  suspendre  une  église  nouvelle  dans 
les  airs.  La  faute  commise  en  perçant  à  jour  les  murs  d'ap- 
pui, et  surtout  la  préparation  faible  et  insuffisante  des  fon- 
dations de  Tédifice ,  l'exposèrent  à  un  accident  qui  répan- 
dit l'alarme  dans  Rome.  Le  dôme  se  lésarda  sur  les  côtés. 
Boscovich  ,  consulté  sur  cet  objet ,  conseilla  de  retenir  et 
d'assujétir  le  tambour  au  moyen  d'un  cercle  de  fer  :  expé^ 
dient  ridicule  et  dangereux,  qui,  ne  faisant  qu'augmenter  le 
poids  de  la  coupole  sans  rien  changer  aux  fondations,  sans 
renforcer  les  points  d'appui,  n'opposait  qu'un  palliatif  tem- 
poraire au  mal  que  l'on  redoutait.  Milizia ,  dans  une  dis- 
sertation savante  et  ingénieuse,  a  prouvé  l'inefficacité  de  ce 
moyen ,  et  n'a  pas  ménagé  l'amour-propre  de  ses  com- 
patriotes. 

Le  plan  original  de  Michel-Ange  offrait  la  vigoureuse 
empreinte  de  ce  grand  génie  et  de  ses  conceptions  habi- 
tuelles \  conservé  dans  le  musée  du  Vatican,  il  est  encore 
l'objet  de  ladmiration  des  artistes  :  on  voit  que  l'auteur 
s'est  inspiré  des  chefs-d'œuvre  les  plus  majestueux  de  l'ar- 
chitecture antique.  Osons  cependant  affirmer  que  plusieurs 
des  additions  du  Bernin  conviennertt  mieux  au  génie  mo- 
derne ,  et  font  ressortir  avec  plus  d'avantage  la  grandeur 
de  l'ensemble  :  rien  de  mieux  imasiné  aue  celte  colonnade 


298  SOUVE^'inS    DE    LITALIE. 

circulaire,  avenue  magnifique  et  cirque  élégant.  Les  por- 
tiques dont  Michel-Ange  environnait  le  sanctuaire  pou- 
vaient en  augmenter  la  majesté  sacrée  et  la  rendre  plus 
vénérable  en  la  voilant  aux  yeux  des  mortels  -,  mais  l'éclat 
du  culte  catholique  et  l'accès  d'un  temple  ouvert  à  tous  les 
peuples  du  monde  réclamaient  une  avenue  plus  riche, 
plus  brillante  et  qui  s'accordât  avec  la  pompe  et  l'univer- 
salité, caractères  de  la  religion  romaine. 

Si  l'on  examine  avec  une  attention  scrupuleuse  les  dé- 
tails de  cet  ensemble  admirable ,  on  y  trouve  partout  les 
défauts  alliés  aux  beautés.  La  coupole,  en  elle-même,  est 
noble  :  elle  s'accorde  mal  avec  la  façade  *,  c'est  un  temple 
sur  un  autre  temple.  Sa  légèreté  ,  sa  forme  en  spirale, 
étonnent  et  charment  le  regard ,  qui  n'y  trouve  pas  la  sé- 
vérité menaçante  des  voûtes  gothiques  et  croit  parcourir 
les  arceaux  élégans  d'un  palais  de  féerie.  Si  les  parties  in- 
férieures et  supérieures  du  monument  eussent  correspondu 
entre  elles  avec  une  régularité  plus  exacte ,  on  aurait  ad- 
miré le  plus  vaste  des  temples  antiques  ;  son  originalité 
chrétienne  ,  son  caractère  spécial ,  auraient  disparu. 

La  façade  est  inexcusable.  Là,  les  défauts  inutiles  abon- 
dent et  les  beautés  réelles  manquent.  Est-ce  l'habitation 
de  Dieu  que  m'annoncent  ces  lourdes  fenêtres ,  ces  inu- 
tiles mezzanines  ^  ces  ornemens  déplacés,  ces  saints  gigan- 
tesques qui  écrasent  leurs  faibles  piédestaux,  cette  demi- 
colonnade  qui,  tournant  autour  de  l'édifice ,  perd  sa  forme 
et  s'aplatit  en  pilastres?  J'aime  ces  simples  portiques  et  ces 
larges  masses  d'ombres  dessinés  par  Michel-Ange^  mais 
trop  de  vices  eflacent  ces  mérites,  et  la  recherche  d'une 
vaine  coquetterie  blesse  partout  les  regards. 

C'est  dans  les  accessoires  que  tout  est,  sinon  irrépro- 
chable, du  moins  magnifique  et  frappant.  Le  Bernin,  qui 
n'a  pas  craint  de  transporter  les  ressources  et  les  secrets  de 
la  peinture  dans  le  domaine  de  l'architecture,  n'eut  jamais, 


SOL'VEMKS    DE    L  ITALIE.  2^0 

dans  ses  nombreuses  créations ,  d'inspiration  aussi  gran- 
diose. On  retrouve  ici  sa  hardiesse  et  son  caprice,  mais 
quel  heureux  mouvement  de  lignes  !  Quelles  courbes  dé- 
licates; quelles  ondulations  ravissantes!  quelle  variété!  Ce 
n'est  pas  la  perfection  du  goiit  ;  à  peine  ai-je  le  courage  de 
hasarder  cette  critique,  et  l'obliquité  bizarre  des  portiques, 
et  l'extravagance  de  Ventesisy  imitée  du  temple  de  Pœstum, 
se  perdent  et  s'effacent  dans  l'harmonie  du  tout  et  dans 
l'effet  éblouissant  qu'il  produit. 

L'obélisque  qui  occupe  le  centre  de  la  place  n'est  qu'un 
accessoire.  La  plupart  des  autres  obélisques  sont  l'objet 
principal.  On  creuse  de  vastes  bassins  pour  les  y  placer  ; 
on  abat  des  maisons  pour  les  mettre  en  perspective.  Celui- 
ci  ne  sert  qu'à  compléter  l'ensemble.  Il  fallut,  au  célèbre 
Fontana,  cent  chevaux  pour  accomplir  le  transport  du  mo- 
nument ,  sans  compter  les  menaces  du  pape  et  la  pension 
de  3,000  écus  romains.  Les  anciens  auraient  exécuté  la 
chose  à  moins  de  frais  et  avec  moins  de  fracas  :  Fontana, 
dans  nos  siècles  dégénérés ,  a  fait  un  prodige  ;  il  a  immor- 
talisé notre  faiblesse. 

J'admirai  aussi  la  simplicité,  l'élégance  ,  les  proportions 
exactes  des  fontaines  :  là  tout  est  précisément  à  sa  place. 
Point  d'affectation  ,  deconcetti,  de  recherche.  Le  bassin 
est  fait  pour  la  quantité  d'eau  qu'il  doit  recevoir;  la  forme 
et  la  grosseur  de  la  gerbe  conviennent  à  l'architecture  dont 
on  a  fait  choix.  Ce  sont  des  ornemens  nécessaires  qui  con- 
courent avec  l'objet  principal,  en  augmentent  l'effet  et  le 
servent  sans  l'effacer.  Ce  ne  sont  point  des  épisodes  inu- 
tiles ou  de  brillans  hors-d'œuvre.  Là,  pourraient  s'abreu- 
ver ces  multitudes  que  l'Eglise  convoque  à  ses  fêtes.  Jamais 
l'eau  ne  s'est  échappée  des  tuyaux  qui  la  compriment  avec 
une  plus  noble  magnificence.  Quand  le  soleil  brille,  on  y 
voit  jouer  des  arcs-en-ciel  de  mille  couleurs  ;  et  ces  pilas- 
tres de  cristal  mobile,  s'embellissant  encore  de  ces  nuances 


3oO  SOUVENIRS    DE    LITALIE. 

variées,  le  bruit  de  l'onde  qui  retombe,  la  perspective  du 
temple,  offrent  le  spectacle  le  plus  propre  à  préparer  au 
recueillement  et  à  l'entbousiasme  religieux  les  hommes  faits 
pour  les  sentir. 

Arrêté  quelque  tems  sur  les  degrés  demi-circulaires  qui 
environnent  le  portique  ,  je  vis  se  développer  et  fuir  de- 
vant moi,  sous  un  nouveau  point  de  vue,  cet  obélisque,  ces 
fontaines,  ces  colonnades,  la  plus  belle  décoration  que  les 
arts  aient  inventée  ^  et,  derrière  elle  ,  un  amas  confus  de 
maisons  ignobles,  d'échoppes  et  de  masures,  qui  relevaient 
encore  par  leur  contraste  la  magique  richesse  de  ce  pano- 
rama. Les  Français,  suivant  leur  mode  expéditif  et  guer- 
rier, voulaient,  d'un  coup  de  main  ,  balayer  tous  ces  dé- 
combres que  le  gouvernement  papal  n'a  pas  fait  disparaître. 
Ils  se  confondent  avec  les  premières  colonnes  du  cirque  : 
Saint-Pierre  n'a  point  de  grilles  ni  de  portes,  et  les  mendians 
déguenillés,  le  tracas  des  rues  romaines,  les  marchands  et 
les  acheteurs,  sont  à  deux  pas  de  ces  portiques,  qui  ne  leur 
présentent  d'obstacles  et  de  barrière  que  la  sainteté  de  la 
religion.  Encore  les  petites  façades  de  la  colonnade,  qui 
indiquent  les  dernières  limites  du  monument,  sont-elles  fort 
éloignées  les  unes  des  autres,  comme  si,  en  laissant  ce  grand 
espace  entr'ouvert,  l'auteur  eût  voulu  faire  entendre  que 
la  prophétie  est  accomplie,  donner  accès  à  toutes  les  na- 
tions et  les  réunir  au  pied  du  même  autel  :  idée  géné- 
reuse et  grande  autant  qu'inexécutable,  dont  la  sublime 
illusion  élève  et  transporte  l'ame. 

Le  vestibule  seul,  de  quelque  côté  qu'on  y  entre,  paraît 
déjà  une  église  admirable,  et  rachète  les  vices  de  Textes 
rieur  :  les  ornemens  y  sont  prodigués,  mais  non  déplacés. 
L'œil  parcourt  avec  ravissement  les  contours  de  la  voûte, 
éclatante  de  dorure,  et  les  profils  variés  des  portes,  des  arr 
ceaux,  des  entablaturcs  :  de  chacune  des  cinq  portes  s'é-r 
pbc^ppent  de  larges  masses  de  lumière,  qui  glissent  sur  le 


SOL'VEMUS    DE    l'iTALIE.  3oï 

pavé  de  marbre  et  font  converger  leurs  rayons.  Placé  au 
centre ,  on  aperçoit ,  d'un  côté ,  la  statue  équestre  de  Con- 
stantin ,  d'un  autre ,  celle  de  Charlemagne  ,  toutes  deux 
d'un  goût  détestable  comme  sculptures  ,  mais  d'un  grand 
effet  par  la  place  qu'elles  occupent,  et  concourant  à  la 
beauté  pittoresque  de  l'ensemble  par  la  manière  dont  le 
jour  les  frappe.  De  la  base  de  la  statue  de  Constantin ,  vous 
apercevez  la  Scala  Regia,  coup  d'oeil  frappant,  mais  inu- 
tile, déplacé;  extravagante  création  du  Bernin ,  qui  sem- 
blait ne  reconnaître ,  dans  les  arts ,  qu'une  seule  règle , 
celle  d'étonner.  Une  des  cinq  grandes  portes  qui  condui- 
sent du  vestibule  dans  l'intérieur,  la  porte  de  bronze ,  ne 
s'ouvre  que  dans  les  circonstances  solennelles.  C'est  comme 
en  Angleterre,  où  le  bel  édifice  de  Saint-Paul  reste  fermé 
la  plus  grande  partie  de  Tannée ,  et  où  le  service  a  lieu  dans 
un  coin  du  temple.  Je  n'ai  point  de  goût  pour  cette  capri- 
cieuse réserve;  dès  qu'il  s'agit  de  pompe,  de  grandeur  ou 
de  luxe,  la  plus  légère  économie  me  semble  faire  tacbe  et 
contraster  péniblement  avec  une  prodigalité  qui  doit  être  , 
comme  l'astre  du  jour,  sans  bornes  dans  sa  magnificence. 

Les  détails  m'auraient  captivé  trop  long-tems;  je  me 
hâtai  de  franchir  l'une  des  portes,  et  je  me  trouvai  tout-à- 
coup  au  milieu  de  ces  merveilles.  L'effet  du  premier  coup 
d'oeil  fut  prodigieux.  Lorsque,  pour  la  première  fois  ,  un 
passage  sublime  de  Milton,  une  mélodie  de  Cimarosa  ,  se 
révèlent  à  l'homme  capable  de  les  goûter,  une  exaltation 
vive ,  un  tressaillement  subit ,  frappent  son  ame  et  captivent 
ses  sens.  Tel  fut  l'effet  produit  sur  moi  par  l'aspect  d'un 
lieu  dont  la  splendeur  n'a  point  de  rivale  sur  la  terre.  Je 
m'enorgueillis  d'appartenir  à  une  race  qui  peut  créer  de 
tels  chefs-d'œuvre.  L'antiquité  même,  avec  ses  souvenirs 
pleins  de  grandeur,  ne  me  sembla  plus  que  l'égale  et  non  la 
maîtresse  des  tems  modernes  -,  et  ceux  qui,  sans  marcher 
sur  ses  traces ,  ont  osé  rivaliser  aVec  elle  ,  par  des  créations 


302  SOLVEKir.S    DE    l'iTALIE. 

qui  lui  furent  inconnues,  me  parurent  dignes  à  jamais 
de  la  reconnaissance  des  hommes  dont  ils  ont  doublé  les 
litres  de  gloire. 

On  a  souvent  loué  l'unité  parfaite  du  plan  ,  la  saillie 
avec  laquelle  ressorlent  et  se  détachent  les  parties  princi- 
pales ,  la  convenance  de  l'arrangement  général  ,  Theu- 
reuse  transition  qui  unit  la  partie  supérieure  à  l'inférieure, 
et  la  simplicité  suhlime  qui  résulte  de  ces  combinaisons 
multipliées  -,  mais  la  description  la  plus  savante  restera  tou- 
jours au-dessous  de  la  réalité.  Il  faut,  pour  s'en  faire  une 
idée,  avoir,  ainsi  que  moi,  visité  Saint-Pierre,  et  se  sou- 
venir de  ce  moment  de  féerie  où,  pour  la  première  fois, 
l'œil  saisit  tout  l'espace  du  temple  ,  s'empare  de  sa  magni- 
ficence, parcourt  toute  la  nef  centrale,  glisse  avec  enthou- 
siasme sur  ces  marbres  et  ces  statues,  atteint  le  dais  de 
bronze  et  les  cent  lampes  brûlant  sur  la  tombe  des  apôlres , 
s'élève  vers  les  qualre  arcs-boutans  gigantesques  qui  sou- 
tiennent la  coupole  et  redescend  avec  dédain  vers  la  terre. 
Le  sentiment  de  l'immensilé  accable  ^  celui  de  la  beauté 
s'y  mêle  et  ne  tarde  pas  à  régner  seul. 

La  nef  centrale  est  divisée  en  trois  grandes  arcades  qui 
aboutissent  à  l'autel.  Qui  pourrait  se  vanter  de  découvrir 
un  défaut  de  rapports,  de  proportions,  de  convenances, 
une  discordance  quelconque  dans  la  courbe  admirable  de 
ces  arcs,  où  les  piédestaux,  les  ornemens,  les  archivoltes 
se  lient  et  se  confondent  avec  une  si  harmonieuse  unité  ? 
Cependant  l'œil  s'habitue  au  gigantesque  ^  l'étonnement 
cesse ,  et  Ton  voit  sans  surprise  cette  croix  du  temple  et 
ses  vastes  bras  ,  dont  chacun  est  une  cathédrale  nouvelle  ^ 
ce  chœur  qui  se  prolonge  et  offre  encore  une  église  -,  ces 
chapelles  et  leurs  coupoles,  et  tout  ce  luxe  inouï  qui  ne 
semble  plus  qu'une  nécessité  du  lieu.  Il  faut  alors,  pour 
réveiller  l'attcnlion,  pour  arracher  un  cri  de  surprise  au 
spectateur  blasé ,  un  miracle  nouveau  que  rien  n'annonce, 


SOUVENIRS    DE    l'iTALIE.  3o3 

que  rien  n  égale ,  que  l'on  ne  puisse  ni  prévoir,  ni  sur- 
passer :  c'est  le  dôme  de  Michel-Ange,  le  plus  sublime 
des  écarts.  L'imagination  chercherait  en  vain  à  le  conce- 
voir j  les  souvenirs  ne  présentent  rien  qui  puisse  en  indi- 
quer la  grandeur.  C'est  ce  dôme  central  qui  efface  toutes 
les  admirations  précédentes,  et  fait  oublier  Saint-Pierre ,  et 
Rome,  et  la  terre-,  c'est  le  prodige  du  plus  majestueux 
des  arts. 

Une  seule  idée  y  règne  ;  Michel-Ange  a  voulu  jeter  dans 
les  airs  un  temple  appuyé  sur  un  autre  temple.  A  cetle 
conception  tout  se  subordonne  et  se  rattache,  et  ces  orne- 
mens  prodigués  comme  les  étoiles  sur  la  voûte  du  ciel,  et 
ces  mosaïques,  ces  peintures  ,  ces  reliefs  étincelans  d'or,  et 
ces  marbres  aux  proportions  colossales.  On  ne  voit ,  on  ne 
sent  que  l'audace  de  la  pensée  créatrice  :  on  la  partage 
avec  transport.  Le  regard,  qui  atteint  à  peine  le  sommet 
du  premier  dôme,  s'élance  et  se  perd  avec  terreur  dans  le 
vague  mystérieux  où  le  second  dôme  lui  paraît  plongé.  Ce 
voile  de  vapeurs  est  encore  un  prestige  -,  incapable  de  dis- 
tinguer les  détails  de  la  dernière  voûte  et  forcée  de  conce- 
voir au-delà  une  étendue  illimitée ,  la  vue  redescend  le 
long  des  frises ,  des  bas-reliefs ,  des  piédestaux  ,  sollicitée 
à  chaque  moment  par  l'élégance ,  la  richesse ,  la  grâce  ,  et 
s'arrête  enfin  ,  pour  dernier  terme,  sur  quelque  mendiant 
romain  ,  à  genoux  ,  ou  baisant  le  marbre  du  temple,  attei- 
gnant à  peine,  quand  il  se  relève,  les  moulures  de  la 
plinthe;  donnant  ainsi,  par  sa  petitesse  infinie,  la  mesure 
comparative  du  monument  tout  entier,  et  nous  forçant  de 
rester  nous-mêmes  humiliés  et  confondus  de  notre  néant 
pareil  au  sien. 

Il  y  a  un  ordre  d'architecture  à  part  ^  c'est  celui  de  Saint- 
Pierre.  Il  ne  ressemble  à  rien  de  ce  que  l'art  a  créé  5  mêlée 
de  l'alliage  de  mille  défauts,  sa  grandeur  les  absorbe  tous. 
Les  traits  principaux  spot  simples  et  grandioses  j  la  subli- 


3o4  SOUVEKlllS    DE    L^ITALIE. 

mité  des  masses  est  seule  sentie,  seule  dominante;  elle 
enveloppe,  pour  ainsi  dire,  dans  l'étonnement  qu'elle  ins- 
pire, les  détails  insignifians  ou  de  mauvais  goût,  la  multi- 
tude des  fantaisies  de  sculpture  et  de  peinture,  la  prodi- 
galité des  ornemens  bizarres  et  l'éclat  factice  ou  déplacé 
des  décorations.  Tel  un  poème  que  le  génie  a  créé  garde- 
rait son  énergie  et  sa  vigueur  natives,  quand  même,  dans 
un  plan  puissamment  conçu,  on  trouverait  quelques  vers 
négligés,  affectés,  ou  même  ridicules.  Tel,  encore,  un 
homme  d'une  beauté  naturelle  et  parfaite  conserverait  ce 
privilège  inaliénable ,  sous  le  plus  bizarre  costume  que  la 
mode  puisse  inventer.  Le  temple  n'a  pas  besoin  de  ses 
accessoires  pour  élre  admirable;  il  est  sublime  en  dépit 
d'eux. 

Rien  de  sévère,  de  monastique,  de  froid  -,  rien  de  sep- 
tentrional et  de  gothique  dans  l'effet  général  du  mon  ument  : 
une  gravité  paisible  y  respire:  une  grandeur  tempérée  par 
la  grâce-,  une  solennité  brillante  et  mystique  ;  c'est  un  air  de 
pompe  et  de  sainteté  tout  à  la  fois.  Le  génie  pittoresque  et 
dévot  de  l'Italie  nouvelle  ne  pouvait  trouver  de  plus  juste 
symbole;  on  y  retrouve  la  légèreté  élégante  du  midi,  jointe 
à  la  majesté  du  culte  ;  une  noblesse  riante  et  douce ,  mais 
qui  n'a  rien  de  frivole  :  admirable  accord  de  tous  les  arts 
et  de  tous  les  sentimens  qui  se  rapportent  au  catholicisme  ! 
L'harmonie  même  des  couleurs ,  de  la  lumière  et  de  l'ombre, 
concourt  à  cette  sublime  unité.  Les  arcades  qui  composent 
la  plus  grande  partie  de  l'intérieur  sont  d'un  gris  pâle, 
nuance  douce  et  mélancolique  sans  être  sombre  ,  et  qui 
sert  do  repoussoir  aux  marbres  blancs  et  jaune-antique , 
dont  les  côtés  étincellent ,  et  dont  les  couleurs  se  dégradent 
par  demi-teintes  avec  un  art  profond  et  sans  afféterie.  La 
lumière  tombe  de  quelques  fenêtres,  en  petit  nombre,  mais 
disposées  avec  goût  ,  et  qui  laissent  échapper  de  leur 
ouverture,  sans  obstacle  et  sans  aucune  recherche  de  ces 


A 


SOUVENT nS     DE    l' ITALIE.  3o5 

moyens  fantasmagoriques  trop  usités  en  Angleterre ,  les 
purs  rayons  du  soleil  d'Italie. 

Arrêté  à  chaque  instant  par  des  détails  pleins  d'intérêt, 
je  n'avais  encore  visité  ni  Téglise  souterraine ,  ni  les  sa- 
cristies, et  je  me  reprochais  l'emploi  d'un  tems  que  partout 
ailleurs  j'aurais  cru  bien  emplové.  Heureusement  les  sou- 
terrains étaient  ouverts^  je  me  joignis  à  quelques  oisifs  qui 
s'étaient  réunis  à  la  porte,  et  je  descendis.  Ce  sont  des  pas- 
sages tortueux  et  étroits,  espèces  de  catacombes,  ornées  de 
peintures  bysantines ,  de  bronzes  plus  ou  moins  difformes  , 
riches  en  bizarres  sculptures  ,  semées  de  vieux  sépulcres 
accumulés ,  et  tout  hérissées ,  si  j'ose  le  dire ,  de  ces  singula- 
rités antiques  dont  l'âge  fait  le  seul  mérite.  A  travers  des 
grilles  de  fer  et  d'airain,  vous  apercevez  quelques  ora- 
toires ,  mais  distribués  sans  ordre  et  jetés  irrégulièrement 
dans  tous  les  renfoncemens  des  cavernes.  Je  m'attendais  à 
mieux,  et  cette  Rome  souterraine  fut  loin  de  remplir  mes 
espérances.  Les  temples  de  même  espèce  que  j'avais  vus 
dans  la  ville  d'Assise  et  à  Saint-Pierre  de  Toscanelli  m'a- 
vaient plus  complètement  satisfait. 

La  chapelle  centrale  est  le  sanctuaire  de  cette  église-ca- 
tacombe.  Le  maître-autel  couvre  les  cendres  ou  du  moins 
rappelle  le  souvenir  des  Apôtres.  Cent  lampes  y  brûlent 
toujours-,  la  balustrade  est  riche,  les  degrés  par  lesquels 
on  y  monte  de  toutes  parts  ont  de  la  noblesse  ^  mais  l'autel 
même  ,  quoique  peint  et  doré,  couvert  de  sculptures  ,  in- 
crusté de  marbre  ,  n'a  rien  qui  fixe  Tattention  et  se  grave 
dans  la  mémoire.  On  n'admire  que  sa  richesse-,  et  qui  a 
traversé  la  nef  de  Saint-Pierre  ,  n'est  plus  étonné  de  ce 
faible  mérite.  La  tombe  de  Saint-Charles,  à  Milan,  est  faite 
de  cristal  de  roche,  posé  sur  une  base  d'argent  massif. 

En  revenant  à  la  lumière  ,  j'allai  visiter  les  sacristies. 
L'élégance  et  la  convenance  qui  les  distinguent  attestent 
le  bon  goût  de  Braschi.  Un  dôme  central  éclaire  une  salle 


3oG  SOUVENIRS    UE    l'itALIE. 

tapissée  de  marbres  et  de  lambris  de  ebéne.  D'un  autre  côte 
sont  les  vestiaires  des  chanoines ,  et  la  cbambre  du  cha- 
pitre. D'un  autre  sont  celles  des  bénéficiers.  On  y  re- 
marque une  grande  propreté  et  même  du  luxe ,  mais  sans 
surcharge  et  sans  excès. 

Après  avoir  examiné  les  deux  églises,  dont  Tun^  est  au 
niveau  du  sol,  et  dont  Fautre  se  cache  dans  les  profon- 
deurs de  la  terre  ,  il  me  restait  à  voir  cette  troisième  partie 
du  temple  ,  distincte  des  deux  autres,  et  que  Ton  peut  ap- 
peler l'église  aérienne.  Je  me  reposai  avant  de  gravir  la 
coupole  :  c'est  un  petit  voyage  ^  des  ânes  et  des  ouvriers  , 
mes  compagnons  de  route,  montaient  en  même  tems  que 
moi ,  et  s'élevaient  lentement  vers  le  sommet  de  l'édifice 
où  se  trouve  établie  une  bourgade  de  maçons  et  de  sculp- 
teurs ,  entretenue  par  la  congrégation  de  la  révérendis- 
sime  fabrique,  et  sans  cesse  occupée  à  réparer  et  à  tenir  en 
état  cette  ville  monumentale  et  sacrée  ,  qu'on  appelle 
Saint-Pierre  de  Rome.  Comme  le  Dante  ,  j'avais  décrit 
cette  multitude  de  cercles,  dont  la  longue  spirale  compose 
la  coT'donata  (i),  et  mon  but  n'était  pas  atteint.  Las  de 
m'avancer  par  un  progrès  si  lent  : 

Di  giro  in  giro  eternamente  , 

je  m'arrêtai  souvent,  jusqu'à  ce  que  je  me  trouvasse  à 
l'entrée  de  la  troisième  église  ,  de  l'église  supérieure,  envi- 
ronnée de  ses  groupes  de  chapelles  et  de  sanctuaires ,  c'est- 
à-dire  de  cette  foule  de  petites  coupoles  qui  s'élevaient  de 
toutes  parts. 

Une  vaste  perspective  s'ouvrit  à  mes  yeux  :  c'était  Rome 
entière  et  ses  palais  et  ses  édifices,  qui  se  pressent  aux 
pieds  de  ce  temple  superbe  :  autour  de  la  ville  éternelle, 

(i)  Le  cordon  qui  tourne  autour  du  dôme  de  Sainl-Pierre. 


SOUVENIRS    DE    l'iTALIE.  So^ 

les  déserts  et  les  monts  sabiiis  liaçaient  une  ceinture  aride 
et  pittoresque  à  la  fois^  ses  remparts  rougeàtres ,  ses  ruines 
sombres  et  ses  aqueducs  détruits,  l'isolaient  au  milieu  d'une 
plaine  stérile,  que  terminait  la  mer  Méditerranée,  dont 
les  flots  grisâtres  se  confondaient  avec  l'horizon.  Niobé 
des  nations,  ainsi  qu'un  grand  poète  l'a  nommée ,  c'est  du 
sommet  de  Saint -Pierre  que  sa  triste  solitude  frappe  la 
pensée  ^  le  désert  s'avance  et  l'envahit.  La  reine  des  peuples 
conserve  encore  sa  couronne  ;  mais  tout  se  glace  et  se  flétrit 
autour  d'elle. 

La  coupole  est  double,  et  l'escalier  est  pratiqué  dans 
l'intérieur.  Je  montai  les  degrés  de  cet  escalier-,  on  ou- 
vrit une  petite  porte,  je  la  franchis  et  je  me  trouvai  sur 
rentablement.  Là  sont  écrits  ,  en  caractères  gigantesques, 
ces  mots  : 

TU  ES    PETRA  ET  SUPER  PETRASi   ^DIFICABO  DOMUM  DEI  ! 

mots  sur  lesquels  repose  en  effet  l'édifice  tout  entier  de 
la  grandeur  romaine,  et  dont  l'apparition  me  fit  tressaillir. 
Mes  regards  se  fixèrent  ensuite  sur  le  pavé  de  marbre ,  et  la 
distance  qui  me  séparait  du  sol  me  pénétra  de  cette  hor- 
reur secrète  et  involontaire  qui  étonne  et  glace  les  plus 
intrépides.  Devant  moi ,  un  échafaud  suspendu  à  la  voûte 
soutenait  un  homme  occupé  à  réparer  les  vieilles  mo- 
saïques. Ma  vue  se  troublait:  la  voûte  semblait  tourner 
autour  de  moi.  Je  me  rappelai  Shakspeare  et  cet  admirable 
passage  où  le  poète  a  décrit  la  sensation  que  j'éprouvais  en 
cet  instant  (i).  De  la  tombe  des  Apôtres,  une  vapeur  lé- 
gère s'élève ,  obscurcit  la  clarté  des  lampes  éternelles  ,  s'é- 
tend sous  les  vastes  parois  de  l'édifice ,  et  cache  à  mes 
regards,  incapables  de  se  fixer  sur  aucun  objet,  la  foule 

(i)  Description  des  rochers  de  Douvres  dans  le  Roi  Lear. 


3o8  SOUVENIRS    DE    l'iTALIE. 

des  pygmées  dont  le  temple  est  rempli  à  une  immense 
profondeur.  Mon  oreille  saisit  et  distingue  à  peine  un  loin- 
tain murmure,  semblable  au  bourdonnement  des  abeilles  , 
grossissant  par  degrés,  cessant  toat-à-coup,  tantôt  sourd 
et  confus,  tantôt  aigu  et  pareil  à  un  sifûement  faiblement 
articulé.  Je  continue  ma  route.  Plus  j'avance  et  monte, 
plus  le  prodige  s'accroît ^  autour  de  moi,  devant  moi,  les 
grandes  et  sombres  figures  des  saints,  images  colossales 
comme  leur  mémoire  ,  comme  elle  à  demi  voilées  de  l'ob- 
scurité des  âges,  occupent  tout  l'espace  de  la  voûte.  A  mes 
pieds,  un  gouffre  sur  lequel  s'étend  une  brume  diaphane  : 
quelques  sons  impossibles  à  discerner,  quelques  figures  qui 
se  meuvent  comme  des  atomes  et  fatiguent  ma  vue  5  om- 
bres insaisissables  comme  celles  d'un  rêve.  Le  dais,  les 
statues,  ses  colonnades  de  bronze,  tout  disparaît.  Le  maître- 
autel  n'est  plus  qu'un  point  qui  se  perd  et  me  fuit  dans 
l'espace.  Me  voici  au  sommet  de  la  coupole ,  au  faite  du 
triple  monument.  Là  je  respire,  ou  plutôt  je  me  livre  à  ce 
sentiment  d'effroi,  d'élonnement  et  d'extase,  que  je  ne 
chercherai  point  à  faire  partager  à  ceux  qui  ne  sont  pas 
faits  pour  le  comprendre.  Le  professeur  Playfair  avait  rai- 
son :  a  La  pensée  de  Michel-Ange  plane  à  la  cime  de  cette 
coupole.  L'artiste,  le  peintre,  le  sculpteur,  le  géomètre, 
l'architecte,  peuvent  en  démontrer  analytiquement  la 
beauté  par  le  simple  examen  du  plan  ;  mais  pour  la  sentir, 
pour  connaître  tout  Michel-Ange,  il  suffit  d'avoir  gravi  le 
sommet  de  la  coupole  et  dominé  son  chef-d'œuvre.  » 

Je  redescendis  dans  le  temple,  où  les  vêpres  avaient 
commencé  :  c'était  de  là  que  venait  le  bruit  vague  que 
j'avais  comparé  au  mouvement  d'une  ruche.  Les  cha- 
noines, vêtus  de  leurs  blancs  surplis  et  de  leurs  manteaux 
de  pourpre,  sortaient  de  la  sacristie  et  se  rendaient  à  leur 
chapelle.  Le  commencement  de  l'un  des  psaumes  magni- 
fiques de  Marcellus  se  fit  entendre,  et  je  suivis  la  procès- 


SOUVENIRS    DE    l'iTALIE.  3oQ 

sion  des  chanoines  5  mais  plus  je  m'approchais,  plus  le  pres- 
tige s'évanouit  :  les  sons  d'un  orgue,  de  dimension  énorme, 
couvraient  et  étouffaient  les  voix  des  concertans  ^  voix  équi- 
voques, qui  trahissaient  la  })résence  et  le  malheur  de  ces 
êtres  neutres  que  les  Italiens  souffrent  encore  dans  leurs 
églises,  et  qu'ils  viennent  à  peine  de  hannir  de  leurs  théâ- 
tres. Sous  le  rapport  moral ,  ce  luxe  harhare  et  ce  rafane- 
ment  cruel  est  révoltant  -,  sous  le  rapport  de  l'art ,  il  pro- 
duit peu  d'effet,  et  la  molle  faiblesse  de  ces  voix  amhigués 
ne  satisfait,  selon  moi,  ni  le  goût  ni  l'oreille.  Singulière 
influence  des  mœurs  locales!  le  pape  n'est  pas  seulement 
à  Rome  le  dictateur  spirituel  et  l'autocrate  de  la  foij  c'est 
lui  qui  dicte  encore  des  lois  à  l'art  musical,  prolége  l'O- 
péra ,  ou  du  moins  l'encourage  par  une  tacite  connivence, 
et  laisse  chanter  les  louanges  divines  par  ces  virtuoses  d'es- 
pèce singulière  ,  que  les  deux  sexes  repoussent  et  que  la 
sainte  église  admet. 

Après  vêpres,  le  sanctuaire  se  change  en  lieu  de  rendez- 
vous  et  de  promenade.  C'est  un  vaste  salon,  où  les  An- 
glais, presque  toujours  en  majorité  ,  se  distinguent  des  in- 
digènes par  des  éclats  de  rire  plus  hruyans  et  une  gaîté 
plus  insolente.  En  quelque  pays  que  vous  alliez,  si  vous 
entendez  de  vives ,  amères  et  grossières  railleries  contre  la 
religion ,  les  mœurs  et  les  usages,  soyez  sûr  que  le  railleur 
indécent  est  un  Anglais.  Comme  si  nous  n'avions  pas  aussi, 
dans  nos  opinions  et  nos  manières,  de  quoi  prêter  à  rire 
aux  autres  peuples  ^  comme  si  les  préjugés  même  que  des 
générations  tout  entières,  que  des  millions  d'êtres  humains 
ont  révérés,  ne  demandaient  pas  quelque  respect  ou  du 
moins  un  examen  plus  approfondi  1  Certes,  il  est  peu  digne 
de  profiter  du  bienfait  de  la  tolérance ,  celui  qui  ne  sait  pas 
l'accorder.  Ajoutons  que  le  caractère  anglais,  si  remarqua- 
ble dans  notre  patrie  par  la  solidité  et  la  raison ,  se  déforme 
dès  que  nous  avons  mis  le  pied  en  pavs  étranger.  La  cons- 
XVI.  21 


3lo  SOtrVEMUS    DE    L  fTALIE. 

ciencc  ou  la  présomption  de  noire  haute  supériorité  nous 
bouffit  de  morgue  et  d'un  sot  orgueil  ;  les  travers  des  autres 
peuples ,  qui  nous  choquent  d'autant  plus  qu'ils  diffèrent 
davantage  des  nôtres ,  augmentent  notre  confiance  en  nous- 
mêmes.  Nous  nous  livrons  sans  réserve  à  tous  nos  vices  ^ 
nous  les  grossissons  par  un  déploiement  vraiment  in- 
croyable de  notre  prépondérance  pécuniaire ,  de  notre  in- 
souciance pour  les  convenances  et  de  tous  nos  ridicules. 
Risée  de  l'Europe ,  nous  versons  nos  trésors  sur  ses  grands 
chemins  et  lui  empruntons  ses  modes ,  ses  folies  et  ses  dé- 
fauts, sans  pouvoir  mériter  sa  bienveillance  ou  son  estime. 
Si  un  catholique  entrait  dans  notre  église  de  Saint-Paul 
pour  s'y  conduire  comme  j'ai  vu  des  dames  anglaises  se 
conduire  au  milieu  de  Saint-Pierre  de  Rome,  le  provoca- 
teur attirerait  bientôt  sur  sa  tête  la  vengeance  publique 
dans  le  pays  le  plus  libre  de  l'Europe. 

Je  restai  l'un  des  derniers  dans  l'église.  Peu  à  peu,  le 
iour  tomba  et  je  m'abandonnai  avec  délices  à  une  rêve- 
rie molle,  passive,  voluptueuse,  dont  la  vague  douceur 
ressemblait  à  la  demi-teinte  qui  s'emparait  de  l'atmosphère 
et  confondait  tous  les  objets  à  mes  yeux.  C'est  une  ma- 
nière d'être  fort  agréable ,  après  une  revue  longue  et 
détaillée,  comme  celle  qui  avait  exercé  mon  observation. 
On  est  las  ^  le  microscope  vous  échappe  :  on  aime  à  s'en- 
dormir, comme  dit  Montaigne,  sur  cet  oreiller  commode. 
La  magnificence  du  coucher  du  soleil  en  Italie  vint  me 
surprendre  dans  cet  état  de  langueur.  A  travers  les  fenêtres 
que  j'ai  décrites,  des  flots  d'une  lumière  ardente  péné- 
traient, glissaient  sur  le  marbre  dont  le  temple  est  pavé , 
et  frayaient  leur  route  jusque  dans  les  chapelles  les  plus 
éloignées  et  les  plus  profondes;  les  arcs-boutans  élevaient 
leurs  ombres  immenses  et  noires  sur  ce  fond  lumineux. 
Toutes  les  figures  d'époques  diverses,  dont  la  magie  de 
l'art  a  peuplé  ce  temple ,   semblaient  se  mouvoir  dans  le 


SOUVENIRS    DE    l'itALIE.  3h 

demi-jour,  passer  et  repasser  devant  moi.  La  large  coupole 
projetait  à  mes  pieds  ses  reflets  incertains^  les  rayons  du 
soleil  couchant  éclairaient  encore  les  mosaïques  qui  la  dé- 
corent. L'obscurité  remplaça  la  lueur  rouge  et  vaporeuse 
qui  changeai^  le  sanctuaire  en  palais  de  féerie  ;  tout  prit  un 
aspect  plus  grave,  plus  solennel,  plus  mystérieux:  dans 
les  ténèbres  qui  s'amassaient  sous  Timmense  voûte,  la  lu- 
mière des  lampes  brillait  plus  vive-,  les  saints,  au  fond  de 
leur  niche,  ne  montraient  plus  qu'à  demi  leurs  draperies 
colossales.  Il  ne  restait  plus,  dans  la  maison  de  Dieu,  que 
le  pauvre,  le  malheureux,  l'homme  pieux  ou  sans  asile  5 
créatures  qui  cherchaient  encore,  dans  l'ombre  du  temple 
et  loin  de  tous  les  regards,  l'image  lointaine  de  celui  qui 
console  et  soutient  l'infortune. 

Je  m'appuyai  quelques  momens  sur  la  balustrade  de  la 
confession  ,  prêtant  l'oreille  au  bruit  des  portes  que  l'on 
fermait,  aux  murmures  de  la  prière  solitaire,  au  pétille- 
ment des  lampes  dans  l'air,  devenu  plus  vif,  au  tintement 
des  rosaires,  que  des  mains  décrépites  laissaient  tomber  sur 
le  marbre.  Mes  yeux  s'arrêtaient  sur  les  ornemens  et  les 
colonnes  torses  du  baldaquin  ,  dont  la  bizarrerie  orientale 
est  si  majestueuse ,  sur  l'arche  obscure  que  la  voûte  décri- 
vait autour  de  moi  et  au-dessus  de  moi,  quand  le  bruisse- 
ment des  clefs  des  gardiens  me  fit  sortir  de  ma  rêverie.  Je 
tournai  encore  une  fois  autour  de  l'autel ,  et ,  en  un  mo- 
ment ,  j'eus  franchi  le  seuil  du  temple. 

Alors  retentit  dans  les  airs  la  lente  sonnerie  de  la  cloche 
de  Saint-Pierre,  annonçant  aux  fidèles  l'heure  de  V^i^e 
Maria,  et  digne,  par  la  solennelle  douceur  de  son  gémis- 
sement, de  la  majesté  du  lieu  et  de  l'heure  mélancolique 
où  le  jour  finit  et  s'éteint.  Ces  accens  me  poursuivirent 
dans  ma  route  et  m'accompagnèrent  jusqu'à  ma  porte.  Je 
conserverai  toujours  l'image  des  impressions  que  cette 
journée  m'a  laissées^  la  vie  offre  peu  de  sensations  aussi 


3  12  VISITE  DE  LADY  MORGAN 

profondes,  aussi  nouvelles  que  celles  que  le  premier  aspect 
de  ce  temple  m'a  causées.  Pour  moi,  c'est  un  grand  sou- 
venir :  pour  un  Romain  c'est  tout  -,  c'est  la  patrie ,  la  reli- 
gion ,  le  génie,  l'asile  des  arts,  la  consolation,  la  gloire  : 

IL  NOSTRO   BEATO   SaN  PiETRO   (i). 

(^New  Montlilj  Magazine.) 


^^d(xn(^^$>. 


VISITE  DE  LADT  MORGAN 

AUX    ROCHERS    DE   MADAME    DE    SÉVIGNÉ. 


Il  n'y  a  plus  moyen  aujourd'hui  de  s'écrier  avec  ma- 
dame de  Sévigné  :  «  C'est  une  chose  étrange  que  les 
grands  voyages!  »  Les  grands  voyages  sont,  au  contraire, 
devenus  des  événemens  fort  communs,  et,  pour  ainsi  dire, 
journaliers.  «  Un  hon  voyageur  n'est  plus ,  comme  du 
tems  de  La  Feu,  un  homme  fort  utile  à  la  fin  d'un  dîner  ^  » 
si  on  voulait  aujourd'hui  entretenir  ses  convives  des  «monts 
Pyrénéens  et  de  la  rivière  Pô,  ))  on  passerait  pour  fort  mal 
élevé ,  et  la  satisfaction  de  se  faire  écouter  une  fois  serait 
plus  que  compensée  par  le  désagrément  de  se  voir  fuir  à 
jamais.  Avoir  voyagé,  même  ((jusqu'aux  sables  stériles  de 
Judée,  ))  n'est  plus  une  distinction  j  c'en  serait  une  au  con- 

(i)  Note  de  l'éd.  Cette  admirable  description  de  Saint-Pierre  de'ter- 
niinera  sans  doute  ceux  de  nos  lecteurs  qui  n'ont  pas  fait  le  voyage  de  Rome, 
à  aller  voir,  au  Néorama ,  l'image  fidèle  de  cette  basili<]uc.  Le  Ne'orama  de 
Saint-Pierre  est,  sans  contredit  ,  le  plus  étonnant  effet  d'optique  qui  existe 
encore. 


AL'X  UOCHEKS   DE   MADAME   DE  SÉVIGJNÉ.  3l3 

traire  de  ne  pas  avoir  voyagé  du  tout,  car  le  club  des 
voyageurs  est  devenu  maintenant  celui  de  tout  le  monde. 
Se  vanter  d'avoir  vu  officier  le  pape  ou  d'être  venu  à 
Paris,  serait  d'aussi  mauvais  goût  que  de  parler  d'une 
visite  aux  lacs  du  Cumberland  et  à  leurs  poètes  (i).  Les 
Anglais  qui  ont  navigué  en  gondoles  ne  sont  guère 
moins  nombreux  que  ceux  qui  ont  navigué  dans  le  bateau 
à  vapeur  de  Ricbmond.  La  Mer  Pacifique  et  le  Pas-de-Ca- 
lais sont  devenus  également  des  lieux  communs  ^  et  si  un 
nouveau  La  Peyrouse  disparaissait  du  monde,  il  est  pro- 
bable que  quelque  dandy  désoeuvré ,  las  des  plaisirs  de 
Londres,  le  retrouverait ,  un  mois  après,  dans  quelque  île 
déserte.  «  Eh  î  bon  Dieu,  vous  voilà  !  Je  vous  croyais  main- 
tenant à  Thèbes.  —  Je  me  proposais  d'y  aller,  mais  j'ai 
changé  d'avis ,  en  voyant  que  la  moitié  de  Bloomsbury  s'y 
rendait ,  et  j'ai  accompagné  Parry  au  pôle  Nord. — Y  avez- 
vous  trouvé  à  qui  parler .•^-r- Non,  personne,  et  c'est  ce 
qui  en  fait  le  charme  :  je  n'y  ai  vu  que  des  ours  blancs. 
Mais  qui  avez-vous  rencontré  à  Athènes,  l'année  dernière.^ 
—  Des  Anglais  du  troisième  ordre,  des  Irlandais  du  qua- 
trième ,  sautant  siir  l'Acropolis  ,  goûtant  dans  le  Parlhe- 
non;  mais  pas  ame  qui  vive  ,  et  dont  on  eût  jamais  en- 
tendu parler.  Crosby  était  aux  Pyramides^  Seward,  dans 
le  Caucase-,  et  Altsford  était  allé  rejoindre  son  éternel  Py- 
lade  à  Ispahan. — A  Ispahan,  grand  Dieu!  mais  personne 
ne  prend  plus  cette  direction  !  Le  Sud  est  tout-à-fait  passé 
de  mode.  Je  vous  ai  dit  qu'il  y  a  deux  ans  j'avais  trouvé  à 
Smyrne  mon  tailleur  qui  y  venait  en  vacances^  et  vous 
savez  la  vieille  histoire  de  M.  de  Forbin  et  de  la  femme  de 


(i)  Note  du  Tr.  Nous  avons  déjà  dit  qu'on  donnait  le  nom  Je  Poètes 
des  Lacs  ,  à  Southey  ,  à  VS'ordsworlh  et  à  quelques  autres  qui  ont  des  habi- 
tations champêtres  sur  les  belles  rives  de  lacs  du  comté  de  Cumberland. 
Voyez  ,  sur  ces  poètes  et  sur  l'école  qu'ils  ont  fondée  ,  les  notices  insérées 
dans  les  numéros  19  et  26  de  nuire  recueil. 


3l4  VISITE  DE  LADY   MOKGAIV 

chambre  de  lady  Belmore,  et  de  son  parasol  de  soie  au 
milieu  des  ruines  de  Thèbes.  Le  Nord  ,  mon  ami,  le  Nord, 
c'est  ce  qui  doit  nous  occuper  maintenant.  La  mer  Gla- 
ciale ou  le  Kamschatka ,  via  Moscow,  voilà  ma  carte  de 
voyage  pour  la  saison  prochaine.  J'ai  fait  l'acquisition  du 
plus  joli  hritska  (i)  du  monde.  Cependant,  avant  de  me 
mettre  en  route  pour  cette  destination ,  je  me  propose 
d'aller  visiter  lord  Frédéric  F. ,  qui  a  une  habitation  char- 
mante bâtie  par  Potemkin,  sur  la  mer  d'Azoff.  Voulez- 
vous  être  des  nôtres? — De  tout  mon  cœur. — Alors  nous 
nous  retrouverons  à  Novogorod  -,  nous  nous  embarquerons 
à  Smolensk  sur  le  Dnieper  -,  nous  traverserons  la  steppe  de 
cette  manière ,  et  nous  ne  serons  plus  qu'à  quelques  verstes 
de  la  villa  de  lord  F.  » 

C'est  ainsi  que  nos  jeunes  gens  à  la  mode  devisent  entre 
eux  sur  leurs  longues  excursions.  Non-seulement  «  il  n'y  a 
plus  de  Pyrénées  )> ,  comme  le  voulait  Louis  XIV,  mais  le 
vœu  du  poète  semble  réalisé ,  et  l'annulation  totale  de  l'es- 
pace et  du  tems  semble  avoir  converti  en  une  plate  réalité 
les  rêveries  de  Pierre  Wilkins  et  de  ses  hommes  volans. 
Mais  tandis  que  les  voyageurs  anglais  vont  reconnaître  la 
marche  de  l'esprit  humain ,  en  marchant  eux-mêmes  dans 
toutes  les  parties  du  globe ,  et 

«  When  pleasure  begins  to  gVow  dull  in  thc  east, 
Just  order  their  wings  and  fly  off  to  ihe  west  (2)  ,  » 

il  existe  une  nation  qui  reste  sur  le  terrain  qu'elle  oc- 
cupe ,  avec  toute  la  ténacité  d'un  crapaud  sur  une  tuile  (3)  ; 
nation  qui,  comparée  par  quelques-uns  à  un  tigre,  par 

(i)  C'est  ainsi  qu'on  nomme  des  voitures  russes  en  osier,  qui  ont  la  forme 
d'un  berceau  d'enfant. 

(2)  «  Quand  le  plaisir  commence  h  languir  dans  l'orient ,  il  e'tend  sts  ailes 
et  vole  vers  l'occident.» 

(3)  Un  de  mes  amis  garda  un  crapaud  dans  sa  cave,  et,  pendant  neuf 
ans,  jamais  il  ne  sortit  de  la  tulle  sur  laquelle  il  e'tait  place'. 


AUX   ROCHERS  DE  MADAME   DE  SÉVIGWÉ.  3l5 

d'autres  à  un  singe,   et   par  Voltaire  à  tous  les  deux  ,  est 
la  moins  comprise  de  toutes  les  nations  de  la  terre.  Pendant 
que  le  Nord  vomit ,  comme  jadis ,  les  flots  de  sa  population 
sur  les  régions  échauffées  par  le  soleil  du  Midi ,  et  qu'à  leur 
tour  les  habitans  du  Midi  courent  prendre  leur  place  dans 
les  régions  glacées,  comme  dans  une  espèce  de  contredanse 
cosmopolite ,  on  est  toujours  sûr  de  trouver  à  domicile  les 
Français  qui  occupent  une  position  intermédiaire.  Pour  un 
voyageur  français,  que  1  on  rencontrera  sur  les  grandes 
routes  de  l'Europe ,  on  en  verra  un  millier  des  autres  na- 
tions, qui  volent  du  Tage  à  la  Newa,  et  de  Thèbes  à  la 
Chaussée  du  Géant.  Les  Français  sont  au  fond  le  peuple  le 
plus  grave,  le  plus  immobile  et  le  plus  sédentaire  de  toute 
l'Europe.  Même  leurs  femmes,  si  follement  taxées  d'être 
légères  et  volages,   mettent  toute  leur  activité  dans  leurs 
perpétuelles  causeries,  et  dans  les  mouvemens  qu'elles  im- 
priment aux  muscles  de  leur  visage.  Sous  l'ancien  régime , 
quand  les  femmes  françaises  vivaient  comme  des  sultanes 
dans  le  harem  (un  point  excepté),  toutes  les  institutions 
politiques  et  sociales  tendaient  à  encourager  des  habitudes 
indolentes,  étrangères  à  notre  sexe  dans  les  états  libres.  Les 
formes  et  le  langage  de  la  haute  société  semblaient  toutes 
provenir  des  habitudes  invétérées  d'une  vie  molle  et  oisive. 
Si  une  femme  éprouvait  un  chagrin ,  elle  se  mettait  au  lit 
pour  recevoir,  dans  sa  ruelle,  les  complimens  de  condoléance 
de  ses  amis.  Si  elle  sortait ,  c'était  pour  se  promener  en 
voiture  ;  et  même  ,  dans  le  nouveau  Paris ,  la  promenade 
d'une  femme  à  la  mode  ne  s'étend  pas  plus  loin  que  la 
chaise  qu'elle  va  trouver  sur  le  Boulevart  ou  aux  Tuile- 
ries. Quand  elle  se  rend  au  Bois ,  c'est  toujours  en  voiture. 
J'avais,  il  y  a  quelques  années,   à  Paris,  une  amie  qui 
était  la  plus  aimable  et  la  plus  indolente  créature  du  monde. 
C'était  un  précieux  et  dernier  reste  de  cette  brillante  société 
de  jadis,  qui  avait  survécu  à  la  tourmente  et  à  l'activité 


3l6  VISITE  DE  L\DY  MORGAN 

démocratique  de  la  révolution.  Quoiqu'elle  eût  passé  son 
année  climatérique  ,  elle  était ,  me  disait-elle  souvent , 
«  aussi  active,  aussi  vivace,  aussi  locomotive  ^  qu'elle  avait 
pu  rétre  dans  tout  Téclat  et  la  fleur  de  la  jeunesse.  »  Ce- 
pendant, comme  les  autres  personnes  de  sa  caste  et  de  sa 
foi  politique,  el!e  n'était  changée  en  rien.  Aussi  indolente 
et  aussi  spirituelle  que  madame  du  Deffand  elle-même, 
c'était  un  spécimen  tout-à-fait  intact  d'une  espèce  qui  dis- 
paraît rapidement  aujourd'hui,  et,  pour  un  philosophe  , 
elle  eût  été  un  sujet  curieux  d'observations.  Véritable  type 
d'une  fem.me  à  la  mode  du  tems  de  Marie-Antoinette  ,  sa 
ruelle  était  son  empire ,  et  sa  chaise  longue  son  trône. 

Elle  prenait  son  chocolat  et  recevait  ses  visites  au  lit , 
elle  dînait  vers  huit  heures  ,  à  peu  près  à  l'heure  de  l'an- 
cien souper  français  ,  et  elle  passait  la  nuit,  entourée  de  ses 
habitués ,  parmi  lesquels  se  trouvait  tout  le  bel  esprit  de 
Paris.  J'étais  autant  de  tems  avec  elle  que  ma  santé  et  Top- 
posilion  de  mes  habitudes  me  le  permettaient  \  elle  était 
vraiment  fort  intéressante  à  étudier.  Je  la  quittais  au  mi- 
lieu de  la  média  noche  ,  lorsqu'elle  était  le  plus  en  verve , 
car  son  esprit  ne  brillait  de  tout  son  éclat  qu'aux  bougies 
et  à  une  heure  avancée.  Comme  je  faisais  beaucoup  de  sa- 
crifices à  ses  habitudes  indolentes,  j'en  réclamais  quelque- 
fois d'équivalens  ,  et  je  parvenais  à  l'exhumer  de  son  hôtel 
du  faubourg  Saint-Honoré,  où.  pendant  des  années  en- 
tières, elle  était  restée  aussi  immobile  que  ces  prétresses 
des  temples  de  Pompéii ,  découvertes  par  l'industrie  mo- 
derne dans  leur  domicile  de  dix-huit  siècles.  Une  fois ,  je 
la  fis  sortir  de  vive  force  de  son  lit  au  milieu  du  jour,  et,  sa 
longue  toilette  terminée,  nous  arrivâmes  juste  sur  la  route 
de  Longchamps ,  quand  les  voitures  qui  conduisaient  le 
beau  monde  en  revenaient.  Une  autve  fois,  à  la  grande  sur- 
prise de  ses  amis,  je  réussis  à  la  conduire  à  l'Opéra,  avant 
le  milieu  du  ballet^  et  nous  vînmes  un  jour  à  une  séance 


ALX   ROCHERS  DE  M.VDAME   DE   SÉVIGNÉ.  3  I 'J 

(le  rinstitut,  quand  la  longue  harangue  de  M.  Qualremère 
de  Quincy  n'était  pas  encore  finie .  Mon  indolente  et  agréable 
amie,  malgré  une  vis  inertiœ  û  prononcée,  parlait  avec 
enthousiasme  de  la  campagne ,  comme  toutes  les  femmes 
françaises.  Elle  avait  une  habitation  champêtre  à  trois  lieues 
de  Paris  ,  qui  ,  disait-elle ,  faisait  ses  délices  et  qui  ali- 
mentait abondamment  sa  jardinière  de  violettes  de  mars, 
d'hyacinthes  d'avril ,  et  d'immortelles  pendant  toute  l'an- 
née. Tous  les  jours  elle  faisait  et  défaisait  le  projet  de  m'y 
conduire,  et  ce  ne  fut  qu'après  m'avoir  répété  cent  fois  : 
«  JNous  remettrons  cela  à  un  autre  jour  )) ,  que  nous  par- 
vînmes enfin  à  nous  mettre  en  route  pour  ce  formidable 
voyage  de  trois  lieues  ,  après  avoir  fait  des  préparatifs 
comme  pour  un  voyage  de  deux  cents.  J'avais  le  matin 
assisté  au  lever  de  M™^  de  ... ,  concouru  à  sa  toilette,  et 
gagné  ]\r^^  Félicie  ,  sa  malheureuse  femme  de  chambre  , 
pour  en  obtenir  une  hâte  inaccoutumée.  Quand  ces  longs 
apprêts  furent  finis,  j'entraînai  à  la  lettre  M"^^  de  ...,  en 
la  prenant  sous  mon  bras .,  et  je  la  transportai  ainsi ,  de  sa 
dormeuse  au  coin  du  feu,  dans  sa  calèche.  Avec  des  che- 
vaux et  un  cocher  aussi  indolens  qu'elle,  le  soir  était  fort 
avancé  lorsque  nous  arrivâmes  devant  la  grille  en  fer  de  sa 
maison  de  campagne.  Il  faisait  si  sombre  quand  nous  fumes 
au  bout  de  l'avenue ,  que  nous  ne  distinguâmes  qu'impar- 
faitement le  groupe  grotesque  deColombine  et  d'Arlequin, 
placés  de  chaque  côté  des  degrés  de  marbre  qui  condui- 
saient à  la  large  terrasse  sur  laquelle  la  maison  était  per- 
chée. A  peine  nous  étions-nous  reposés  et  avions-nous  pris 
quelques  rafraîchissemens ,  qu'il  faisait  nuit  close.  Comme 
le  but  de  cette  excursion  était  de  voir  les  jardins,  les  serres- 
chaudes  et  les  plates-bandes  d'hyacinthes  dans  tout  l'éclat 
de  leur  fleuraison  ,  je  ne  pus  m'empécher  de  témoigner 
mon  regret ,  avec  un  petit  sentiment  d'humeur  qui  divertit 
beaucoup  M""^  de  ...  «  Quoi!  s'écria-t-elle  ,  tout  cela  pour 


3l8  VISITE  DE  LADY   MORGAN 

une  fleur,  pour  une  promenade  manquée  !  »  Ma  mauvaise 
humeur  cessa  cependant  et  fut  remplacée  par  une  grande 
envie  de  rire,  quand  je  vis  entrer  le  jardinier  avec  un  bon- 
net de  nuit  sur  sa  tête  et  une  lanterne  allumée,  qui  venait 
nous  chercher  pour  nous  conduire  dans  le  jardin.  Nous 
suivîmes  immédiatement  notre  guide,  et,  accompagnés  de 
Félicie  qui  posait  délicatement  ses  petits  pieds  sur  le  sable 
humecté  par  la  rosée  du  soir,  et  de  Sylphide,  épagneul 
suranné,  dont  l'embonpoint  ralentissait  la  marche,  nous 
arrivâmes  près  des  plates-bandes  d'hyacinthes,  et  nous  ad- 
mirâmes ,  à  la  lueur  des  chandelles ,  la  belle  venue  des 
petits  pois  précoces. 

Avec  l'horreur  que  M"**  de  ...  avait  pour  le  mouve- 
ment ,  il  est  inutile  de  dire  que  la  nécessité  où  elle  se 
trouva,  peu  de  tems  après,  de  se  rendre  en  Bretagne,  fut 
pour  elle  on  ne  peut  pas  plus  contrariante.  Il  s'agissait 
d'un  procès  à  la  cour  royale  de  Rennes,  d'où  dépendait 
une  grande  partie  de  sa  fortune.  Après  avoir  remis  son 
départ  de  jour  en  jour,  et  avoir  été  au  moment  d'aban- 
donner son  procès  à  lui-même,  elle  se  laissa  enfin  décider 
à  partir,  par  l'offre  que  je  lui  fis  de  l'accompagner.  J'étais 
lasse  à  l'excès  de  retrouver,  pour  ainsi  dire  ,  tout  Londres 
à  Paris ,  et  je  me  faisais  une  grande  joie  de  l'idée  de  visiter 
une  province  qui  ne  fût  pas  exposée  aux  incursions  des 
sujets  parfois  incommodes  de  Sa  Majesté  Britannique.  Ma 
proposition  fut  acceptée  avec  un  mélange  d'incrédulité  et 
de  joie.  M'"''  de  ...  avait  peine  à  croire  à  l'étendue  d'un  pa- 
reil sacrifice.  Enfin,  laissant  derrière  nous  tous  nos  enfans 
et  tous  nos  jnaiis ,  nous  nous  mîmes  en  route  par  un  beau 
jour  d'avril,  dans  un  équipage  qui  rappelait  la  manière  de 
voyager  du  tems  de  Louis  XIV,  quand  le  carrosse  d'un 
grand  seigneur  était  une  maison  mouvante,  et  même  une 
maison  qui  devait  être  d'une  assez  grande  dimension ,  si  on 
considère  toutes  les  personnes  entassées  aux  portières ,  der- 


ArX  BOCHERS  DE  MADAME   DE    Sf.VTGNÉ.  3  I  C) 

rière  ,  en  avant,  dans  tous  les  coins  et  recoins.  M"*  de... 
voyageait  avec  ses  propres  chevaux  ,  son  propre  carrosse , 
et  tous  les  petits  meubles  à  son  usage  que  pouvaient  con- 
tenir les  poches  ,  les  sièges  ,  la  cave  et  l'impériale.  Fëlicie 
et  Sylphide  occupaient  le  siège  du  devant  ,  avec  des  vit- 
chouras  ,   un  parasol,  une  canne  pour  la  promenade,  et 
un  nécessaire  de  toilette  ,   des  coussins  et  des  oreillers. 
M"^  de  ...  ,  enveloppée  dans  sa  douillette  ,  avec  de  Veau 
de  Chjpre  dans  une  main ,  et  sa  bonbonnière  dans  l'autre, 
avait  sans  cesse  recours  à  Tune  et  à  l'autre  pour  soutenir 
la  fatigue  d'un  aussi  long  voyage.  Les  sites  historiques  de 
Rambouillet  et  de  Maintenon  excitèrent  vivement  ma  cu- 
riosité. Le  lendemain  nous  arrivâmes  à  la  vieille  ville  de 
N... ,  un  des  gîtes  ordinaires  de  M'^^de  Se  vigne,  quand  elle 
se  rendait  aux  Rochers.  Là  nous  nous  arrêtâmes  devant  la 
porte  cochère  de  M.  le  préfet,  un  des  oncles  de  M""^  de...  à 
la  mode  de  Bretagne.  Son  salon  reproduisait  en  miniature 
tout  ce  qu'il  y  a  de  pompeux  et  parfois  de  ridicule  dans  des 
salons  plus  augustes.  M.  le  préfet  représentait  noblement 
et  avec  dignité ,  et  il  fit  les  honneurs  de  sa  maison  devant 
ses  sujets  provinciaux,    comme  si  sa  belle  cousine  était 
une  princesse  qui  vînt  visiter  la  cour  du  roi  son  frère. 
D'un  autre  côté  ,  M"""  de  ...  avait,  dans  ses  airs  de  grande 
dame ,   un  mélange  de  fierté  et  de  condescendance  fort 
divertissant,  mais  qui  paraissait  en  imposer  beaucoup  au 
cercle   nombreux  réuni  pour  la  recevoir.  Après  m'étre 
d'abord  amusée  des  formalités  de  cette  petite  cour  subal- 
terne, je  ne  tardai  pas  à  en  éprouver  de  l'ennui  et  de  la 
fatigue  -,  ce  ne  fut  pas  sans  plaisir  que  je  vis,  le  lendemain , 
ma  dilatoire  amie  assise  au  fond  de  son  carrosse  ,  à  une 
heure  assez  raisonnable.  De  même  que  l'abbé  dont  parle 
Boileau,  elle  n'avait  jamais  vu  le  soleil  se  lever  ^  aussi  ne 
tarda-t-elle  pas  à  être  domptée  par  l'exercice ,  et  elle  tomba 
dans  un  profond  sommeil  en  même  tems  que  Sylphide  et 


320  VISITE  DE  L\D\   MORGAN 

Félicie ,  tandis  que  la  nouveauté  des  objets  que  je  voyais 
me  tenait  dans  cet  étal  d'excilement  délicieux  ,  qui  peut 
seul  nous  faire  sentir  la  valeur  de  l'existence. 

Le  vieux  duché  de  Bretagne  ,  que  les  pieds  infatigables 
des  Anglais  n'ont  point  encore  foulé  ,  et  que  leurs  plumes 
non  moins  actives  n'ont  point  décrit  ,  est  toujours  la  Bre- 
tagne du  siècle  de  Louis  XIV.  Les  habitans  continuent  à 
conserver  leur  individualité ,  comme  au  tcms.  de  leurs 
rudes  ,  mais  héroïques  suzerains.  Issus  sans  alliage  de  ces 
anciens  Bretons  expulsés  par  des  conquérans  étrangers,  ces 
fils  des  compagnons  de  Caractacus  ressemblent  aussi  peu 
aux  habitans  du  centre  ou  du  midi  de  la  France ,  que  s'ils 
peignaient  encore  leurs  corps  de  couleurs  bariolées.  Nous 
avions  à  peine  passé  la  Loire  que  j'aperçus  un  changement 
total  dans  les  physionomies.  Je  retrouvai  dans  le  pur  ar- 
moricain ou  bas-breton  de  l'aubergiste  de  l'ancienne  ville 
de  Laval ,  le  rhythme  et  l'accent  de  mes  compatriotes  les 
Celtes  (i) ,  et  il  me  semblait  que  j'entendais  quelque 
Mrs  O'Shaughnessy,  dans  le  Gonnaught  (i)  ,  ou  la  lecture 
d'un  chapitre  d'un  des  romans  écossais.  Quand  Louis  XIV 
envoya  une  armée  pour  soumettre  les  Bretons  qui  résis- 
taient à  des  taxes  oppressives ,  ils  tombèrent  à  genoux  ,  et 
s'écrièrent  à  haute  voix  :  3Iia  culpa  l  mia  culpa  t  <c  C'é- 
taient, dit  M""^  de  Sévigné  ,  les  seuls  mots  de  français 
qu'ils  savaient.  »  A  mesure  que  nous  nous  avancions  dans 
le  département  d'Ille-et-Vilaine ,  le  cœur  de  la  province , 
la  scène  devenait  toujours  moins  française.  Ces  épaisses 
forets ,  qui  ombrageaient  de  longues  et  plates  bruyères,  me 
rappelaient  l'aspect  désolé  des  sites  du  Nord  j  mais,  de  tems 
en  tems ,  le  paysage  était  égayé  par  de  petits  oasis  cou- 


(i)  Note  du  Tr.  Il  est  inutile  de  rappeler  que  lady  Morgan  ,  jadis  miss 
Owenson  ,  est  Irlandaise.  Le  fond  de  la  population  de  l'Irlande  est  de  race 
celtique;  les  Anglais  n'en  sont  que  les  conquérans. 

(a)  Comte  ou  province  de  l'Irlande. 


I 


f 


Aux  ROCHERS  DE  MADAME  DE  SÉVIGKÉ.        3^1 

verts  d'une  brillante  verdure  ou  par  des  vergers  en  fleurs, 
plus  pittoresques  que  les  vignobles  si  v^antés  de  la  France. 
La  Bretagne  ,  qui  ne  fut  unie  à  la  couronne  de  France 
qu'en  i532  ,  par  le  mariage  de  François  I"  avec  la  petite- 
fille  de  son  dernier  duc  ,  avait  été  si  long-tems  gouvernée 
dans  l'antique  esprit  du  régime  féodal,  que  ,  les  influences 
politiques  auxquelles  elle  était  soumise  se  combinant  avec 
une  position  à  peu  près  insulaire ,  elle  avait  pris  fort  peu 
de  part  au  mouvement  de  la  civilisation  progressive  de 
l'Europe.  Les  ravages  des  guerres  de  la  Vendée  et  de  la 
cbouannerie  la  firent  encore  rétrograder,  et  il  ne  paraît 
pas  que  la  réorganisation  totale  de  la  France ,  pendant  la 
révolution  ,  ait  essentiellement  modifié  sa  physionomie 
physique  ou  morale.  Cependant  toute  rude,  toute  reculée 
qu'est  cette  province  ,  c'est  elle  qui  a  fourni  les  caractères 
les  plus  héroïques  de  l'histoire  de  France.  Charles  de  Blois 
et  Jean  de  Montfort ,  ces  deux  ducs  rivaux  si  généreux  et  si 
chevaleresques  (i)  ^  Jeanne  la  Boiteuse ,  souveraine  de  cette 
province  ,  et  par  qui  Charles  de  Blois ,  qu'elle  avait  épou- 
sé, y  régnait  -,  Olivier  de  Clisson  ,  connétable  de  France  ; 

(i)  Le  traité  des  Landes  ,  conclu  entre  les  deux  prétendans  au  trône  de 
Bretagne,  est  tout-à-fait  caractéristique  des  hommes  et  du  tems.  Rien  de 
plus  simple  que  les  conditions.  Le  duché  était  partagé  en  deux.  Chacun  de- 
vait porter  le  titre  de  duc  et  avoir  sa  capitale;  Rennes  pour  l'un,  Nantes 
pour  l'autre.  On  se  sépara  avec  promesse  de  se  rejoindre,  dans  un  lieu  in- 
diqué, pour  convenir  des  arrangemens  que  le  partage  exigeait,  et  recevoir 
la  ratification  de  la  duchesse,  Jeanne  la  Boiteuse  ,  épouse  de  Charles  de 
Blois.  C'est  d'elle  qu'il  tenait  le  duché  de  Bretagne.  Quand  elle  eut  lu  le 
traité  que  son  mari  lui  envoya  ,  elle  dit  à  celui  qui  l'apportait  :  «  Il  fait  trop 
bon  marché  de  ce  qui  n'est  pas  à  lui  ;  »  et  ,  dans  sa  réponse  ,  elle  lui  man- 
dait :  «  Vous  ferez  ce  qu'il  vous  plaira  ;  je  ne  suis  qu'une  femme  ,  et  ne  puis 
mieux  ;  mais  plutôt  je  perdrais  la  vie,  ou  deux  si  je  les  avais  ,  avant  de  con- 
sentir à  chose  si  reprochable  à  la  honte  des  miens.  »  Sa  lettre  était  mouillée 
de  larmes  ;  l'époux  en  fui  ému  ;  et  encore  plus  ,  lorsqu'en  quittant  sa  femme, 
qu'il  était  allé  voir  ,  elle  lui  dit  :  «■  Conservez-moi  votre  cœur  ,  mais  aussi 
conservez-moi  mon  duché  ;  et ,  quelque  chose  qui  arrive  ,  faites  que  la  sou- 
veraineté me  reste  tout  entière,  »  Il  le  promit ,  baisa  sa  daine  et  partit. 


32a  VISITE  DE  LADY   MORGAN 

le  brave  Tannegui  du  Châtel  ;  Bertrand  du  Guesclin,  la 
fleur  de  la  chevalerie  ;  sont  des  caractères  qui  appartien- 
nent à  la  poésie  de  l'histoire,  et  qui  doivent  être  considérés 
comme  une  compensation  pour  des  monstres  tels  que  Char- 
les le  Mauvais  et  Pierre  le  Cruel ,  nés  également  dans  ces 
siècles  d'une  trempe  grossière  mais  vigoureuse.  Il  est  vrai- 
semblable que  la  franchise  militaire  et  la  noble  simplicité 
des  grands  personnages  que  je  viens  de  citer  résultaient  en 
partie  d'une  organisation  entretenue  et  conservée  par  la 
rudesse  du  climat  et  l'aspect  sauvage  du  pays  dans  lequel 
ils  avaient  pris  naissance. 

Avec  l'histoire  de  du  Guesclin  à  la  main  ,  cette  même 
histoire  que  M*"^  de  Sévigné  recommandait  à  M""^  de  Gri- 
gnan,  et  la  tête  remplie  de  Montfort,  de  Charles  de  Blois, 
des  grandes  compagnies ,  des  vialadiinSy  du  prince  Noir , 
de  Chandos  ,  et  de  tous  les  personnages  qui  avaient  joué  un 
rôle  dans  le  grand  drame  de  la  Bretagne ,  pendant  le  qua- 
torzième siècle  ,  je  fus  tout-à-coup  rappelée  à  de  fâcheuses 
réalités  par  une  secousse  violente  qui  éveilla  mes  compa- 
gnons endormis ,  arracha  des  exclamations  à  M""^  de  ...  et 
fit  pousser  des  cris  à  Félicie,  et  de  longs  et  continus  gla- 
pissemens  à  Sylphide.  Ces  cris  ,  avec  le  bruit  des  flacons, 
les  pieuses  interjections  de  Baptiste  le  cocher,  et  les  gros 
jurons  d'Hippolyte  le  valet  de  pied,  m'apprirent  que  nous 
étions  «abîmés,  plantés-là  pour  toute  la  nuit  »  \  en  un  mot, 
que   ((  mon  carrosse  était  non-seulement  versé  ,   mais  mis 
hors  de  service  »  ,  jusqu'à  ce  qu'un  charron  de  village  l'au- 
rait remis  en  état. 

Il  était  impossible  d'aller  plus  loin  :  nous  étions  à  peu 
près  à  moitié  chemin  entre  \  itry,  où  nous  avions  dîné  à  la 
Tour  de  Sévigné,  et  Rennes  où  nous  devions  nous  arrêter. 
Baptiste  était  Bas-Breton  ,  et  nous  ayant  assuré  qu'il  con- 
naissait le  pays  comme  son  bonnet  de  nuit  _,  il  nous  avait 
fait  prendre  un  chemin  de  traverse,  qui  devait,  à  son  dire, 


Aux  ROCHERS  DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ.  3îi3 

abréger  notre  route  d'une  demi-lieue.  C'était  cette  mal- 
heureuse prétention  qui  avait  produit  notre  accident ,  et 
qui  était  cause  que  nous  nous  trouvions,  au  coucher  du 
soleil  ,  dans  un  mauvais  sentier,  avec  une  voiture  brisée , 
et  sans  qu'il  parût  qu'on  pût  obtenir  du  secours  dans  un 
endroit  plus  rapproché  que  Vitry.  Pendant  que  M""^  de  ... 
exhalait  son  chagrin  en  plaintes  inutiles,  que  Félicie  criait 
contre  Baptiste  par  la  portière  ,  et  que  Sylphide  accompa- 
gnait l'une  et  l'autre  avec  la  basse  continue  de  ses  gémis- 
semens,  je  descendis  de  voiture  pour  reconnaître  notre 
position ,  et  pour  voir  s'il  était  possible  de  trouver  de  l'aide. 
Tandis  que  Baptiste  me  faisait  voir  où  le  ressort  s'était 
brisé ,  un  personnage  vêtu  de  noir  sortit  par  la  porte  d'un 
petit  verger,  et  s'approcha  de  moi  un  livre  à  la  main.  Lors- 
qu'il ôta  son  chapeau  ,  je  vis  que  sa  tête  était  tonsurée  5  il 
nous  dit  d'un  ton  obligeant  et  poli  qu'il  y  avait  une  forge 
au  château ,  dont  nous  apercevions  les  tours  à  travers  l'é- 
paisseur du  bois  qui  occupe  toute  la  plaine  entre  Rennes 
et  Vitry  -,  que  notre  ressort  serait  facilement  raccommodé 
dans  cette  forge  \  et  qu'en  faisant  toute  diligence  nous 
pourrions  encore  arriver  à  Rennes  avant  le  milieu  de  la 
nuit.  La  personne  qui  nous  donnait  cet  avis  était  un  vieil- 
lard d'une  figure  intéressante  ,  vêtu  de  l'habit  ecclésias- 
tique, et  il  avait  un  certain  air  prêtre  qui  me  fit  supposer 
que  c'était  le  curé  de  la  paroisse.  «  Et  le  château!  s'écria 
M™^  de  ... ,  comment  le  nomme-t-on  ?  il  appartient  proba- 
blement à  une  de  mes  connaissances ,  car  je  suis  alliée  de 
toute  l'ancienne  noblesse  de  Bretagne. — C'est  le  châ- 
teau des  Rochers,  madame.  —  Le  château  des  Rochers  , 
reprit  vivement  M""'  de  ...,  le  château  de  M""*  de  Sévi- 
gné  1  —  Le  château  de  M™*  de  Sévigné  !  ))  m'écriai-je  à 
mon  tour  ,  presque  suffoquée  de  plaisir.  Le  curé  s'inclina 
pour  confirmer  ce  qu'il  nous  avait  dit.  «Eh,  mon  Dieu!  quel 
est  le  propriétaire  ?  à  qui  cela  appartient-il  aujourd'hui  ?  les 


3^4  VISITE  DE  LADY  MOKGAN 

Sévignés  sont  éteints,  et  je  crois  que  les  Rochers  avaient 
été  légués  à  M"^  de  Simiane ,  par  son  illustre  grand'mère. 
—  Les  Rochers  ont  plusieurs  fois  changé  de  mains,  de- 
puis un  demi-siècle  ,  et ,  à  la  révolution,  ils  ont  été  vendus 
comme  biens  nationaux.  Le  maître  actuel  est  un  riche 
propriétaire  de  Bretagne^  il  est  absent,  mais  cela  ne  vous 
empêchera  pas  de  voir  le  château  et  les  jardins  ,  ce  qui 
pourra  vous  distraire  pendant  qu'on  raccommodera  votre 
voiture.  ))  M™*  de  ... ,  dont  toutes  les  opinions  étaient  des 
préjugés ,  s'écria  d'un  air  dédaigneux ,  en  entendant  le 
nom  du  propriétaire  qui  lui  était  inconnu  :  «  Ah  !  ma 
belle  ,  ce  personnage  est  sans  doute  de  la  bande  noire.  » 
Aussi  accueillit-elle  froidement  la  proposition  du  bon 
curé  ^  et ,  comme  le  repos  était  son  souverain  bien  ,  elle  se 
résigna,  sans  murmures  et  sans  regrets,  à  l'agréable  in- 
convénient de  rester  tranquille  au  fond  de  sa  voiture.  Fé- 
licie,  descendue  pour  faire  prendre  l'air  à  Sylphide,  s'assit 
sur  un  banc  de  mousse  placé  près  de  la  route,  et  Hippolyte 
monta  sur  un  des  chevaux  du  carrosse,  pour  se  rendre  à  la 
forge  dont  on  apercevait  la  fumée  à  peu  de  distance. 

L'idée  de  visiter  les  Rochers ,  où  tant  de  lettres  inimi- 
tables avaient  été  écrites  par  la  plus  charmante  des  écri- 
vains, me  paraissait  plutôt  un  beau  songe  qu'une  réalité  ; 
j'avais  peine  à  croire  à  mon  bonheur.  Prenant  le  bras  du 
curé,  je  promis  à  M™^  de  ...  de  ne  pas  tarder  à  revenir ,  et 
je  m'acheminai  vers  la  châsse  de  Notre-Dame  des  Ro- 
chers,  avec  un  pieux  enthousiasme  ,  au  moins  égal  à  celui 
d'un  paysan  des  Abruzzes  qui  traverse  les  marais  Pontins 
pour  se  rendre  à  St. -Pierre.  Après  avoir  traversé  le  verger , 
nous  nous  trouvâmes  dans  un  petit  taillis  qui  ne  me  laissait 
voir  qu'imparfaitement  les  blanches  tours  du  château, 
a  Envoyez-moi  de  la  vue  et  je  vous  enverrai  des  arbres,  » 
écrivait  M"""  de  Sévigné  à  ]\l™^  de  Grignan.  Cette  demande 
serait  encore  de  saison  aujourd'hui ,  car  de  fort  jolis  points 


Aux  ROCHERS  DE  MADAME  DE  SÉVTGNÉ.        3*25 

de  vue ,  qu'il  eût  été  très-facile  de  ménager  ,  sont  cachés 
par  les  arbres  qui  couvrent  la  campagne. 

Le  château  ,  avec  l'amas  de  tours  antiques  dont  il  est 
flanqué,  est  élevé  sur  une  esplanade,  comme  toutes  les 
constructions  féodales  de  la  France.  La  cour,  somhre  et 
spacieuse  ,  est  fermée  par  une  énorme  porte  en  fer,  à  tra- 
vers laquelle  je  regardai  avec  émotion ,  tandis  que  le  vieux 
portier,  averti  par  le  curé,  était  allé  chercher  ses  clefs 
pour  l'ouvrir.  Rien  n'était  plus  pittoresque  que  cette  vieille 
architecture  que  coloraient  les  touches  chaudes  et  brillantes 
du  soleil  couchant.  Ce  château  a,  dit-on,  été  construit 
dans  le  quatorzième  siècle,  et  sa  haute  antiquité  semble 
garantie  par  un  escalier  en  limaçon,  des  têtes  gothiques, 
hideuses,  et  des  représentations  d'animaux  monstrueux.  Je 
remarquai  une  petite  tour  isolée ,  bâtie  dans  un  style  dif- 
férent, mais  qui  n'était  pas  moins  singulier,  et  dont  l'extré- 
mité supérieure  avait  la  forme  d'un  bonnet  de  prêtre. 
«  Ceci,  dit  le  curé,  est  une  construction  moderne.  »  En 
effet  c'était  la  chapelle  mentionnée  dans  les  lettres  de 
M""^  de  Sévigné,  et  qu'elle  avait  fait  faire  pour  le  bien  bon, 
l'aimable  et  spirituel  abbé  de  Coulanges. 

Le  vieux  portier  revint  et  nous  fit  entrer  :  comme  je 
m'arrêtais  pour  considérer  ce  vieil  édifice  qu'un  goût  bar- 
bare avait  fait  blanchir  et  mettre  à  neuf,  quelques  années 
auparavant,  il  s'écria,  d'un  air  de  triomphe  :  a  Ah!  ah! 
madame,  vous  regardez  les  murs,  n'est-ce  pas?  eh  bien, 
imaginez-vous  qu'il  n'y  a  pas  long-tems  ils  étaient  tout 
noirs  et  remplis  de  nids  d'oiseaux.  Mais,  voyez-vous,  nous 
avons  fait  reblanchir  toutes  ces  vieilles  masures  à  la  chaux 
et  encore  leur  avons-nous  fait  donner  trois  bonnes  couches 
en  dehors  et  en  dedans,  w  Le  vieux  portier  marcha  de- 
vant nous,  et,  comme  le  curé  vit  que  mes  regards  trahis- 
saient un  dégoût  involontaire,  il  me  dit  à  voix  basse  :  «  Vous 
voyez  que  ces  gens-là  n'ont  pas  lu  les  lettres  par  excellence. 

XVI.  22 


326  VISITE   DE  I.ÀDY   MOnGAN 

Ils  ont  cliangi^  en  une  grotesque  métairie  le  plus  intéres- 
sant de  tous  les  sites.  »  Puis,  en  me  montrant  un  lavoir  et 
des  écuries  décorées  de  colonnes  d'ordre  corinthien ,  il 
ajouta  :  (c  Et  ce  n'est  pas  là  le  pire  !  »  Nous  nous  trouvions 
alors  dans  le  vestibule  du  château.  Nous  suivîmes  notre 
guide  dans  le  petit  nombre  de  pièces  qui  n'étaient  pas  in- 
terdites à  la  curiosité  des  étrangers,  mais  tout  avait  été  tel- 
lement arrangé  à  la  moderne,  qu'à  peine  restait-il  quel- 
que chose  qui  pût  nous  rappeler  la  hellissima  madré ,  à 
l'exception  de  son  portrait  peint  par  Mignard ,  et  suspendu 
au-dessus  du  poêle  de  la  salle  à  manger.  Sombre ,  basse  et 
étroite  ,  cette  pièce  ne  pouvait  pas  être  celle  où  M""'  de  Sé- 
vigné  traitait  le  somptueux  gouverneur  de  la  province  et  sa 
femme  la  palatine,  ainsi  que  les  Pomenars,  les  Coulanges 
et  tous  ces  hôtes  gais  ,  brillans  ,  spirituels  ,  que  la  tenue 
des  états  de  Bretagne  lui  amenait.  Rien  de  ce  qui  existait 
jadis  n'avait  été  respecté.  «  Tout  a  été  détruit ,  effacé  et  re- 
fait avec  le  plus  mauvais  goût ,  me  disait  à  voix  basse  le 
curé  \  même  le  cabinet  de  lecture  et  les  chambres  à  cou- 
cher de  M"^  de  Se  vigne  et  de  M*""  de  Grignan  ,  où  le  por- 
trait de  la  belle  et  fier e  comtesse  est  maintenant  confondu 
avec  d'autres  d'une  lignée  étrangère.  » 

Comme  ces  appartemens  historiques  et  classiques  étaient 
fermés,  que  le  tems  pressait  et  que  le  soleil  descendait  ra- 
pidement à  l'horizon,  nous  nous  dirigeâmes  en  toute  hâte 
vers  les  jardins,  si  souvent  décrits  dans  les  lettres  de  M"'  de 
Sévigné.  Par  malheur,  des  mains  barbares  y  avaient  porté 
le  ravage  comme  dans  le  château.  De  nouveaux  murs,  de 
nouvelles  terrasses,  de  nouvelles  orangeries,  détruisaient 
toutes  ces  précieuses  associations  si  intimement  unies  aux 
constructions  anciennes.  On  avait  aussi  coupé  récemment 
ces  allées,  plantées  et  surveillées  avec  un  soin  maternel  par 
M"*^  de  Sévigné,  et,  quand  on  m'en  montra  la  place,  je 
ne  pus  m'empécher  de  m'écrier  :  «  Hélas  !  qu'est  devenu 


AUX   ROCHERS    DE   MADAME   DE   SÉVIGISÉ.  32'} 

le  bosquet  enchanté!  —  Que  voulez-vous?  me  répouclit 
mon  vieux  cicérone  avec  dépit ,  on  a  abattu  les  arbres  pour 
faire  la  charpente  et  les  portes  d'un  poulailler,  m  Le  bon 
curé,   afin  de  me  consoler,   dirigea  mon  attention  sur  le 
phénomène  de  l'écho,  si  souvent  cité  dans  les  lettres  de 
M"*  de  Sévigné.  Comme  on  n'avait  pu  en  tirer  aucun  parti 
pour  le  poulailler  il  existait  toujours.  «  Vallée  de  ma  fille 
subsistait  encore  en  i8 lo  ,  reprit  le  curé  ,  qui  était  évidem- 
ment aussi  enthousiaste  de  M"**'  de  Sévigné  que  moi ,  mais  il 
n'y  a  plus  maintenant  aucun  de  ces  vieux  et  discrets  témoins 
des  épanchemens  de  la  plus  tendre  des  mères  et  de  la  plus 
adorée  des  filles  ,    et  des  piquantes  causeries  de  maman- 
heauté,  et  de  ce  trésor  de  folie,  le  plus  chéri  des  fils,  dont 
les  gaies  confessions  étaient  suivies  de  réprimandes  si  dou- 
ces et  de  sarcasmes  si  fins^  de  cet  aimable  vaurien,  qui, 
dans  une  seule  nuit,  mangea  an  lansquenet  cinq  cents  gros 
chênes  à  sa  mère  ^  et  qui,  brave  comme  Condé,  spirituel 
comme  Saint-Evremont,  vivait  familièrement  avec  Racine, 
riait  avec  Molière  ,  était  entré  en  lice  avec  Dacier  sur  un 
passage  d'Horace  ,  courtisait  Ninon ,  se  grisait  par  bon  air, 
faisait  mille  folies ,  venait  en  solliciter  le  pardon  aux  Ro- 
chers, et  retournait  à  Paris  pour  en  commencer  d'autres.» 
Ce  fut  vainement  que  je  témoignai  le  désir  de  voir  ces 
allées  vénérables,  ornées  d'élégantes  devises  et  consacrées 
par  tant  de  souvenirs  \  elles  étaient  également  tombées  sous 
une  hache  impitoyable.  Leurs  noms,    cependant,  survi- 
vaient encore  ,  et  j'avais  le  plaisir  mélancolique  de  mar- 
cher sur  ie  sol  appelé  jadis  V allée  Pioj  aie ,  Vallée  du  Point 
du  Jour ,  Vallée  de  V Lifinie ,  etc.  A  l'extrémité  de  l'allée 
Royale,  un  siège  de  verdure  semi-circulaire ,  qui  comman- 
dait une  vue  délicieuse  sur  des  coteaux  boisés  du  voisinage, 
m'invita  à  me  reposer  quelques  instans.  C'était  l'endroit 
charmant  où  M""^  de  Sévigné  avait  écrit  tant  de  lettres,  la 
Place  de  Madame.  Elle  était  décorée  par  un  oranger  en 


328  VISITE   DE  LADY   MORGAN,    ETC. 

fleurs  ,  que  le  bon  curé  avait  lui-même  tiré  de  l'orangerie. 
Tandis  que  je  considérais  le  joli  paysage  que  j'avais  sous  les 
yeux,  les  dernières  lueurs  du  crépuscule  s'effaçaient  de 
plus  en  plus,  et  les  ombres  devenaient  toujours  plus  épais- 
ses. Je  reconnus  avec  regret  la  nécessité  de  partir,   et  j'y 
obéis  avec  peine.  Après  avoir  demandé  la  permission  de  dé- 
tacher un  petit  bouquet  de  l'arbre  qui  ombrageait  la  Place 
de  Madame  ,  je  repris  le  bras  du  curé.  En  nous  dirigeant 
vers  la  voiture ,  j'étais  tellement  transportée  au  tems  des  La 
Rochefoucauld  et  des  Coulanges  ,  qu'oubliant  un  intervalle 
d'un  siècle  et  demi,  et  cette  foule  d'événemens  qui  en  avaient 
doublé  la  durée,  je  demandai  à  mon  cicérone  s'il  y  avait  en- 
core dans  le  voisinage  quelqu'un  de  la  famille  de  M'"'  du 
Plessis  (i) ,  le  bas-bleu  (2)  de  Vitry  et  l'objet  des  plaisantes 
caricatures  de  M™"  de  Sévigné.  Il  me  répondit  que  de  tous  les 
noms  des  dramatis personœ  des  Rochers,  de  tous  ceux  qui 
avaient  joué  un  rôle  caractéristique  dans  la  correspondance 
de  M"""  de  Sévigné,  il  n'en  connaissait  qu'un  seul  qui  eût 
survécu  au  tems  et  au  bouleversement  général  :  c'était  le 
nom  dePilois.  «  Quoi,  repris-je,  le  vénérable  jardinier  de 
jyjme  (jg  Sévigné,  celui  qui  a  planté  les  arbres  à  l'ombre  des- 
quels nous  marchons  maintenant  (3)  1  Y  a-t-il  quelques-uns 
de  ses  descendans  qui  résident  encore  ici  .^ — Son  arrière-petit- 

(x)  «  M"s  du  Plessis  est  tout  justement  comme  vous  l'avez  lalsse'e.  Elle  a 
une  nouvelle  amie  à  Vilry ,  dont  elle  se  pare ,  parce  que  c'est  un  bel  esprit 
qui  a  lu  tous  les  romans  ,  et  qui  a  reçu  deux  lettres  de  la  princesse  de  Ta- 
rante. J'ai  fait  dire  méchamment  par  Vaillant,  que  je  ne  te'moignais  rien, 
mais  que  mon  cœur  était  saisi.  Tout  ce  qu'elle  dit  là— dessus  est  digne  de 
Molière.  » 

(2)  Note  du  Tr.  C'est,  comme  on  sait,  le  sobriquet  que  l'on  donne,  en 
Angleterre  ,  aux  femmes  qui  font  métier  de  bel  esprit. 

(3)  «  Mes  petits  arbres  sont  d'une  beauté  surprenante.  Pilois  les  élève  jus- 
qu'aux nues.  Rien  n'est  si  beau  que  ces  allées  que  vous  avez  vues  naître.  Vous 
savez  que  je  vous  donnai  une  manière  de  devise  qui  vous  convenait.  Voici 
un  mot  que  j'ai  écrit  sur  un  arbre  pour  mon  fils  qui  est  revenu  de  Candie  : 
ï'^ago  di  fama.  » 


LE  TOMBEAU  DE  MAPilE.  829 

fils  a,  dans  ce  moment,  Thonneur  de  vous  parler,  ))  me  dit 
le  curé,  en  s'inclinant.  Nous  nous  trouvions  alors  en  vue 
delà  voiture,  et,  détachant  de  mon  cou  une  petite  croix 
irlandaise,  je  le  priai  de  l'accepter  comme  un  faible  gage  de 
ma  reconnaissance  pour  le  plaisir  qu'il  m'avait  procuré,  en 
me  faisant  voir  la  châsse  de  ula  déesse  de  mon  idolâtrie,  » 
et  en  me  faisant  jouir  de  l'entretien  du  descendant  d'un  ami 
fidèle  et  d'un  serviteur  dévoué  ,  qui  tenait  de  son  illustre 
maîtresse  un  nom  classique  et  impérissable.  Le  bon  curé 
me  salua  avec  politesse,  et  accepta  mon  offre  d'un  air  ému 
et  pénétré ,  comme  si  je  lui  avais  remis  une  croix  de  dia- 
mans.  Cependant  notre  voiture  était  raccommodée  ,  et 
pouvait,  assurait-on,  nous  conduire  jusqu'à  Rennes.  Jedis 
à  la  hâte  un  dernier  adieu  à  ma  connaissance  accidentelle  , 
et  ,  dans  peu  d'instans,  je  perdis  de  vue  les  tours  antiques 
et  vénérables  du  château  des  Rochers. 

(  New  Monthly  Magazine ,  ) 


LE   TOMBEAU   DE  MARIE. 


Au  moment  où  Wellington  venait  de  terminer  la  guerre 
de  la  Péninsule ,  une  partie  de  son  armée  leçut  l'ordre  de 
se  rendre  dans  les  environs  de  Bordeaux ,  oîi  Ton  formait 
un  camp  destiné  à  réunir  les  troupes  qui  devaient  être 
envoyées  dans  le  Canada  et  aux  Etats-Unis. 

Le  régiment  d'infanterie  légère  dont  je  faisais  partie 
était  réservé  pour  ce  dernier  service  -,  stationnés  sous  les 
murs  de  Bayonne,  au  moment  où  nous  reçûmes  cette  nou- 
velle destination  ,  dix  journées  de  marche  nous  séparaient 
du  lieu  du  rendez-vous.  Nos  préparatifs  de  départ  furent 


33o  LE  TOMBEAU  DE  MABIE. 

bientôt  terminés,   et  nous  nous  mimes  joyeusement  en 
roule  le  i4  mai  1814. 

Favorisés  par  un  tems  superbe,  nous  n'avions  à  craindre 
que  l'extrême  chaleur  ^  mais,  en  partant  chaque  jour  quel- 
ques heures  avant  le  lever  du  soleil,  nous  arrivions  au  gîte 
lorsque  cet  astre  n'était  pas  encore  dans  toute  sa  force. 

Chaque  objet  qui  s'offrait  à  nos  regards  excitait  la  plus 
vive  curiosité  ^  le  costume  des  habitans,  la  construction  de 
leurs  demeures  ,  la  culture  de  leurs  terres  ,  Tarrangement 
de  leurs  jardins,  étaient  pour  nous  une  source  inépuisable 
d'observations  nouvelles  et  intéressantes, 

A  travers  les  immenses  ioréts  de  pins  qui  couvrent  pres- 
qu'entièrement  la  surface  de  ce  pays  sauvage,  nous  aper- 
cevions ,  à  de  grandes  distances  l'un  de  l'autre,  quelques 
villages  remarquables  par  leur  situation  pittoresque  et  l'air 
de  simplicité  primitive  de  leurs  habitans.  La  plupart  ne 
consistent  qu'en  une  vingtaine  de  chaumières  bâties  en 
bois  et  couvertes  de  paille  ^  de  jolis  jardins  entourés  de  haies 
séparent  les  diverses  habitations  ;  de  petits  champs  cultivés 
avec  soin  s'étendent  à  un  demi-mille  dans  toutes  les  direc- 
tions^ un  ruisseau  d'une  eau  limpide  et  délicieuse,  et  une 
église  rustique,  se  retrouvent  dans  chaque  hameau  et  en 
forment  le  principal  ornement. 

Le  quartier-maitre-général  avait  disposé  notre  marche 
de  manière  à  nous  faire  camper  chaque  jour  dans  le  voisi- 
nage d'un  de  ces  gracieux  hameaux,  où  l'obligeance  des 
habitans  fournissait  notre  bivouac  de  tout  ce  que  peuvent 
offrir  des  lieux  si  pauvres  et  si  sauvages. 
<  Le  récit  de  ce  qui  m'arriva  dans  une  de  nos  stations  ne 
me  semble  point  indigne  d'occuper  quelques  instans  du 
loisir  de  mes  aimables  lecteurs. 

Après  avoir  passé  la  nuit  du  samedi  21  mai,  au  village 
tje  Saint-Muret,  nous  en  partîmes  à  trois  heures  du  matin 


LE   TOMBEAU   DE  MARIE.  33  I 

et  nous  suivîmes  jusqu'à  midi,  par  un  chemin  aride  et 
sablonneux,  les  sombres  détours  d'une  forêt  de  pins,  sans 
trouver  aucune  trace  d'habitations.  La  fatigue  et  le  besoin 
commençaient  à  nous  faire  sentir  impérieusement  la  né- 
cessité d'une  Jialte,  lorsque  des  cris  de  joie  partis  de  l'a- 
vant-garde  nous  avertirent  que  nous  approchions  enfin 
d'un  lieu  de  repos  :  cette  espérance  ne  fut  point  trompée  ^ 
nous  sorthnes  bientôt  du  bois  ,  et,  une  heure  après,  notre 
camp  était  dressé  dans  une  des  positions  les  plus  agréables 
que  nous  ayons  occupées  depuis  le  commencement  de  notre 
voyage. 

Le  village  de  la  Barbp,  près  duquel  nous  étions  campés , 
présente  un  aspect  frappant  et  singulier  au  milieu  des 
Landes  \  il  est  situé  dans  une  riante  prairie  semée  de  bou- 
quets de  chênes  et  de  châtaigniers.  Les  ondulations  du 
terrain  y  produisent  la  plus  agréable  variété ,  et  l'œil,  qui 
parcourt  ce  joli  paysage,  croit  s'arrêter  plutôt  sur  un  parc 
distribué  avec  goût  que  sur  des  champs  divisés  entre 
quinze  ou  seize  cultivateurs  diflierens.  Un  ruisseau  sort  en 
murmurant  de  la  forêt,  et,  dans  sa  course  vagabonde, 
entoure  la  verte  colline  où ,  à  une  petite  distance  des  autres 
bàtimens  ,  s'élèvent  l'église  du  village  et  Thumble  presby- 
tère ,  qui ,  bâti  en  bois  comme  le  reste  du  hameau ,  ne  se 
distingue  des  autres  chaumières  que  par  une  propreté 
vraiment  anglaise. 

Tout  le  monde  sait  que  le  dimanche  ,  dans  les  villages 
français,  est  un  jour  consacré  à  la  joie  autant  qu'au  re- 
pos j  nous  trouvâmes  en  conséquence  les  habitans  avec 
leurs  habits  de  fête  ,  et  réunis  sur  une  pelouse  autour  de 
laquelle  sont  dispersées  leurs  demeures  champêtres.  Le 
vêtement  des  hommes  est  grossier  et  sans  aucune  grâce  ; 
mais  on  remarquait  dans  celui  des  femmes  un  air  de  re- 
cherche particulier  à  la  solennité  ;  un  corset  lacé  de  rubans 
bleus  ,  un  jupon  de  drap  d'une  couleur  éclatante,   coupé 


33^  LE   TOMBEAU   DE  MARIE. 

assez  court  pour  découvrir  eulièrement  les  coins  écarlales 
de  leurs  bas  bleus  ,  un  mouchoir  posé  sur  la  tête  avec  un 
instinct  de  coquetterie  ,  indiquaient  que  l'on  avait  donné 
à  la  toilette  de  ce  jour  un  tems  et  une  attention  inaccou- 
tumés. 

Tous  s'avancèrent  gaiement  à  notre  rencontre  pour  nous 
souhaiter  la  bien-venue  ,  et  les  jeunes  gens  profitèrent 
bientôt  de  notre  musique  pour  continuer  la  danse  inter- 
rompue par  notre  arrivée. 

Dès  que  je  pus  m'éloigner  de  ma  compagnie ,  mes  pas  se 
dirigèrent  vers  l'église  ,  dont  la  position  avait  frappé  mes 
regards.  Je  ne  vis  rien  de  remarquable  dans  ce  temple 
rustique  5  mais  la  disposition  habituelle  de  mon  ame  me  fit 
trouver  du  charme  à  parcourir  le  cimetière  dont  il  est 
entouré.  On  présume  bien  que  je  ne  rencontrai,  dans  ce 
dernier  asile  de  pauvres  paysans,  aucun  monument  de 
pierre  ou  de  marbre  5  une  simple  croix  sans  inscription  est  le 
seul  souvenir  consacré  par  les  habitans  de  la  Barbp  aux  pa- 
rens  et  aux  amis  qui  les  précèdent  dans  la  tombe.  Une  seule 
guirlande  rappelait  l'usage  touchant,  qui,  dans  un  grand 
nombre  de  provinces  françaises,  donne  aux  champs  de  la 
mortleriantaspect  d'un  jardin.  Je  m'approchai  de  la  tombe 
sur  laquelle  était  déposée  cette  offrande  ,  dont  la  fraîcheur 
et  le  parfum  contrastaient  avec  le  bois,  noirci  par  le  tems  , 
de  la  croix  à  laquelle  elle  était  suspendue. 

Mon  imagination  travaillait  pour  deviner  à  qui  cet  uni- 
que hommage  était  dédié  -,  déjà  j'étais  sûr  que  c'était  une 
femme  qui  reposait  sous  le  gazon  sur  lequel  je  m'étais 
agenouillé  j  elle  était  morte  jeune  ,  sans  doute  ,  et  je  me 
demandais  si  un  amant  ou  ses  compagnes  avaient  déposé 
sur  sa  tombe  ce  gage  éphémère  d'un  impérissable  souvenir. 
Des  pas  que  j'entendis  derrière  moi  me  tirèrent  de  ma 
rêverie  ^  en  me  retournant  je  vis  un  homme  d'environ 
trente-quatre  ans ,  et  dont  l'extérieur,  semblable  à  celui  des 


LE  TOMBEAU  DE  MARIE.  333 

autres  villageois ,  n'aurait  rien  eu  de  remarquable ,  si  la 
manche  pendante  deson  habit  et  une  paire  de  belles  mous- 
taches noires  ne  m'eussent  indiqué  qu'il  avait  pris  une  part 
active  dans  les  guerres  mémorables  de  son  pays.  Il  s'ap- 
procha de  moi,  et,  en  le  regardant  de  plus  près,  je  fus 
frappé  de  l'expression  douce  et  mélancolique  de  sa  physio- 
nomie. Il  avait  remarqué  ma  préoccupation,  et,  après 
m'avoir  salué  d'un  air  de  bienveillance,  il  entra  de  suite 
en  conversation  avec  la  franchise  naturelle  aux  habitans 
de  cette  contrée. 

«  Je  m'aperçois,  monsieur,  me  dit-il,  que  la  guirlande 
posée  sur  celte  croix  a  attiré  votre  attention;^  personne 
mieux  que  moi  ne  peut  vous  donner  des  renseignemens 
exacts  sur  l'objet  auquel  cet  hommage  est  consacré,  puis- 
que c'est  ma  main  qui,  chaque  dimanche,  vient  déposer 
cette  offrande  sur  la  tombe  de  la  plus  belle  el  de  la  meil- 
leure de  toutes  les  jeunes  filles  de  la  province.  Si  vous  dé- 
sirez apprendre  quelque  chose  deson  histoire,  je  suis  prêt 
à  satisfaire  votre  curiosité  par  le  récit  mélancolique  de  la 
vie  de  Marie.  » 

J'acceptai  avec  empressement  cette  proposition  :  le  sol- 
dat mutilé  s'assit  près  de  moi  et  commença  en  ces  termes  : 

«  Mon  costume  et  mon  langage  vous  ont  sans  doute  déjà 
appris  que  je  suis  né  dans  ce  village  -,  je  me  nomme  Jean- 
Baptiste,  et  mon  père,  dont  je  suis  l'unique  enfant,  passe 
pour  le  plus  riche  et  le  plus  habile  des  cultivateurs  du 
pays.  Tous  pouvez  remarquer  que  ,  sauf  la  perte  de  mon 
bras,  qui  arriva  il  y  a  six  ans  ,  et  qui  certainement  ne  doit 
me  faire  tort  aux  yeux  de  personne  ,  je  ne  suis  ni  plus  mal 
fait,  ni  moins  bien  constitué  qu'aucun  de  mes  voisins;  et, 
quant  à  mon  caractère,  je  puis  en  appeler  à  tout  ce  qui 
me  connaît  pour  affirmer  que  je  suis  aussi  doux  et  aussi 
serviable  que  le  meilleur  garçon  du  village.  )> 

Je  ne  pus  m'empécher  de  sourire  à  cette  petite  exposi- 


334  LE  TOMBEAU  DE  MARIE. 

tion  un  peu  gasconne,  et  je  dis  à  mon  compagnon  :  «  Mais, 
Jean,  je  croyais  que  vous  alliez  me  conter  Thistoire  de  la 
belle  habitante  de  cette  tombe,  et  vous  me  semblez  bien 
plus  disposé  à  me  parler  de  votre  fortune  et  de  vos  bonnes 
qualités  qu'à  m'instruire  du  sort  de  Marie. 

— Ah!  monsieur,  vous  êtes  bien  le  maître  de  rire  de 
tout  cela  et  de  n'en  croire  que  ce  qu'il  vous  plaira,  car 
enfin,  quoique  je  ne  dise  que  la  vérité,  à  quoi  m'ont  servi 
tous  ces  avantages?  Marie,  la  belle  Marie  que  j'aimais  de 
tout  mon  cœur,  et  au  bonheur  de  laquelle  j'aurais  sacrifié 
ma  vie  avec  joie,  fut  insensible  à  mon  amour,  dédaigna 
ma  richesse,  méprisa  mes  perfections,  et  me  préféra  un 
pauvre  garçon  qui  n'avait  rien  pour  mériter  cette  distinc- 
tion, si  ce  n'est  une  force  et  une  adresse  au-dessus  de  l'or- 
dinaire. Il  fallut  bien  me  résigner,  et  je  ne  pus  en  conscience 
quereller  la  pauvre  fille  ni  en  vouloir  à  mon  ami,  parce 
qu'il  m'avait  supplanté  -,  car  enfin  Louis  Charmont  était 
mon  ami,  et  m'était  aussi  cher  que  le  salut  de  mon  ame. 

»  Je  dois  d'abord  vous  dire ,  monsieur,  que  la  Barbp 
est  entièrement  habitée  par  les  descendans  de  ceux  qui  y 
arrivèrent  avec  le  bon  saint ,  qui,  le  premier,  planta  nos  fo- 
rêts, et  fixa,  par  un  miracle,  les  sables  autrefois  mouvans 
qui  nous  entourent.  Vous  ne  serez  pas  surpris  après  cela 
d'apprendre  que  nous  vivons  tous  comme  frères ,  et  que , 
parmi  nous,  les  pauvres  ne  sont  jamais  exposés  à  être  ni 
dédaignés  ni  repoussés  par  les  plus  riclies.  Les  liaisons  par- 
ticulières se  forment  sans  avoir  égard  à  la  fortune,  on  ne 
consulte  pour  cela  que  les  rapports  de  goûts  et  de  senti- 
mens  ^  tels  étaient  les  liens  qui,  depuis  longues  années, 
unissaient  les  Clausel,  les  Charmont  et  les  Baptiste,  et  leurs 
enfans ,  c'est-à-dire  Marie ,  Louis  et  moi,  qui  héritèrent  de 
cette  affection. 

))  Louis  Charmont  avait  un  an  moins  que  moi,  et  Marie 
Clausel  était  née  deux  ans  après  lui.  Dès  le  berceau  nous 


LE   TOMBEAU  DE    MARIE.  335 

fûmes  amis  et  compagnons  de  jeux  :  nous  étions  plus  en- 
core^ Louis  était  aussi  mon  frère  cFadoption,  ^Marie  était 
notre  sœur  chérie.  Ah  !  monsieur,  quels  jours  heureux  que 
ceux  où,  tenant  chacun  la  douce  petite  fille  par  une  main , 
nous  la  conduisions  au  bord  de  la  rivière.  Là,  nous  lui 
avions  construit  un  siège  commode,  et,  tandis  qu'un  de 
nous  restait  près  d'elle  en  lui  montrant  à  jeter  la  ligne, 
l'autre  tressait  une  guirlande  de  fleurs  sauvages  pour  orner 
sa  jolie  télé  5  mais,  hélas!  l'enfance  passa  trop  vite,  et  la 
jeunesse  vint  nous  découvrir  nos  véritables  sentimens. 
Nous  étions  rivaux  î  tous  deux  nous  adorions  Marie  de 
toute  la  puissance  de  notre  ame  j  et  cependant  nous  res- 
tâmes amis,  et  jamais  les  fureurs  de  la  jalousie  ne  vinrent 
troubler  notre  constante  union. 

))  Les  années  apportèrent  de  grands  changemens  dans 
les  goûts  et  les  habitudes  de  Louis  ^  et  nos  relations,  sans 
être  moins  intimes,  devinrent  beaucoup  moins  fréquentes. 

))  Louis  était  agile,  hardi  et  entreprenant-,  la  chasse  et 
les  autres  exercices  violens,  surtout  ceux  qui,  en  l'exposant 
à  quelques  dangers,  lui  donnaient  l'occasion  de  déployer  sa 
force  et  son  courage,  l'entraînaient  sans  cesse  loin  du  vil- 
lage dont  il  dédaignait  les  paisibles  occupations.  Je  donnais 
au  contraire  tout  mon  tems  à  la  culture  des  champs  de 
mon  père  ,  et  mes  seuls  instans  de  délassement  étaient 
ceux  que  j'employais  à  soigner  le  jardin  de  Marie  et  à  le 
parer  des  fleurs  les  plus  belles  et  les  plus  rares  que  je 
pusse  me  procurer.  Marie  me  laissait  jouir  du  bonheur  de 
travailler  pour  elle  5  mais  je  ne  pouvais  la  décider  à  se 
montrer  favorable  à  mes  vœux  :  et  cependant  ses  refus 
étaient  si  doux  ,  si  bienveillans  ,  que  je  l'aimais  chaque 
jour  davantage,  tout  en  me  répétant  que  j'aimais  sans  es- 
pérance. Le  fait  est,  monsieur,  que  le  cœur  de  Marie  était 
donné  depuis  long-tems.  Elle  préférait  à  son  fidèle  com- 


336  LE  TOMBEAU  DE   MARIE. 

pagnon,  à  l'ami  dont  elle  occupait  toutes  les  pensées,  celui 
qui,  continuellement  éloigné  d'elle,  ne  s'en  rapprochait 
que  pour  venir  déposer  à  ses  pieds  les  produits  de  sa  chasse, 
tribus  sanglans  d'un  amour  qui  ne  pouvait  entièrement  suf- 
fire à  son  ame  ardente. 

))  Les  choses  restèrent  dans  cet  état  pendant  plusieurs 
années.  Nous  n'avions  rien  de  caché  l'un  pour  l'autre^ 
Louis  savait  que  mon  cœur  était  tout  à  Marie,  et  il  me 
disait  souvent  que  le  bonheur  de  sa  vie  serait  d'en  être 
aimé.  JNous  ignorions  l'un  et  l'autre  les  sentimens  de  notre 
charmante  compagne,  quand  un  événement  que  nous  au- 
rions pu  prévoir  vint  changer  notre  sort. 

))  Au  commencement  de  1808,  Louis  fut  atteint  par  la 
conscription-,  il  tira  et  tomba  au  sort  pour  le  contingent 
de  notre  village.  Ignorant  encore  les  dispositions  de  son 
amie,  il  se  résigna  sans  peine,  et  sa  bravoure  naturelle 
lui  fit  même  envisager  avec  joie  une  carrière  où  il  pouvait 
acquérir  de  la  gloire  et  de  l'avancement.  Mais  la  dissimu- 
lation de  Marie  était  à  bout,  et  la  crainte  de  perdre  celui 
qu'elle  aimait  la  força  à  une  révélation  que  nos  instantes 
prières  n'avaient  pu  obtenir.  J'étais  présent  quand  elle  dé- 
clara à  Louis  qu'elle  ne  vivait  que  pour  lui  et  par  lui ,  et 
qu'elle  était  sûre  de  ne  pas  survivre  à  une  séparation  qui 
lui  paraissait  mille  fois  pire  que  la  mort. 

))  Après  un  tel  aveu,  vous  sentez  bien  ,  monsieur,  que  je 
n'avais  qu'un  parti  à  prendre.  Il  fallait  sauver  de  son  dé- 
sespoir celle  que  j'aimais  plus  que  ma  vie  ,  et ,  quoique  le 
métier  des  armes  m'eût  toujours  déplu,  j'allai  m'offrir,  à 
l'insu  de  Louis,  pour  partir  à  sa  place,  et  je  fus  accepté.  Ni 
les  maux  qui  m'ont  accablé  depuis  celte  époque ,  ni  même 
la  douleur  affreuse  qui  a  déchiré  mon  cœur  quand  j'ai  vu 
disparaître,  sous  cette  terre  où  nous  sommes  assis,  tout  ce 
qui  restait  de  celle  qui  m'était  si  chère ,  n'ont  pu  affaiblir 


LE   TOMBEAU   DE   MARIE.  33^ 

Timpression  de  ce  que  je  ressentis  en  apprenant  à  Marie 
que  son  amant  était  libre  et  que  désormais  rien  ne  pouvait 
mettre  obstacle  à  leur  bonheur. 

»  Ah  !  monsieur,  je  crois  toujours  l'entendre  m'appeler 
son  libérateur 'Ct  son  frère  ^  je  sens  ses  bras  me  serrer  sur 
son  cœur  ^  il  me  semble  recevoir  encore  le  plus  doux  et  le 
plus  chaste  baiser  qu'accordèrent  jamais  les  lèvres  d'une 
femme.  Un  siècle  d'agonie  ne  peut  effacer  le  souvenir  de 
semblables  instans,  et  je  donnerais  ma  vie  pour  les  faire 
renaître!  mais  ils  passèrent  bien  vite,  et  je  partis^  sinon 
avec  joie ,  du  moins  avec  la  satisfaction  d'avoir  fait  mon 
devoir,  et  certain  que  je  laissais  derrière  moi  deux  cœurs 
qui  me  bénissaient ,  et  dont  la  tendre  affection  suivrait 
tous  les  pas  de  ma  vie  errante. 

»  Ce  bonheur  même  ne  devait  pas  être  de  longue  durée. 
Peu  de  semaines  après  avoir  rejoint  le  dépôt ,  j'y  vis  arriver 
Louis  Charmont.  Une  nouvelle  levée  avait  rendu  mon  dé- 
vouement inutile ,  et  le  ciel  avait  décidé  que  notre  destinée 
devait  s'accomplir. 

))  Les  premiers  momens  de  notre  réunion  furent  bien 
tristes-,  Louis  m'apprit  que  le  jour  où  il  avait  été  forcé  de 
quitter  la  Barbp  était  précisément  celui  que  Marie  avait 
choisi  pour  leur  union.  J'avais  si  entièrement  sacrifié  mon 
amour,  qu'il  ne  s'éleva  dans  mon  cœur  aucun  autre  sen- 
timent que  le  regret  de  voir  ainsi  s'anéantir  le  fruit  de  mon 
pénible  sacrifice. 

»  Louis  trouva  bientôt  un  soulagement  à  ses  peines  en 
s'appliquant  aux  devoirs  d'un  état  pour  lequel  il  semblait 
né  ;  et,  quand  nous  entrâmes  en  Espagne,  il  n'y  avait  pas, 
dans  tout  le  régiment ,  un  soldat  qui  eût  meilleure  mine 
sous  les  armes  et  qui  fût  plus  disposé  à  faire  hardiment  face 
à  l'ennemi. 

»  Nous  eûmes  le  bonheur  d'être  placés  tous  deux  dans  la 


338  LE   TOMREAU   DE   MARIE. 

même  compagnie;  noire  capitaine  était  bien  le  meilleur 
des  hommes ,  et ,  le  régiment  se  rendant  en  Catalogne ,  nous 
étions  destinés  à  servir  sous  les  ordres  d'un  des  généraux 
les  plus  humains  de  toute  l'armée  française  ,  le  brave  et 
loyal  Saint-Cyr. 

»  Nous  accueillîmes  cette  série  de  circonstances  heureuses 
comme  un  favorable  augure  ,  et  nous  ne  pensâmes  plus  au 
passé  qu'avec  résignation.  Quant  à  l'avenir,  notre  imagi- 
nation le  parait  des  plus  brillantes  couleurs.  Notre  voyage 
n'offrit  rien  de  remarquable ,  et  bientôt  nous  arrivâmes 
devant  Roses  dont  on  poussait  le  siège  avec  la  plus  grande 
vigueur.  Les  tranchées  étaient  ouvertes  depuis  long-tems  ; 
plusieurs  parties  des  fortifications  avaient  été  minées  ,  et  le 
commandant  continuait  à  se  refuser  à  toutes  les  somma- 
tions qui  lui  étaient  faites  de  se  rendre.  Il  fallut  en  venir  à 
un  assaut,  et  on  choisit,  pour  le  donner,  les  plus  braves 
et  les  plus  robustes  de  chaque  compagnie. 

»  Louis  s'offrit  un  des  premiers  pour  ce  j)érilleux  service  ^ 
je  tentai  vainement  de  l'en  détourner  en  lui  représentant 
qu'il  ne  devait  point  hasarder  une  vie  si  nécessaire  au  bon- 
heur de  Marie ,  en  cherchant  des  dangers  que  l'honneur 
ne  le  forçait  point  à  braver.  Il  fut  inébranlable  et  me 
quitta  en  disant  qu'il  voulait  que  Marie  pût  honorer  hau- 
tement sa  mémoire  s'il  succombait  ,  où  revenir  plus  digne 
d'elle  à  laBarbp,  avec  un  grade  et  la  croix-d'honneur.  On 
donna  l'assaut,  et,  après  un  carnage  horrible  des  deux 
cotés,  Roses  tomba  en  notre  pouvoir.  Louis  revint  sans 
blessures,  après  s'être  fait  distinguer  par  tous  ses  chefs.  Vous 
jugez,  monsieur,  combien  je  fus  heureux  de  le  revoir; 
mais  je  dois  vous  avouer  que,  le  lendemain  ,  à  la  parade  , 
quand  je  le  vis  décoré  du  signe  des  braves  ,  je  fus  jaloux  de 
lui  pour  la  première  fois  de  ma  vie.  Je  me  reprochai  alors 
bien  vivement  de  ne  pas  avoir  demandé  aussi  à  monter  à 


LE  TOMBEAU  DE  MATIIE.  33q 

l'assaut  ;  et  je  me  promis  intérieurement  que  jamais  Louis 
n'affronterait  un  danger  sans  que  je  ne  fusse  à  ses  côtés 
pour  en  partager  la  gloire  et  le  péril. 

»  Roses  pouvait  encore  m'offrir  l'occasion  de  me  distin- 
guer-,  la  citadelle  tenait  toujours,  grâce  ,  je  crois,  aux  se- 
cours de  votre  compatriote  lord  Cochrane  et  de  ses  marins. 
Je  me  joignis  à  ceux  qui  trois  fois  tentèrent  de  l'escalader 
et  trois  fois  furent  repoussés  avec  une  perte  considérable. 
Le  canon  seul,  en  faisant  plusieurs  brèches  ,  put  forcer  les 
Espagnols  à  abandonner  la  forteresse ,  et  nous  prîmes  pos- 
session de  ses  ruines. 

»  Après  les  fatigues  et  les  privations  que  nous  avions  eues 
à  supporter  pendant  le  siège ,  un  peu  de  repos  nous  était 
bien  nécessaire,  et  nous  jouissions  d'avance  de  la  tranquil- 
lité que  nous  espérions  goûter  derrière  les  remparts  de 
Roses.  Notre  attente  fut  trompée  \  la  situation  critique  de 
Barcelonne,  la  plus  importante  de  nos  positions  dans  le 
pays,  et  qui, .alors,  se  trouvait  étroitement  bloquée,  força 
le  général  à  bâter  sa  marcbe.  Le  jour  même  où  le  pavillon 
français  flotta  sur  le  fort  de  Roses,  nous  reçûmes  l'ordre 
de  partir,  et  le  lendemain ,  au  lever  du  soleil ,  toute  l'armée 
était  en  mouvement. 

»  La  route  directe  de  Roses  à  Barcelonne  passe  sous  le 
canon  d'Hostalricb ,  ville  très-forte  et  défendue  alors  par 
une  nombreuse  garnison.  Tenter  de  forcer  le  passage  ,  au- 
rait été  s'exposer  à  perdre  un  tems  précieux  ;  Saint-Cvr  se 
détermina  donc  à  chercher  un  chemin  dans  la  montagne. 
Un  berger  du  pays  offrit  de  nous  servir  de  guide ,  et ,  ce 
qui  fut  bien  rare  dans  cette  malheureuse  guerre,  il  tint 
fidèlement  ses  engagemens.  Après  une  marche  pénible  et 
hasardeuse ,  la  division  parvint  à  tourner  la  position  d'Hos- 
talrich,  et,  à  la  fin  de  la  journée,  se  trouva  en  sûreté  sur 
la  grande  route. 

»  Louis  et  moi,  dans  cette  occasion,  avions  été  désignés 


34o  LE  TOMBEAU  DE  MARIE. 

pour  faire  partie  de  Tarrière-garde  ,  composée  de  l'élite 
des  rcgimens  qui  formaient  le  corps  d'armée ,  et  qui  était 
destinée  à  protéger  sa  marche  dans  des  défilés  où  il  y  avait 
tant  à  redouter  d'être  surpris  par  un  ennemi  qui  possédait 
sur  nous  l'immense  avantage  d'une  parfaite  connaissance 
des  localités.  Pendant  la  première  partie  de  la  journée, 
nous  n'aperçûmes  rien  qui  pût  nous  donner  de  l'inquié- 
tude -,  mais,  vers  quatre  heures  après  midi,  nous  fûmes  sé- 
parés du  corps  principal  par  une  force  bien  supérieure  à  la 
nôtre,  qui,  sortant  tout-à-coup  d'un  bois  où  elle  était  em- 
busquée ,  se  jeta  entre  nous  et  la  division.  Nous  nous  ar- 
rêtâmes un  moment,  incertains  du  parti  que  nous  devions 
prendre.  Il  était  impossible  d'espérer  aucun  secours  dans 
la  supposition  même  où  la  colonne  s'apercevrait  de  notre 
danger,  car  elle  se  trouvait  engagée  dans  le  défilé  de  Trente- 
Passos ,  qu'il  fallait  quitter  avant  la  nuit ,  sous  peine  de 
s'exposer  à  n'en  sortir  jamais  si  on  laissait  à  l'ennemi  le 
tems  de  reconnaître  notre  marche.  La  pensée  de  nous 
rendre ,  tant  que  nous  avions  les  armes  en  main  ,  pouvait 
d'autant  moins  s'offrir  à  notre  esprit  que  nous  n'ignorions 
pas  quel  était  le  sort  affreux  réservé  par  les  Espognols  aux 
malheureux  qui  tombaient  en  leur  pouvoir.  Nous  réso- 
lûmes unanimement  de  combattre  pour  nous  ouvrir  un 
passage  ,  et ,  quoique  nos  adversaires  fussent  au  moins 
quatre  contre  un,  nous  jurâmes  de  périr  jusqu'au  dernier 
plutôt  que  de  perdre  notre  liberté.  LesEspagnols  occupaient 
une  position  avantageuse  sur  le  front  d'une  colline  boisée,  et 
nous  eûmes  d'abord  à  soutenir  un  feu  très-meurtrier  j  mais 
notre  charge  fut  si  impétueuse  qu'ils  ne  purent  en  sou- 
tenir le  choc-,  ils  lâchèrent  pied  et  nous  livrèrent  un  pas- 
sage dont  nous  profilâmes  avec  autant  de  hâte  que  notre 
fatigue  put  nous  le  permettre ,  craignant  toujours  de  voir 
l'ennemi  se  rallier  ou  de  tomber  dans  quelqu'autre  embus- 
cade. Nous  nous  arrêtions,  de  tems  en  tems,  pour  repous- 


LE   TOMBEAU  DE   MARIE.  34 1 

ser ,  par  notre  l'eu  ,  ceux  qui  étaient  les  plus  ardens  à  notre 
poursuite^  mais  leur  nombre  augmentait  sans  cesse,  et 
nous  perdions  ,  de  moment  en  moment  ,  Tordre  dans 
lequel  notre  retraite  avait  commencé.  Bientôt  nous  fûmes 
dans  un  désordre  complet,  et  chacun  ne  compta  plus  que 
sur  lui-même  'et  sur  la  bonté  de  ses  jambes  pour  assurer 
son  salut. 

»  La  n uit  était  devenue  très-sombre-,  à  peine  voyions-nous 
assez  pour  charger  nos  armes,  quand  Louis,  dont  je  ne 
m'étais  pas  séparé  un  instant,  tomba  près  de  moi.  Malgré 
les  balles  qui  n'avaient  point  cessé  de  siffler  autour  de 
nous,  je  n'eus  pas  d'abord  la  pensée  que  mon  ami  put 
être  blessé-,  je  crus  qu'un  faux  pas  avait  seul  causé  sa 
chute  ,  et,  dans  cette  confiance  ,  je  m'arrêtai  pour  l'aider 
à  se  relever.  Jugez ,  monsieur ,  quelle  horrible  sensation 
j'éprouvai,  quand,  le  voyant  immobile,  je  me  baissai 
vers  lui,  et  que  je  m'aperçus  qu'une  balle  lui  avait  percé 
le  cou.  J'appelai  tout  mon  courage  à  mon  aide  ^  je  le 
soulevai  dans  mes  bras  et  j'essayai  de  le  porter  à  Técart 
pour  examiner  sa  blessure.  Les  coups  de  fusil  devenaient 
plus  rares  ,  et  l'obscurité  me  faisait  espérer  de  le  dérober  à 
la  vue  de  l'ennemi,  quand,  au  bout  d'une  douzaine  de  pas 
Louis  fit  un  mouvement ,  et  me  dit  d'une  voix  mourante: 
Cl  Cessez,  mon  cher  Baptiste  ,  de  vous  exposer  inutilement 
))  pour  me  sauver  ^  conservez-vous  pour  consoler  la  pauvre 
»  Marie  :  je  sens  que  je  vais  mourir,  adieu  !  tâchez  de 
»  rejoindre  nos  camarades.»  \ous  pensez,  monsieur,  si  je 
fus  tenté  de  suivre  ce  conseil,  et  si  j'abandonnai  mon  ami 
dans  une  si  cruelle  position. 

»  Je  le  suppliai,  par  les  plus  tendres  prières,  de  chercher 
à  seconder  mes  efforts,  et  je  parvins  à  le  traîner  jusqu'à 
une  chaumière  abandonnée  ,  dont  l'abri  me  sembla  un  bien 
précieux  accordé  par  la  Providence  à  mes  ardentes  sup- 
plications. 

XVI.  23 


oAl  LK  TOMBEAU   DE  MARIE. 

»  Le  feu  avait  entièrement  cessé  .j  nos  camarades  aclie- 
vaient  tranquillement  leur  retraite ,  et  l'ennemi  retournait 
vers  Hoslalrich.  Je  ne  craignais  donc  plus  pour  la  liberté 
de  mon  ami,  et  j'espérais  encore  pouvoir  lui  conserver  la 
vicj  mais,  hélas!  cette  espérance  m'abandonna  bientôt, 
quand,  à  la  lueur  du  feu  que  je  me  hâtai  d'allumer,  je  vis 
ses  yeux  se  fermer ,  ses  lèvres  pâlir  ,  tous  les  symptômes 
enfin  d'une  mort  prochaine  se  répandre  successivement  sur 
son  visage.  Mon  désespoir  ne  connut  plus  de  bornes  dans 
cet  affreux  moment-,  je  me  jetai  à  terre  ,  à  ses  côtés,  et  mes 
cris  firent  retentir  l'humble  toit  qui  couvrait  cette  scène  de 
désolation.  Le  bruit  de  mes  lamentations  ranima  un  instant 
l'esprit  défaillant  de  mon  pauvre  Louis  *,  il  me  serra  la  main 
et  balbutia  ce  triste  adieu  :  «  Ne  te  désespère  pas  ainsi,  mon 

»  cher  Baptiste ,  tu  sais  que  nous  devons  tous  mourir je 

»  suis  résigné  à  mon  sort Dis  à  Marie  que  j'ai  succombé 

))  avec  honneur ,  et  donne-lui  ma  croix  comme  un  gage  d'é- 

»  ternel  souvenir Dis-lui  aussi  qu'à  mon  dernier  soupir 

»  je  l'ai  légué  le  soin  de  la  rendre  heureuse Tu  l'aimes, 

))  Baptiste  ! ...  et  l'idée  de  votre  bonheur  sera »  Il  ne  pu  t 

achever  ^  il  expira  au  moment  où  sans  doute  il  voulait  me 
dire  que  l'union  des  deux  êtres  qu'il  avait  le  plus  aimés  sur 
la  terre  serait  pour  lui  une  satisfaction  dans  l'autre  vie. 

»  Ah  !  monsieur ,  si  jamais  vous  avez  reçu  le  dernier 
soupir  d'un  être  qui  vous  était  mille  fois  plus  cher  que 
votre  propre  vie  ,  vous  pouvez  comprendre  quelle  fut  mon 
affreuse  douleur  cà  l'instant  où  je  ne  pus  douter  de  mon 
malheur!  Hélas,  je  n'eus  pas  même  la  triste  satisfaction  de 
rendre  les  derniers  devoirs  à  mon  ami  ^  je  n'ai  pu  lui  creuser 
une  tombe  !  mais  au  moins  je  fis  tout  ce  qui  était  en  mon 
pouvoir  -,  j'obéis  à  son  dernier  ordre,  en  lui  enlevant  sa 
croix  -,  et ,  après  avoir  déposé  le  baiser  d'adieu  sur  son 
front  glacé  ,  je  ramassai  une  grande  quantité  de  paille  el 
de  feuilles  sèches  pour  dérober  à  des  yeux  ennemis  ces  restes 


LE  TOMBEAU  DE   MARIE.  343 

sacrés  que  j'étais  obligé  d'abandonner.  Avec  quelle  ferveur, 
avant  de  fermer  celte  porte  qui  allait  nous  séparer  pour 
toujours ,  j'adressai  ma  prière  au  ciel  pour  le  repos  éternel 
de  mon  ami  !  Je  le  quittai  enfin,  et  je  partis ,  le  cœur  brisé , 
pour  rejoindre  mon  régiment. 

»  Il  est  inutile  maintenant  de  poursuivre  mon  histoire 
en  détail;  il  vous  suffira  de  savoir,  monsieur,  que  je  re- 
trouvai la  division  au  sortir  du  défilé,  et  que  nous  établî- 
mes notre  bivouac  dans  la  plaine  de  Lienas.  Notre  repos 
ne  fut  pas  long  -,  car ,  à  l'aube  du  jour ,  nous  vîmes  paraître 
un  corps  considérable  qui  se  préparait  à  nous  attaquer  : 
nous  prîmes  les  armes  à  l'instant ,  et  en  moins  d'une  demi- 
heure  nous  étions  en  bataille. 

))  Je  ne  vous  rendrai  aucun  compte  de  cette  affaire  qui 
fut  si  fatale  aux  Espagnols  ,  car,  dès  le  commencement  de 
la  canonnade,  un  boulet  m'emporta  le  bras  gauche.  Je  fus 
enlevé  du  champ  de  bataille  avec  les  autres  blessés  et  placé 
dans  un  hôpital  où  ma  bonne  constitution  surmonta  à 
la  longue  les  obstacles  que  mes  chagrins  opposaient  à  ma 
guérison. 

))  Étant  désormais  hors  de  service ,  je  reçus  mon  congé 
et  je  rentrai  en  France,  seul  et  estropié,  dix  mois  après 
l'avoir  quittée,  le  cœur  rempli  d'espérance  et  accompagné 
de  mon  ami  ! 

»  A  présent ,  monsieur  ,  il  me  reste  à  vous  conter  la  plus 
triste  partie  de  mon  histoire.  La  pauvre  Marie  n'avait  point 
reçu  de  nouvelles  de  son  amant,  depuis  notre  entrée  en 
Espagne  5  sa  santé,  naturellement  délicate,  avait  encore 
été  affaiblie  par  ses  anxiétés  \  elle  ne  put  supporter  le  coup 
que  j'étais  destiné  à  lui  porter,  et,  malgré  toutes  mes  pré- 
cautions ,  il  tomba  sur  son  cœur  comme  la  foudre.  Je  crus 
qu'elle  expirerait  en  recevant  le  don  sacré  que  Louis  m'a- 
Tait  confié  ^  elle  le  plaça  sur  son  sein  et  ne  le  quitta  plus 
jusqu'à  sa  mort.  Je  ne  lui  dis  jamais  les  derniers  vœux  de 


344  TSOLVELLES  DES  SCIEKCES  , 

mon  ami  !  Non,  monsieur,  ce  n'est  pas  à  ce  cœur  brisé 
qu'il  m'était  possible  de  parler  de  nouveaux  nœuds.  Je  la 
vis  languir  pendant  quelques  semaines,  puis  elle  alla  re- 
joindre celui  qu'elle  avait  tant  aimé. 

»  Il  y  a  six  ans  et  demi  que  Marie  est  dans  celte  tombe  \ 
j'y  ai  déposé  aussi  la  décoration  de  Louis  ,  et  c'est  à  la 
mémoire  de  tous  les  deux  que  je  consacre  les  fleurs  dont 
cbaque  dimanche  j'orne  cette  croix  rustique;  je  m'en  suis 
fait  un  devoir  sacré,  et  je  le  remplirai  jusqu'au  bout  de  ma 
carrière  solitaire.  »  (  The  Bijou.  ) 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE    l.\    LITTÉRATURE,    DES    BEAUX-ARTS,    DU    COMMERCE,     DES 
ARTS   INDUSTRIELS  ,    DE  l'aGRICULTURE  ,    ETC. 


^atuutUs. 


Curiosités  naturelles  en  Amérique.  —  Les  derniers 
voyages  aux  frontières  du  nord-ouest  des  États-Unis  ont 
procuré  des  descriptions  exactes  de  ces  objets  curieux  qui 
avaient  attiré  Tattenlion  depuis  long-tems,  car  ils  portent 
tous  un  nom  vulgaire  ,  ce  qui  annonce  qu'ils  sont  généra- 
lement connus  dans  le  pays.  Les  plus  remarquables  sont 
les  suivans  : 

Poterie  indienne.  Celle  production  de  la  nature  imile  , 
dit-on ,  à  s'y  méprendre  ,  un  ouvrage  de  l'art  du  potier. 
Qu'on  se  représente  une  coupe  d'une  douzaine  de  pieds  de 
hauteur  ,  non  compris  le  support  qui  n'a  pas  moins  de  cinq 
pieds  de   haut ,  et   do  b»   forme  la  plus  élégante  ,   digne 


DU   COMMERCE  ,    DE   L  INDUSTRIE  ,    ETC.  345 

d'élrc  comparée  aux  plus  beaux  vases  créés  par  le  ciseau 
des  sculpteurs  grecs.  Quelques  sapins  ,  plantés  par  la 
nature  dans  ce  vase  gigantesque  ,  y  ajoutent  encore  un 
ornement  très-bien  assorti  ^  mais  il  est  à  craindre  qu'ils  ne 
hâtent  la  aestruclion  de  cette  roche  singulière,  en  insi- 
nuant leurs  racines  dans  les  fentes  qui  s'élargiront  peu  à 
peu  ,  jusqu'à  ce  que  la  masse  ait  perdu  sa  solidité  et  ne 
puisse  plus  subsister  dans  l'état  où  elle  est. 

LHJme  et  le  Monument.  Ce  sont  deux  roches  qui  imi- 
tent aussi  des  productions  de  nos  arts.  J^Urne  est  de  très- 
belles  proportions,  mais  d'une  grandeur  prodigieuse^  elle 
n'a  pas  moins  de  60  pieds  de  haut,  et  le  Monument^  que 
Ton  voit  un  peu  plus  loin  ,  ressemble  à  un  tombeau  digne 
d'avoir  été  construit  par  les  Pharaons,  dans  les  tems  de  leur 
plus  haute  puissance  et  de  leur  goût  pour  les  constructions 
gigantesques  que  l'on  admire  encore  aujourd'hui. 

Le  Château  (Castle  rock  ).  Les  roches  dont  on  vient  de 
parler  sont  dans  le  voisinage  de  celle-ci ,  qui  est  une  tour 
d'environ    3oo  pieds    de  hauteur  ,    sur  une  centaine   de 
pieds  de  diamètre.  Au  pied  de  cette  fortification  redou- 
table on  voit  une  caverne  dont  l'aspect  est  encore  plus 
effrayant  :  un  énorme  rocher  ,  qui  se  projette  en  avant  , 
au-dessus  de  l'entrée  ,  formant  une  saillie  de  près  de  100 
pieds  ,  menace  d'écraser  les  téméraires  visiteurs ,  ou  de  les 
enfermer  pour  toujours  dans  l'intérieur  de  la  montagne, 
s'ils  ont  eu  l'audace  d'y  pénétrer,  et  un  immense  monceau 
de  ruines  accumulées  près  de  l'ouverture  de   la  caverne 
atteste  que  les  éboulemens  sont  très-fréquens.   Si  l'on  ose 
braver  ces  formidables  apparences .  on  sera  peu  satisfait  de 
ce  que  l  on  a  vu  dans  l'intérieur  ;   les  dehors  seuls  sont 
imposans,  pittoresques,   dignes  d'exciter  la  curiosité  des 
voyageurs  et  d'attirer  l'atlcnlion  du  géologue.  Dans  l  ancien 
continent,  les  formes  extérieures  paraissent  assez  fixes  ; 
raclion  prolongée  des  agens  extérieurs,  et  de  l'atmosphère 


346  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

a  déterminé  presque  tous  les  changemens  de  quelque  impor- 
tance ^  ce  n'est  plus  que  dans  les  hautes  montagnes,  ou  dans 
le  voisinage  des  volcans  en  activité,  que  Ton  peut  voir  encore 
de  grandes  masses  de  rochers  s'écrouler,  glisser  sur  le  sol 
et  aller  occuper  une  place  assez  éloignée  du  lieu  de  leur 
formation.  Ce  travail  de  la  nature  sur  la  surface  de  la  terre 
est  à  peu  près  terminé  dans  l'ancien  monde  ,  mais  il  con- 
tinue encore  en  Amérique.  Le  nouveau  continent  est  au- 
jourd'hui la  terre  classique  des  études  géologiques  ^  c'est  là 
que  s'accomplissent  les  phénomènes  les  plus  instructifs  , 
et  qu'il  faut  aller  pour  les  ohserver. 

Ile  Micliillimachinac.  Elle  n'a  pas  plus  de  trois  milles  de 
diamètre ,  mais  elle  s'est  fait  remarquer  de  tout  tems  par  la 
singularité  de  sa  forme,  et  a  donné  lieu  à  plusieurs  super- 
stitions indiennes.  Comme  elle  est  dans  le  canal  qui  verse 
les  eaux  du  lac  Supérieur  dans  le  lac  Huron  ,  elle  reçoit 
de  fréquentes  visites,  et  l'on  a  jugé  à  propos  de  la  fortifier. 
Ainsi,  une  garnison  occupe  le  fort  Machina^  construit 
au-dessus  du  village  du  même  nom,  et  un  réduit  (èZocA- 
haus)  occupe  le  centre  de  l'île,  au  sommet  d'une  montagne. 
On  a  prévu,  pour  la  défense  de  ce  poste ,  jusqu'aux  chances 
d'un  bombardement,  quoique  l'aspect  général  de  l'ile  éloi-^ 
gne  tout-à-fait  l'idée  de  ce  danger.  La  côte  n'est  accessible 
qu'en  un  petit  nombre  de  lieux  commandés  par  les  hau- 
teurs que  l'assiégé  prendrait  la  précaution  d'occuper  ,  et 
d'où  il  ne  serait  pas  facile  de  le  déloger.  Partout  ailleurs  , 
un  roc  escarpé,  de  i5o  pieds  de  hauteur,  est  un  rempart 
naturel  qui  dispense  de  toute  autre  fortification .  L'intérieur 
de  l'île,  qui  forme  une  côte  d'une  hauteur  médiocre  en  rai- 
son de  l'étendue  de  sa  hase,  est  presque  tout  couvert  de 
bois,  de  manière  qu'on  n'aperçoit  de  loin  que  cette  verdure 
et  les  hautes  murailles  qui  l'entourent.  En  approchant  de 
l'île,  le  coup  d'cçil  est  plus  varié  :  on  commence  à  décou- 
vrir r^/ca<fe  des  Gcans  (Geant's  arch),   voûte  formée 


DU   COMMERCE,    DE  l'iINDUSTRIE  ,   ETC.  34^ 

par  des  roches  entassées.  Un  peu  plus  loin  ,  le  Pain,  de 
Sucre,  îlot  conique  de  90  pieds  de  haut,  s'élance  au-dessus 
des  eaux  ;  mais  un  autre  îlot  voisin  mérite  encore  plus  d'at- 
tention :  on  y  remarque  une  caverne  remplie  d'ossemens 
humains  dont  aucune  tradition  n'indique  l'origine -,  c'est  un 
vaste  champ  de  conjectures  pour  les  investigateurs  des  an- 
tiquités américaines.  Le  village  de  Mackina  est  au  fond 
d'une  petite  baie,  et  s'élève  en  amphithéâtre.  Ses  maisons 
et  les  bâtimens  du  fort  contrastent  singulièrement  avec  la 
nature  sauvage  qui  les  environne^  rassurent  le  voyageur, 
et  lui  font  retrouver ,  au  milieu  de  ces  déserts,  les  secours 
et  l'appui  de  la  civilisation. 

Le   nom  de  désert  peut  être  donné  au  vaste  territoire 
dont  le  lac  Supérieur  occupe  le  centre.  Suivant  un  calcul 
011  rien  ne  paraît  exagéré,  chacun  des  rares  habitans  de  ce 
territoire  aurait  à  sa  disposition  une  lieue  -carrée  ,   et   les 
productions  spontanées   du  sol   sur   cette  étendue.  Il  est 
prouvé  que,  depuis  long-tems,  les  fourrures  ne  sont  point 
une  ressource  suffisante.  La  pèche  peut  suppléer,  pendant 
quelques  mois,  à  ce  que  la  chasse  n'a  pu  fournir^  mais  le 
k)ng  hiver  de  ces  contrées  prive  les  indigènes  de  cette  sub- 
sistance et  les  expose  à  de  cruelles  disettes.  Ils  n'ont  pas 
créé,  comme  les  habitans  du  nord  de  l'ancien  continent , 
l'art  de  conduire  des  filets  sous  les  glaces  les  plus  épaisses, 
et  de  faire  des  pèches  abondantes  en  dépit  de  la  saison.  Ces 
enfans  de  la  nature  achètent  bien  cher  la  liberté  dont  ils 
se  vantent.  Les  peuplades  qui  vivent  sous  le  patronage  des 
États-Unis  ne  se  croient  pas  moins  libres,  et  jouissent  déjà 
de  quelques-uns  des  bienfaits  de  la  civilisation.  Au  nord  de 
l'Amérique,  la  nature  est  grande,  imposante^  elle  inspire 
à  l'homme  civilisé  des  pensées  dignes  de   sa   raison  ,    des 
vœux  pour  le  bonheur  de  ces  hommes  qui  ne  savent  point 
encore  faire  un  bon  usage  des  ressources  qui  leur  sont  pro- 
diguées. Le  tems  viendra  sans  doute  où  l'indigène  améri- 


348  NOUVELLES  DES  SCIEJNCES, 

cain  connaîtra  ses  véritables  intérêts-,  mais  celte  époque 
désirée  est  peut-être  encore  bien  éloignée  :   on  sait ,  par 
expérience ,  combien  il  est  difficile  de  commencer  la  cul- 
ture de  ces  races  encore  trop  dignes  du  nom  de  sauvfages. 
Il  sera  peut-être  nécessaire,  pour  hàler  le  bien  qu'on  veut 
leur  faire  ,  de  les  dépayser ,  de  les  attirer  sous  un  climat 
plus  doux,  de  les  fixer  sur  un  sol  plus  fertile.  L'bomme 
civilisé  s'accoutume  sans  peine  aux  hautes  latitudes  \  de 
proche  en  proche,  et  quelquefois  même  tout  d'un  coup,  il 
Y  transporte  sa  demeure,  sa  famille,  l'espoir  de  sa  postérité  \ 
il  sait  que  les  lettres  ,  les  arts  et  le  commerce  l'y  suivront. 
Il  met  à  profit  les  agrémens  dont  les  pays  froids  ne  sont  pas 
absolument  dépourvus ,  et  se  garantit  des  atteintes  du  cli- 
mat. L^indigène  du  nord  de  l'Amérique  est  encore  plus 
privé  de  ressources  qu'exempt  de  besoins  -,  il  a  contracté 
l'habitude  de  soufTrir,  et  perdu  l'usage  des  facultés  intel- 
lectuelles qui  lui  auraient  fait  découvrir  les  moyens  d'être 
moins  misérable.  S'il  était  possible  de  les  rapprocher  du 
Sud,  et  surtout  de  les  retenir  dans  le  voisinage  des  blancs, 
ils  éprouveraient,  tôt  ou  tard,  l'influence  de  l'exemple. 
Leurs  enfans  profiteraient  de  l'instruction  généreusement 
offerte  ,  par  les  Etats-Unis  ,  aux  Indiens  qui  veulent  l'ac- 
cepter^ leurs  progrès  vers  la  civilisation  seraient  plus  assurés 
et  plus  rapides.- Il  est  fort  à  désirer,   pour  les  intérêts  de 
l'humanité,  que  la  race  européenne  remplace  les  hommes 
rouges  autour  du  lac  Supérieur,  et  que  ceux-ci  viennent 
augmenter  la  population  indigène  sur  les  bords  du  Missouri. 

Efficacité  des  paratonnerres.  — Quelques-uns  de  nos 
journaux  ont  reproduit  une  lettre  publiée  dans  le  lime  s , 
qui  nous  paraît  propre  à  faire  une  impression  fâcheuse  sur 
le  public ,  en  ce  qu'elle  tend  à  diminuer  la  confiance  que 
doivent  inspirer  les  paratonnerres.  L'auteur  de  cette  lettre 
semble  supposer  que  les  métaux  ont  la  propriété  iVattircr 


DU   COMMERCE,    DE  l'iIN  DUSTlllE  ,    ETC.  3^9 

réleclricité,  et  de  cette  opinion  qui  lui  est  commune  avec 
un  grand  nombre  de  personnes,  il  tire  la  conséquence  que 
la  présence  d'une  tige  métallique,  au-dessus  d'une  maison 
ou  au  haut  d'un  màt,  peut  attirer ,  sur  l'édifice  ou  sur  le 
navire  qu'elle  était  destinée  à  protéger ,  une  décharge  de 
fluide  électrique,  lorsque,  sans  cette  attraction,  il  n'y  aurait 
eu  aucun  danger  à  craindre,  en  raison  de  l'éloignement 
du  nuage.  Rien  n'est  plus  erroné  qu'une  semblable  doc- 
trine :  quelques  observations  sur  ce  qui  se  passe  réellement 
en  tems  d'orage  suffiront  pour  le  faire  voir.  Il  est  reconnu 
en  physique  que ,  la  terre  et  le  nuage  qui  recèle  la  foudre  se 
trouvant  électrisés  différemment,  le  fluide  électrique  tend 
à  passer  de  l'un  à  l'autre,  afin  de  rétablir  l'équilibre. 
L'atmosphère  étant  un  corps  non-conducteur,  à  travers 
lequel  la  décharge  ne  peut  avoir  lieu  sans  déplacer  avec 
effort  la  niasse  d'air  qui  lui  est  opposée,  il  est  évident  que 
tout  corps  solide  s'élevant  au-dessus  de  la  surface  de  la 
terre,  qui  sera  meilleur  conducteur  que  l'air  ,  deviendra 
l'intermédiaire  de  la  communication  électrique.  Comme  les 
métaux  sont  excellcns  conducteurs,  ils  facditent  éminem- 
ment le  passage  au  fluide  ^  mais  il  ne  s'ensuit  pas  qu'ils 
Vattirent  plus  que  ne  pourrait  le  faire  toute  autre  sub- 
stance chargée  d'électricité ,  de  même  nature.  Dans  les 
expériences  de  physique,  une  boule  de  verre  ou  de  bois  est 
attirée  par  le  conducteur  de  la  machine  électrique  ,  aussi 
facilement  qu'une  boule  de  métal  -,  et  si  l'on  compare  une 
pointe  métallique  et  une  boule  de  verre,  l'attraction  exer- 
cée sur  la  boule  est  d'autant  plus  énergique,  que  son  dia- 
mètre représente  plus  de  fois  celui  de  la  pointe. 

Si  des  maisons  ou  des  vaisseaux  ont  été  frappés  de  la 
foudre,  quoique  pourvus  de  paratonnerres,  il  faut  imputer 
cet  accident  y  soit  à  un  vice  de  construction  dans  les  conduc- 
teurs, soit  à  l'insuffisance  de  leur  communication  avec  la 
terre.  Le  pouvoir  conducteur  du  milieu,  dans  lequel  un 


35o  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

corps  vient  se  rendre,  n'influe  pas  moins  que  sa  propre 
conductibilité  sur  la  propriété  qu'il  possède  de  recevoir  la 
décharge  électrique.  Un  fil  métallique  que  l'on  tient  à 
l'aide  d'un  tube  de  verre  ,  ou  qui  se  termine  dans  une 
masse  de  verre  pilé,  et  même  dans  du  sable  très-sec,  de- 
vient aussi  mauvais  conducteur  qu'une  tige  de  verre  pla- 
cée dans  la  même  situation.  Lors  donc  que  l'extrémité  in- 
férieure du  paratonnerre  se  trouve  entourée  d'un  corps 
mauvais  conducteur,  comme  ,  par  exemple  ,  l'eau  ou  la 
terre ,  sa  propriété  conductrice  diminue  en  raison  de  la 
non-conductibilité  du  milieu  dans  lequel  elle  vient  aboutir. 
Dans  les  traités  de  physique ,  on  n'a  pas  insisté  suffisam- 
ment sur  cette  influence  qu'exercent  sur  les  paratonnerres 
les  milieux  qui  les  reçoivent.  Pour  nous ,  nous  ne  saurions 
regarder  comme  un  moyen  efficace  de  protection  contre 
la  foudre,  un  paratonnerre  qui  viendrait  simplement  abou- 
tir dans  la  terre  ou  dans  l'eau,  sans  aucune  augmentation 
de  surface-,  mais  s'il  se  terminait  par  des  feuilles  de  métal 
enterrées  dans  le  sol  ou  plongées  dans  la  mer,  ou  bien  ,  si 
l'on  aime  mieux,  s'il  communiquait  directement  avec  les 
gros  tuyaux  en  fonte  qui  conduisent  l'eau  dans  les  grandes 
villes,  ou  avec  le  cuivre  en  feuilles  dont  les  vaisseaux  sont 
doublés,  nous  aurions  dans  son  efficacité  la  confiance  la 
plus  absolue. 

Il  est  très-important,  comme  on  vient  de  le  voir,  que  les 
points  de  contact  entre  la  terre  ou  l'eau  et  le  corps  mé- 
tallique servant  de  conducteur  à  l'électricité  soient  aussi 
multipliés  que  possible,  afin  de  compenser  le  pouvoir  non- 
conducteur  de  ces  deux  réservoirs  communs-,  mais  la  con- 
tinuité de  toutes  les  parties  du  paratonnerre  est  une  con- 
dition non  moins  indispensable.  Lorsque  le  conducteur  doit 
être  stationnaire,  comme  dans  les  édifices,  il  faut  que 
toutes  les  pièces  qui  le  composent  soient  vissées  les  unes 
sur  les  autres,  et,  mieux  encore ,  vissées  et  soudées.  S'il  est 


DU   COilMERCE,   DE  l'iINDUSTRIE  ,   ETC.  35  I 

nécessaire  que  le  paratonnerre  puisse  se  ployer,  il  faut  en 
unir  les  dift'érentes  parties  à  Taide  de  joints  rivés  à  char- 
nière ,  et  travaillés  avec  soin ,  de  manière  à  assurer  un  con- 
tact parfait  sur  tous  les  points  de  la  jonction. 

Une  précaution  que  l'on  prend  assez  ordinairement , 
mais  que  Ton  ne  saurait  trop  recommander,  c'est  de  veiller 
à  ce  que  le  paratonnerre  se  termine  à  son  extrémité  supé- 
rieure par  une  pointe  fine  et  non  oxidée.  Lorsqu'on  ne 
peut  se  procurer  des  pointes  en  platine  (i),  on  remédie 
en  quelque  sorte  à  la  diminution  du  pouvoir  conducteur, 
résultant  de  la  facilité  avec  laquelle  le  fer  s'oxide,  en  fen- 
dant la  tige  du  paratonnerre  de  manière  à  ce  qu'elle  pré- 
sente un  grand  nombre  de  pointes. 

Quelque  parfaite  que  soit  la  pointe  ,  son  efficacité  dé- 
pend de  la  continuité  de  toutes  les  parties  du  conducteur; 
il  est  bien  connu  que  lorsqu'une  tige  pointue  est  divisée 
en  plusieurs  parties,  présentant  à  chaque  intervalle  une 
surface  obtuse,  sa  conductibilité  n'est  guère  plus  grande 
que  si  elle  n'était  point  surmontée  d'une  pointe.  En  effet, 
au  lieu  de  former  un  courant  continu,  le  fluide  électrique 
est  alors  transmis  par  étincelles  détachées.  C'est  pour  cette 
raison  que  je  conseille  de  ne  jamais  se  servir  de  chaînes , 
ou  même  d'une  suite  de  tiges  unies  à  leur  extrémité  par 
des  crochets  et  des  anneaux. 

L'erreur  dans  laquelle  on  tombe  en  supposant  qu'une 
tige  métallique  est  plus  propre  que  toute  autre  substance 
à  attirer  l'électricité  avec  danger,  à  cause  du  pouvoir 
qu'on  lui  connaît  pour  servir  de  conducteur,  devient  évi- 
dente, si  l'on  veut  bien  comprendre  que  la  seule  différence 
qui  existe,  sous  ce  rapport,  entre  les  autres  substances  et 
les  métaux ,  consiste  dans  la  propriété  particulière  à  ceux-ci 


(i)  Note  du  Tr.  Ce  métal  doit  toujours  être  pre'fe'rc' ,  par  la  proprie'té 
flont  il  jouit  (3c  ne  point  5'oxicler  d'une  manière  sensible. 


352  NOUVELLES   DES   SCIENCES, 

de  Iransmetlie  le  fluide  électrique  avec  plus  de  facilité. 
Lors  donc  que,  par  suite  d'une  communication  imparfaite 
avec  la  terre  ou  avec  la  mer,  l'efficacilé  du  métal  comme 
conducteur  se  trouve  détruite  ou  seulement  diminuée , 
l'influence  qu'il  exerce  sur  les  nuages  chargés  d'électricité 
diminue  dans  la  même  proportion.  Il  résulte  de  là  que  son 
action,  dans  les  limites  qui  la  resserrent,  ne  peut  man- 
quer d'être  utile  ,  à  moins  que,  par  un  degré  d'ignorance 
ou  d'inattenlion  que  l'on  ne  saurait  concevoir,  l'extrémité 
inférieure  de  la  tige  ne  soit  placée  de  manière  à  présenter 
au  fluide  électrique  plus  de  facilité  pour  quitter  le  para- 
tonnerre et  passer  dans  une  partie  de  l'édifice  ou  du  vais- 
seau, que  ])our  se  rendre  ,  en  suivant  la  lige  métallique  , 
au  sein  des  eaux  ou  de  la  terre. 

Projets  (ï expériences  sur  les  aérostats.  —  M.  Ge- 
nêt (i),  mécontent  des  observations  que  l'on  a  faites  sur 
sa  théorie  des  fluides  et  leur  force  ascendante ,  adresse 
ses  réclamations  au  journal  du  professeur  Silliman.  ((  Lors- 
qu'il s'agit  de  phvsique  et  de  mécanique  appliquée,  il  faut 
des  faits  ,  et  l'expérience  est  le  seul  juge  entre  les  diverses 
opinions.  Heureusement  pour  moi,  j'ai  trouvé  dans  cette 
ville  (New- York)  de  vrais  philosophes,  des  amis  de  l'hu- 
manité, qui  se  plaisent  à  seconder  les  recherches  qui  pro- 
mettent quelque  utilité-,  des  hommes  instruits,  de  profonds 
mathématiciens ,  et ,  ce  qui  est  encore  plus  précieux  et  plus 
rare  peut-être  ,  d'un  esprit  droit  et  qui  ne  rejettent  point 
tout  ce  qui  s'annonce  comme  nouveau^  des  mécaniciens 
exercés,  capables  de  tout  faire  et  de  tout  apprécier.  Tant 

(i)  Note  du  Tr,  Nous  avons  rendu  compte,  dans  noire  numéro  i6  , 
page  378,  des  projels  que  M.  Genêt  ,  Français  clabli  aux  Etats-Unis  ,  avait 
conçus  pour  faire  servir  les  ae'rostats  au  transport  des  voyageurs,  et  à  celui 
des  fardeaux  d'un  grand  poids.  La  connaissance  de  cet  article  est  ne'ces- 
saire  à  riiitelligcncc  de  relui  qu'on  va  lire. 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDLSTQIE,   ETC.  353 

de  secours  et  de  circonstances  favorables  se  réunissent  en 
faveur  de  mes  projets ,  que  je  suis  plein  d'espérance  ^  nous 
saurons  enfin  k  quoi  nous  en  tenir  sur  la  navigation 
aérienne  et  sur  lapplicalion  des  forces  aérostaliques  à  la 
navigation  ordinaire.  L'épreuve  que  je  vais  faire  ne  lais- 
sera plus  de  ressources  à  l'incrédulité  :  on  demeurera  con- 
vaincu de  la  réalité  de  ma  théorie  et  de  l'utilité  des  appli- 
cations que  j'en  ai  faites.  Quelques-uns  de  mes  appareils 
ont  subi  de  grands  changemens  à  leur  avantage,  et  ajou- 
teront beaucoup  à  la  puissance  du  mécanisme.  J'ai  aussi, 
maintenant,  un  nouveau  moven  de  faire  passer  les  aéro- 
nautes  dans  le  courant  atmosphérique  dont  la  direction 
leur  convient ,  de  s'élever  ou  de  s'abaisser  à  volonté.  J'at- 
tends de  jour  en  jour  mon  ami ,  Eugène  Robertson  -,  dès 
qu'il  sera  ici ,  nous  mettrons  la  main  à  l'œuvre.  A  la  solli- 
citation de  M.  le  gouverneur  Clinton,  le  gouvernement 
général  m'a  jjermis  de  m'installer  dans  l'un  des  forts  de 
cette  ville  ^  une  cour  spacieuse  et  circulaire ,  et  les  bâti- 
mens  qui  l'enceignent,  rien  ne  pouvait  s'offrir  plus  avan- 
tageusement pour  une  belle  et  grande  école  d'aérostation. 
M.  le  docteur  Jones,  qui  me  combat  à  outrance  dans  votre 
journal,  peut  être  assuré  que  je  ne  perdrai  pas  mon  tems 
à  lui  répondre  par  écrit  :  j'imiterai  Montgolfier,  qui  oppo- 
sait des  succès  aux  savantes  objections  de  ceux  qui  niaient 
la  possibilité  de  l'art  qu'il  a  créé.  Au  surplus,  si  je  ne 
suis  pas  aussi  heureux  que  mon  premier  maître,  on  dira 
de  moi  comme  de  Phaéton  :  niagnis  tamen  excidit  ausis.  )> 


^g^Çmolocjt^. 


Observations  sur  la  forme  de  la  tête  humaine.  —  Si 
M.  Gall  a  raison  ,  le  docteur  Abernethy  s'est  trompé,  car 
les  doctrines  de  ces  deux  professeurs  ne  peuvent  être  mises 


354  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

d'accord.  Le  savant  anglais  attaque  aussi  les  opinions  de 
Lavater  et  de  ses  nombreux  disciples  ;  voilà  une  puissante 
armée  qui  lui  disputera  la  victoire  avec  courage  et  habileté. 
Quelle  que  soit  la  doctrine  triomphante,  elle  devra  être 
assez  près  de  la  vérité ,  puisqu'elle  aura  subi  l'épreuve 
d'une  aussi  vigoureuse  discussion.  Le  public ,  dont  les  deux 
partis  sollicitent  les  suffrages  avec  le  même  empresse- 
ment ,  ne  peut  se  dispenser  d'écouter  alternativement  l'un 
et  l'autre  avec  la  même  attention ,  la  même  impartialité  5 
voyons  donc  comment  M.  Abernethy  plaide  sa  cause ,  et 
avec  quelles  armes  il  attaque  ses  adversaires. 

a  Hunter  et  Camper  ont  fait  d'intéressantes  recherches 
sur  la  forme  de  la  tête  humaine  :  ces  deux  habiles  observa- 
teurs s'occupaient  de  cet  objet  dans  le  même  tems ,  sans 
avoir  concerté  leurs  recherches ,  et  ne  pouvaient  guère  se 
rencontrer  que  dans  la  vérité.  Camper  tire  une  ligne  de  la 
partie  la  plus  saillante  du  front  à  la  partie  la  plus  avancée 
de  la  mâchoire  supérieure  ^  et  la  nomme  ligne  faciale.  Il  en 
tire  une  seconde  delà  base  du  nez  à  l'entrée  du  conduit  au- 
ditif, et  il  observe  l'angle  qu'elles  font  entre  elles  :  c'est  de 
leur  inclination  respective  que  dépend  la  capacité  osseuse 
qui  renferme  le  cerveau.  Dans  la  tête  de  l'Africain ,  cet 
angle  est  aigu  j  le  front  s'abaisse  ,  la  ligne  faciale  s'écarte  de 
plus  en  plus  de  la  verticale.  Dans  la  tête  grecque ,  l'angle 
est  presque  droit.  Après  avoir  appliqué  ce  mode  d'examen 
aux  différentes  races  de  l'espèce  humaine ,  Camper  y  sou- 
met les  têtes  des  animaux  ,  et  parcourt  ainsi  l'échelle 
entière  des  inclinaisons  de  la  ligne  faciale.  J'en  ai  fait 
quelques  essais  qui  m'en  ont  démontré  l'exactitude,  en 
l'appliquant  aux  chefs-d'œuvre  de  sculpture  ancienne  que 
le  tems  n'a  pas  détruits^  mais  les  sculpteurs  de  cette  époque 
ne  se  bornaient  pas  à  l'imitation  exacte  de  la  nature  ^  ils 
avaient  l'ambition  de  la  perfectionner,  et  quelquefois  ils  la 
surpassaient  réellement.  Vous  trouverez  toujours  quelque 


DU  COMMERCE,    DE   l'iIVDUSTRIE,  ETC.  355 

chose  d'exagéré  dans  leurs  plus  belles  têtes  :  mais  ils  sa- 
vaient si  bien  déguiser  ces  écarts  ,  ils  les  enveloppaient  de 
tant  de  grâces ,  que  le  spectateur  enchanté  ne  pouvait  aper- 
cevoir, ni  même  soupçonner  aucune  incorrection.  Mais 
regardez  de  sang  froid ,  si  vous  le  pouvez  ,  ces  admirables 
ouvrages;  vous  verrez  que  le  front  se  projette  en  avant, 
qu'il  est  large  et  présente  une  voûte  spacieuse.  Cette  partie 
de  la  face  est  beaucoup  plus  étroite  dans  les  animaux  que 
dans  riiomme;  le  front  d'un  singe  se  projette  en  arrière, 
et  celui  du  chien  est  presque  horizontal.  Les  idées  des  an- 
ciens sur  l'expression  de  l'intelligence  étaient  fort  justes  , 
et  lorsqu'ils  représentaient  une  divinité  ,  ils  avaient  soin  de 
renforcer  cette  expression  -,  il  fallait  sortir  des  limites  de  la 
nature  humaine  pour  approcher  de  celles  où  l'essence  di- 
vine commence  à  se  manifester. 

»  Les  sourcils  sont  un  autre  trait  du  visage  qui  distingue 
l'homme  de  tous  les  animaux.  Les  anciens  n'avaient  garde 
de  négliger  cette  observation  :  ils  en  profitèrent  avec  une 
adresse  admirable  pour  ennoblir  la  figure  humaine  ;  mais 
l'expression ,  la  forme  et  la  position  des  yeux  ,  méritaient 
encore  plus  d'attention  et  de  soins.  Remarquez  que  ,  dans 
les  animaux  ,  les  organes  de  la  vue  sont  saillans ,  placés  sur 
le  coté,  incapables  de  parcourir  assez  rapidement  la  partie 
de  l'horizon  qu'il  importe  le  plus  de  connaître.  Dans  sa 
fuite  inconsidérée  ,  le  pauvre  lièvre  est  si  mal  servi  par  ses 
yeux  ,  que  ,  tandis  qu'il  voit  très-bien  le  danger  qui  le 
presse  par  derrière ,  il  ne  peut  apercevoir  la  masse  qu'il  va 
heurter  ,  au  risque  de  se  fendre  la  tête.  Les  chasseurs  ont 
souvent  l'occasion  de  remarquer  celte  maladresse  du  fu- 
gitif, mais  ils  se  trompent  sur  ce  qui  l'occasionne  ;  ils  attri- 
buent à  une  peur  excessive  ce  qui  ne  tient  qu'à  la  disposi- 
tion désavantageuse  des  yeux.  Nous  trouvons  encore  ici  la 
sagacité  observatrice  des  anciens  :  leurs  artistes  ne  diri- 
geaient point  en  avant,  mais  de  côté,  les  regards  de  l'homme 


356  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

timide  et  soupçonneux.  Voulaient-ils  exprimer  le  courage, 
la  fermeté ,  l'audace  ?  les  yeux  de  leurs  statues ,  quoique  la 
prunelle  nV  fut  pas  indiquée ,  semblaient  attachés  sur  le 
spectateur  et  vouloir  pénétrer  jusqu'à  son  ame. 

))  Nous  ne  devons  pas  omeltre  le  nez,  autre  conforma- 
lion  qui  dislingue  l'homme  de  tous  les  animaux.  Il  paraît 
([ue  les  opinions  ont  varié  relativement  à  cette  partie  de  la 
figure  humaine  :  les  Grecs  l'ont  prolongée  en  ligne  droite, 
les  Romains  l'ont  un  peu  relevée  par  le  bout,  ce  qui  exi- 
geait qu'elle  prît  une  légère  courbure  -,  cette  matière  n'est  pas 
assez  importante  pour  qu'on  ne  la  livre  point  aux  fantaisies 
du  goût.  Il  fallait  bien  faire  des  narines  j  mais  les  sculpteurs 
de  l'anliquité  eurent  soin  de  rendre  celles  du  nez  humain 
aussi  difféientes  qu'il  leur  fut  possible  des  ouvertures 
analogues  dans  la  tête  des  animaux. 

)>  La  bouche  est  aussi  une  ouverture  ,  mais  ,  tandis  que 
celle  des  animaux  est  faite  pour  saisir  une  proie  ou  dé- 
vorer des  alimens,  la  bouche  de  l'homme  annonce  par  sa 
conformation  qu'elle  est  destinée  principalement  au  noble 
usage  de  la  parole.  Voyez  la  force  et  la  mobilité  de  ses 
lèvres,  la  variété  de  ses  inflexions-,  vous  reconnaîtrez 
qu'un  tel  organe  serait  loin  de  répondre  à  la  haute  sagesse 
du  Créateur,  s'il  ne  devait  servir  qu'à  préparer  la  nourri- 
ture et  à  la  diriger  vers  l'estomac;  mais  vous  admirez  sa 
structure,  en  pensant  qu'il  fut  disposé  pour  articuler  les 
sons  d'une  voix  forte  et  flexible,  caractériser  les  signes  de 
la  pensée  ,  multiplier  leurs  formes  ,  et  parvenir  ainsi  à  l'ex- 
pression correcte  des  raisonnemens  et  des  diverses  affec- 
tions de  l'ame. 

))  Les  brutes  n'ont  pas  de  menton.  Les  anciens  sculpteurs 
surent  aussi  donner  une  expression  forte  ou  gracieuse  à 
celte  partie  presque  immobile  de  la  face  humaine.  Rassem- 
blez ces  traits ,  en  imprimant  à  chacun  le  caractère  dont 
les  plus  belles  tètes  donnent  l'idée,  et  en  y  ajoutant  l'idéal 


DU  COMMEUCE,    DE  L  INDUSTRIE,  ETC.  35 -^ 

que  votre  imagination  pourra  vous  faire  concevoir,  vous 
aurez  le  sublime  modèle  de  la  léle  de  Jupiter  Olympien  ; 
mais  ce  modèle  ne  doit  pas  être  prodigué  -,  il  faut  savoir  va- 
rier les  formes  de  la  beauté  même ,  et  c'est  encore  en  cela 
que  les  anciens  excellaient  :  ils  se  seraient  bien  gardés, 
dit  avec  raison  le  docteur  Spurzheim,  de  placer  la  tête 
d'un  philosophe  sur  les  épaules  d'un  gladiateur. 

»  Passons  maintenant  à  une  autre  application  de  ces 
remarques  sur  le  visage  et  sur  la  tête  de  l'homme  ;  mais 
celle-ci  est  peut-être  plus  curieuse  qu'utile  :  voyons  com- 
ment on  a  tenté  d'en  déduire  la  science  du  phrénologiste 
et  du  physionomiste.  Je  ne  vous  conduirai  pas  bien  loin 
sur  cette  route  mal  éclairée  et  peu  sûre  5  je  commencerai 
même  par  une  observation  qui  vous  empêchera  peut-être 
d'en  suivre  la  direction  ,  en  vous  exposant  aux  périls  dont 
elle  menace  l'aventureux  voyageur  qui  s'y  engage  trop 
avant.  Je  demanderai  si  ces  bosses  disséminées  sur  la  face  el 
sur  la  tête,  causes  ou  indices  des  inclinations  individuelles, 
répondent  à  des  dépressions  intérieures,  à  une  conforma- 
tion intérieure  qui  puisse  agir  sur  le  cerveau  ?  Jetez  les  yeux 
sur  cette  multitude  de  crânes  que  je  livre  à  votre  examen  : 
l'intérieur  de  la  boîte  osseuse  n'est-il  pas  lisse,  quoique 
l'extérieur  soit  chargé  de  ces  protubérances  qui  doivent, 
selon  le  docteur  Gall,  révéler  de  si  profonds  mvstères? 
D'après  cette  seule  remarque ,  le  docteur  Barlow  niait  for- 
mellement la  réalité  de  la  science  phrénologique.  J'imiterai 
sa  prudence,  et  ne  vous  ferai  pas  faire  une  excursion 
dans  le  pays  des  conjectures ,  laissant  d'ailleurs  à  chacun 
liberté  entière  d'adopter  les  opinions  qui  lui  plairont  le 
plus.  En  causant  sur  ce  sujet  avec  le  docteur  Spurzheim, 
afin  de  me  tenir  en  garde  contre  l'adresse  de  ses  argumen- 
tations et  Félégante  exposition  de  ses  doctrines ,  je  me 
bornais  à  lui  répondre  :  \ous  voulez  me  donner  des  règles 
pour  connaître  le  caractère  et  les  inclinations  des  hommes  5 
xvr.  24 


358  KOTIVELLES    DES  SCIENCES  , 

j'en  ai  une  qui  ne  me  trompe  jamais,  je  les  juge  par  leurs 
aclions.  Celle  manière  de  procéder  envers  nos  semblables 
est  à  la  fois  la  plus  sûre  et  la  plus  juste-,  n'essayons  point 
de  la  remplacer  par  une  autre,  dont  Tépreuve  faite  sur 
nous-mêmes  ne  serait  peut-être  pas  à  notre  avantage.  » 


^S 


ylsie  centrale.  — Quelques  lettres  de  M.  Gulbrie,  l'un 
des  malheureux  compagnons  de  M.  Moorcroft ,  dans  ses 
voyages  à  travers  les  contrées  de  l'Asie  centrale,  ont  été 
insérées,  il  y  a  peu  de  tems,  dans  un  journal  de  Calcutta. 
Comme  elles  renferment  de  nouveaux  renseignemens  sur 
ce  voyageur  et  sur  les  contrées  presque  inconnues  qu'il  a 
visitées ,  nous  allons  en  donner  quelques  extraits. 

M.  Moorcroft  commença  son  dernier  voyage  il  y  a  sept 
ou  huit  ans.  Sa  suite,  fort  considérable,  était  principale- 
ment composée  de  naturels  du  pays,  chargés  de  bagages  et 
de  marchandises.  Ses  deux  compagnons,  M.  Trebeck  et 
un  Hindou,  moururent  presque  en  même  tems  que  lui,  par 
une  coïncidence  fort  remarquable  et  bien  propre  à  inspirer 
des  soupçons. 

Les  voyageurs  arrivèrent  à  Leh  ,  capitale  de  Ladakh  ,  en 
septembre  1820.  La  première  lettre  de  la  collection,  datée 
du  17  février  1820,  est  écrite  de  Goudwarah,  à  200  milles 
de  Johsi  Nath  ,  sur  les  montagnes  de  Gurhwal  -,  elle  rend 
compte  des  difficultés  que  rencontrèrent  les  voyageurs 
avant  de  pénétrer  au-delà  de  cette  dernière  ville.  Les  Bho- 
teas  et  d'autres  monlagnards  des  frontières  de  la  Tartarie 
furent  effrayés  par  le  bruit  qui  se  répandit  que  le  chef  de 
Texpédilion  était  un  général  à  la  têle  d'une  troupe  consi- 
dérable ,  et  qu'il  venait  pour  se  rendre  maître  du  pays.  Ces 
fausses  idées ,  sur  le  caractère  et  les  vues  de  M.  Moorcroft, 


T)U  COMMERCE,  DE  l'iNDUSTRIE  ,    ETC.  35q 

paraissent  avoir  été  propagées  dans  plusieurs  des  endroits 
qu'il  a  visités,  où  elles  ont  accru  les  obstacles  qui  déjà 
s'opposaient  à  la  réussite  de  ses  projets,  en  excitant  des 
méfiances  et  en  donnant  des  apparences  de  vérité  aux  in- 
terprétations calomnieuses  de  ses  ennemis. 

Les  voyageurs  quittèrent  Johsi  Nath  ,  le  i"  janvier  1820, 
et  prirent  la  route  de  Roulou,  qu'ils  suivirent  jusqu'à 
Mundi  5  là  ils  furent  arrêtés  par  un  Sirkh  sirdar,  qui  refusa 
de  leur  permettre  de  passer  outre,  sans  une  autorisation 
expresse  de  Runjit  Singh. 

Une  lettre  de  M.  Guthrie,  du  3  mai  1820,  parle  de  celte 
circonstance  dans  les  termes  suivans  : 

«  M.  Moorcroft  est  parti  pour  Lahore ,  afin  d'y  voir  le 
Runjit ,  le  receveur  de  ses  impôts  qui  réside  ici  s'étant  op- 
posé à  la  continuation  de  notre  voyage  jusqu'à  ce  que  nous 
ayons  obtenu  l'autorisation  de  son  maître.  Une  lettre,  que 
j'ai  reçue  nouvellement  de  notre  compagnon ,  m'apprend 
qu'il  a  été  retenu  prisonnier  pendant  quatorze  jours.  Cette 
circonstance,  qui  sans  doute  vous  paraîtra  alarmante,  ne 
produisit  pas  sur  nous  le  même  effet ,  habitués ,  comme 
nous  le  sommes,  à  éprouver  des  traitemens  beaucoup  plus 
désagréables.  Quelques  rapports  qui  me  sont  parvenus  par- 
lent de  choses  plus  graves  ;  mais  ,  comme  j'espère  encore 
que  tout  cela  est  faux  ,  je  ne  veux  pas  vous  en  entretenir.  » 

Une  autre  lettre,  de  décembre  1821  ,  donne  le  détail 
des  difficultés  contre  lesquelles  eurent  à  lutter  les  voya- 
geurs dans  l'exécution  de  leur  entreprise. 

((  Quand  je  vous  écrivis  la  dernière  fois ,  dit  M.  Guthrie , 
il  était  question  de  notre  départ  pour  Yarkand,  ville  ap- 
partenant aux  Chinois-,  mais,  depuis  cette  époque,  il  s'est 
élevé  de  nombreux  obstacles  qui  nous  ont  forcés  à  renoncer, 
pour  le  moment,  à  notre  projet.  Le  plus  insurmontable  vient 
de  l'opinion  ou  Ton  est  ici  que  nous  ne  sommes  pas  réel- 
lement des  marchands*,  que  nous  en  avons  seulement  pris 


36o  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

l'aj)paience  pour  déguiser  des  vues  plus  imporlanles^  et 
que,  lorsque  nos  courses  dans  le  pays  nous  auront  rais  au 
fait  des  localités ,  nous  montrerons  alors  ouvertement  l'in- 
tention de  nous  en  rendre  maîtres.  Une  des  choses  qui  a  le 
plus  accrédité  cette  croyance,  est  le  grand  nombre  d'armes 
de  toute  espèce  que  nous  avons  dans  nos  bagages ,  soit  pour 
en  faire  le  commerce,  soit  pour  offrir  en  présent  aux  per- 
sonnes avec  lesquelles  nous  avons  à  traiter,  et,  comme 
malheureusement  nous  sommes  les  premiers  qui  ayons  im- 
porté dans  ce  pays  ce  genre  de  marchandises ,  on  s'obstine 
à  nous  prendre  pour  des  espions  déguisés.  Le  cadeau  même 
de  plusieurs  fusils  de  chasse  à  différens  rajahs  n'a  pu  chan- 
ger une  manière  de  voir  qui  nous  est  si  préjudiciable  ^  d'un 
autre  côté  ,  en  supposant  que  nous  puissions  détruire  cet 
obstacle,  il  en  resterait  un  autre  tout  aussi  fatal  à  la  con- 
tinuation de  notre  voyage,  ce  que  nous  possédons  d'argent 
ne  pouvant  suffire  aux    frais  énormes   que   nécessiterait 
notre  déplacement.  Nous  avons  environ  deux  cents  maunds 
pesant  de  marchandises  et  de  bagages  de  tout  genre*,  à 
quoi  il  faut  joindre  la  même  quantité  de  grains  pour   la 
consommation  de  la  route.  Le  transport  de  ces  objets  nous 
coûtera  60  roupies  pour  trois  maunds,   ce  qui  fait  à  peu 
près  8,000  roupies;  ajoutez  à  cela  le  prix  du  grain,  et 
vous  verrez  qu'il  est  impossible  que  nous  songions  à  partir 
d'ici  avec  moins  de  10,000  roupies. 

»  Le  Pirzada  dont  je  vous  parlais  dans  ma  dernière  lettre 
nous  a  envoyé  un  certificat,  par  lequel,  en  rendant  le 
compte  le  plus  satisfaisant  de  notre  conduite,  il  affirme 
que  nous  sommes  réellement  négocians.  PJ.  M...  a  aussi 
écrit  au  gouverneur  de  la  ville  :  il  répond  de  nous  comme 
faisant  le  commerce  de  chevaux ,  et  nous  rendant  à  Bokara, 
par  la  route  de  Yarkand. 

»  Hafiz  Mohammed  Fazil,  Musulman  fort  intelligent  de 
notre  compagnie ,  est  parti  pour  Farruckabad ,  afin  d'en 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDUSTRIE  ,   ETC.  36l 

ramener  des  marchandises  que  nous  y  avions  laissées  et  qui 
seront  d'une  vente  facile  à  Leh.  Nous  espérons  aussi  nous 
assurer,  dans  celte  ville,  un  passage  libre  pour  l'Hindostan, 
si  nous  ne  pouvons ,  selon  nos  désirs  ,  pénétrer  plus  avant 
dans  la  Tarfarie.  » 

Au  mois  d'août  182 1  ,  M.  Gulhrie  communique  à  son 
correspondant  les  particularités  suivantes  sur  les  intrigues 
de  la  Russie  dans  le  Ladakh.  «  Les  difficultés  de  notre 
voyage  à  Yarkand  furent  beaucoup  augmentées  par  la  mort 
de  l'empereur  de  la  Chine,  et  plus  encore  par  les  menées 
d'un  juif  russe,  nommé  Agha  IMehdi,  qui  avait  été  envoyé, 
il  y  a  six  ans,  pour  former  des  relations  avec  ce  pays ,  et  se 
procurer  des  chèvres  et  des  boucs,  afin  de  parvenir  à  éta- 
blir en  Russie  une  manufacture  de  schalls,  et  la  soustraire 
ainsi  à  l'obligation  de  les  acheter  dans  le  Cachemire,  à  des 
prix  exorbitans.  Ayant  réussi  heureusement  dans  cette 
première  mission,  Mehdi  acquit  beaucoup  de  réputation  et 
de  crédit  à  Pétersbourg  où  il  se  fit  chrétien.  Il  fut  ensuite 
renvoyé  en  Asie  avec  des  lettres  de  créance  pour  les  chefs 
de  diverses  contrées  et  des  présens  considérables  montant 
au  moins  à  cinq  lacs  de  roupies.  Il  arriva  un  an  après  à 
Yarkand,  où  il  se  fit  musulman -,  cette  conversion  et  les 
sommes  qu'il  avait  à  sa  disposition  lui  acquirent  une  grande 
considération.  Il  parvint  à  empêcher  notre  voyage  vers  la 
Chine. 

))  Agha  Mehdi  se  mit  ensuite  en  route  pour  le  Ladakh  ; 
mais  il  mourut  de  maladie  sur  la  montagne  de  Kara  Ko- 
rum.  Son  secrétaire,  Mahmoud  Fahour,  poursuivit  sa 
route  et  arriva  à  Leh  ;  mais  il  est  bien  loin  d'avoir  l'adresse 
et  le  savoir  faire  de  Mehdi  :  il  a  dilapidé  les  sommes  tom- 
bées en  son  pouvoir  après  la  mort  de  son  maître,  et^  pro- 
bablement, il  ne  retournera  jamais  en  Russie. 

))  La  mission  ostensible  d'Agha  Mehdi  n'avait  rapport 
qu'au  commerce ,  mais  plusieurs  circonstances  qui  ont  été 


f 


362  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

révélées  après  sa  mort  ^  et  les  lettres  de  l'empereur  de  Rus* 
sie  au  rajah  de  Ladakh  et  à  Runjit  Singh ,  démontrent  clai- 
rement que  les  vues  d'Alexandre  ne  tendaient  rien  moins 
qu'à  l'invasion  de  la  Chine.  La  mort  de  son  envoyé  a  ren- 
versé ses  projets ,  et  lui  a  fait  perdre  des  sommes  considé- 
rables. C'est  une  chose  fort  étrange  que  la  politique  de 
ce  prince,  proclamant  en  Europe  l'incommutabilité  des 
trônes ,  et  intriguant  sans  cesse  en  Asie  contre  les  gouvcr- 
nemens  qui  la  régissent. 

»  jN  otre  long  séjour  à  Leh  n'a  pas ,  toutefois ,  été  inu- 
tile, M.  Moorcroft  ayant  obtenu,  pour  les  Anglais,  l'au- 
torisation de  voyager  et  de  commercer  dans  le  Ladakh. 
Mir  Izzul  Ouallah,  un  de  nos  compagnons  musulmans, 
est  allé  jusqu'à  Yarkand  pour  entrer  en  négociation  avec 
le  gouverneur  chinois.  Nous  attendons  son  retour  avec 
impatience ,  pour  savoir  enfin  quelle  route  il  nous  sera 
permis  de  prendre.  En  tout  cas ,  nous  sommes  déterminés 
à  quitter  ce  pays  ,  et  nous  espérons  bien  être  de  retour  de 
Bokara  ,  à  la  fin  de  l'année  prochaine. 

))  Les  habitans  de  ce  beau  pays  sont  les  plus  spirituels  et 
les  plus  intelligens  de  tous  les  peuples  de  l'Asie  ;  mais  l'op- 
pression exercée  sur  eux  par  d'avides  gouverneurs,  depuis 
environ  dix-huit  ans  ,  a  changé  la  terre  la  plus  riante  et  la 
plus  fertile  en  un  séjour  de  misère  et  de  désespoir  impos- 
sible à  décrire. 

))  Dans  notre  voyage  de  Leh  à  Cachemire  ,  nous  rencon- 
trâmes une  troupe  nombreuse  de  voleurs  qui  avait  dévasté 
le  district  de  Dias  ,  la  nuit  qui  précéda  notre  arrivée  5  il  est 
très-probable  qu'ils  nous  auraient  attaqués,  s'ils  n'avaient 
craint  que  la  neige,  qui  tombait  en  abondance,  n'eût  mis 
leurs  fusils  hors  de  service. 

»  Nous  ne  savons  pas  encore  ce  que  nous  pouvons  nous 
promettre  en  conlinuant  notre  route  vers  le  Khaboul , 
maintenant  que  la  mort  de  Mohammed  Azcm  Kau  a  rendu  ce 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDUSTHIE  ,   ETC.  363 

voyage  plus  difficile  et  plus  dangereux  pour  nous.  M.  Moor- 
croft  n'épargnera  ni  fatigues,  ni  dépenses,  pour  arriver  à  la 
découverte  d'un  passage  libre ,  et  aucun  danger  ne  le  fera 
renoncer  à  son  entreprise  avant  d'avoir  atteint  son  but.  » 
La  dernière  lettre  du  recueil  est  écrite  de  Pescbawar,  le 
i5  avril  iSi^.  M.  Gutbrie  y  parle  vivement  des  fourbe- 
ries dont  ils  furent  les  victimes. 

a  Nous  fûmes  arrêtés  à  Cachemire  pendant  plus  d'un 
an  par  les  manœuvres  de  Runjit  Singh,  qui  multiplia  au- 
tour de  nous  tous  les  obstacles  qui  pouvaient  retarder  notre 
départ.  Il  eut  lieu  enfin  dans  le  mois  de  juillet  1823  -,  mais 
nous  n'étions  pas  au  bout  de  nos  mésaventures.  En  entrant 
dans  la  province  de  Bumbar,   qui  dépend  du  même  chef 
que  le  Punjab,  nous  fûmes  arrêtés  comme  n'ayant  pas  payé 
des  droits  énormes  que  l'on  réclamait ,  et  dont  nous  étions 
formellement  exemptés  par  un  passeport  que  le   Runjit 
avait  vendu  fort  cher  à  M.  Moorcroft.  Notre  chef  offrit 
cependant  d'accéder  à  cette  injuste  demande,  si  on  consen- 
tait à  la  réduire  à  un  taux  raisonnable-,  mais  les  receveurs 
persistant  dans  leurs  prétentions  exagérées,  nous  nous  dis- 
posions à  tenter  le  passage  à  force  ouverte ,  quand  nous  nous 
aperçûmes  que  nos  conducteurs  cachemiriens  étaient  prêts 
à  prendre  la  fuite  et  à  abandonner  nos  bagages.  Il  fallut 
alors  nous  résigner  à  retourner  à  Cachemire,  où  nous  fûmes 
retenus  un  grand  mois,  avant  de  trouver  des  moyensde  trans- 
port pour  prendre  la  route  de  Sehund,  par  laquelle  nous 
espérions  enfin  arriver  au  terme  de  notre  voyage.  Après  être 
restés  dans  cette  dernière  ville  jusqu'à  la  fin  de  septembre, 
nous  nous  rendîmes  à  Altok,  sur  la  rivière  du  même  nom, 
pour  y  attendre  des  nouvelles  de  Pescbawar.  Nous  v  fûmes 
bientôt  rejoints  par  deux  agens  de  confiance  que  Mahmoud 
Kan,  sirdar  de  la  province  ,  nous  envoyait  pour  nous  gui- 
der dans  la  route  difficile  que  nous  devions  suivre. 

))  On   nous  avait  dit,   à  Altok,  de  nous  tenir  sur  nos 


364  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

gardes  en  traversant  le  pays  des  Kattaks,  alliés  de  Runjit 
Singh  ,  notre  persécuteur  et  l'irréconciliable  ennemi  de  la 
domination  anglaise  dans  l'Inde.  Nous  nous  décidâmes,  en 
conséquence,  à  éviter  Akora ,  sa  capitale,  en  passant  en 
dehors  des  murs,  et  à  chercher  une  position  avantageuse 
pour  y  établir  notre  camp. 

»  Cette  précaution  dérangea  les  projets  des  Kattaks  qui 
comptaient  fermer  leurs  portes  dès  que  nous  serions  en- 
trés dans  la  ville,  et  ensuite  nous  piller  sans  obstacle.  Ils 
modifièrent  donc  leur  plan,  et  ils  se  déterminèrent  à  venir 
nous  arrêter  sous  le  prétexte  que  nous  avions  voulu  frauder 
les  droits  ;  mais  quand  ils  sortirent  de  la  ville  ,  notre  posi- 
tion respectable  leur  en  imposa ,  et ,  au  lieu  de  nous  atta- 
quer, leur  chef  vint  nous  offrir  ses  services.  M.  Moorcroft 
eut  l'air  d'ignorer  leurs  mauvais  desseins  -,  mais  il  ne  permit 
toutefois  qu'à  un  très-petit  nombre  d'entre  eux  de  pénétrer 
dans  notre  camp,  obligeant  le  reste  de  la  uoupe  à  se  tenir 
à  quelque  distance.  Ils  essayèrent  de  nous  effrayer  en  fai- 
sant manœuvrer  leurs  chevaux  et  en  brandissant  leurs  sa- 
bres et  leurs  lances  d'un  air  qu'ils  cherchaient  à  rendre 
terrible  ^  mais  nous  conservâmes  notre  sang-froid  et  nous 
louâmes  même  beaucoup  leurs  évolutions.  Nos  espions 
nous  avertirent  que  l'ennemi  attendait,  pour  nous  atta- 
quer, le  renfort  d'un  corps  considérable  qui  devait  arriver 
le  lendemain  matin  ;  nous  résolûmes  de  profiler  de  ce  mo- 
ment de  répit  pour  prendre  le  repos  et  la  nourriture  que  la 
fatigue  de  la  journée  nous  avait  rendus  si  nécessaires.  Pen- 
dant que  nous  faisions  nos  dispositions  pour  la  nuit,  les 
Kattaks  plaçaient  des  sentinelles  autour  de  notre  camp , 
pour  nous  défendre,  disaient-ils,  contre  les  bandits  des 
montagnes^  mais  réellement  dans  le  but  de  nous  empêcher 
de  leur  échapper  à  la  faveur  de  l'obscurité. 

))  La  nuit  se  passa  tranquillement,  et  nous  nous  prépa- 
rions à  partir  au  lever  du  soleil  selon  notre  habitude,  quand 


DU   COMMERCE.    DE   LINDUSTRIE,    ETC.  365 

nous  vîmes  s'approcher  un  corps  d'environ  700  hommes 
armés  de  mousquets,  dVpées  et  de  lances.  Notre  petite 
troupe,  composée  de  trente  hommes,  se  disposa  à  faire 
face  à  l'ennemi^  nous  nous  partageâmes  en  deux  lignes,  et, 
après  avoir  placé  nos  deux  petits  canons  de  cuivre  sur  la 
gauche  de  chaque  ligne,  nous  nous  mîmes  en  marche  avec 
nos  chameaux  à  Tarrière-garde.  Les  Kattaks  étaient  postés 
sur  un  ravin  ,  de  l'autre  coté  du  lit  desséché  d'une  petite 
rivière  qui  nous  séparait.  Ils  y  descendirent  en  courant ,  et 
se  préparaient  à  commencer  l'attaque,  lorsque  nous  les 
menaçâmes  de  faire  feu  de  nos  deux  pièces  pointées  sur  le 
rivage.  Ils  se  retirèrent  en  désordre,  et  bien  certainement 
nous  aurions  pu  facilement  en  faire  un  grand  carnage  en 
profitant  de  leur  terreur^  mais  nous  jugeâmes  plus  pru- 
dent de  hâter  notre  marche,  qui  ne  fut  plus  inquiétée  , 
quoique  ces  lâches  hrigands  eussent  continué  à  nous  suivre 
pendant  plusieurs  milles. 

))  Ce  récit  peut  vous  donner  une  idée  de  la  loyauté  de 
Runjit  Singh  et  du  courage  des  Afghans,  qui,  avec  sept 
cents  hommes,  se  sont  retirés  honteusement  devant  notre 
faible  troupe.  » 

gttbusfric. 

Traîneaux  attelés  de  chiens,  employés  au  nord-ouest  de 
l Amérique.  — Dans  notre  précédent  numéro,  nous  avons 
fait  des  rapprochemens  entre  les  divers  modes  de  transports 
les  plus  en  usage.  En  voici  un  dont  nous  n'avons  pas  parlé, 
et  qui  mérite  cependant  de  fixer  notre  attention. 

M.  le  docteur  Lvman  Foot,  du  cantonnement  de  Brady, 

près  du  Saut  Sainte-Marie  ,  a  donné  une  description  et  un 

dessin  de  cette  manière  de  voyager  pendant  1  hiver.  Il  ne 

faut ,  dit-il ,   que  trois  chiens  pour  le  traîneau  d'un  seul 

XVI.  24* 


3()f>  NOUVELLES  DES   SCIENCES  , 

liomnu:  (.1  de  ses  provisions,  et ,  avec  d'aussi  faibles  moyens, 
jios  marchands  n'hésitent  point  à  se  mettre  en  route,  quel- 
que tems  qu'il  fasse.  Ils  traversent  les  déserts,  les  lacs, 
les  marais  ^  mais ,  pour  être  mieux  guidés  dans  leur  route 
et  n'avoir  point  à  franchir  de  montagnes  escarpées,  ils 
suivent  toujours  le  lit  des  rivières  et  des  ruisseaux.  Que  la 
neige  soit  solide  ou  non ,  peu  leur  importe  \  leur  léger 
équipage  et  ses  infatigables  animaux  passent  par  tous  les 
chemins ,  et ,  au  besoin  ,  le  voyageur  lui-même  est  en  état 
de  surmonter  les  obstacles  qui  auraient  arrêté  son  attelage. 
Lorsque  la  nuit  vient  et  qu'il  est  tems  de  songer  aux 
moyens  d'attendre  le  retour  de  la  lumière ,  le  voyageur 
choisit  un  lieu  convenable  j  c'est  un  bois ,  un  taillis ,  une 
broussaille,  car  il  lui  faut  du  bois  et  quelquefois  un  abri. 
Quand  ce  lieu  est  choisi,  muni  d'une  chaussure  conve- 
nable ,  il  écarte  la  neige  avec  ses  pieds ,  fait  un  trou  assez 
spacieux  pour  qu'il  puisse  y  faii  t^  du  feu ,  placer  les  bran- 
chages sur  lesquels  il  étendra  ses  couvertures,  et  d'autres 
à  côté  qui  feront  la  couchette  de  ses  chiens.  Il  fait  ensuite 
une  bonne  provision  de  bois  et  allume  un  grand  feu.  Si  le 
ciel  est  couvert,  et,  à  plus  forte  raison,  si  le  tems  est  à 
l'orage,  si  la  neige  tombe  abondamment,  il  faut  un  toit 
à  cet  établissement  nocturne  ^  quelques  coups  de  serpe  en 
fournissent  la  matière  aux  dépens  des  arbres  verts,  tels 
que  sapins,  spruces  ,  etc.  C'est  aussi  avec  des  branches  de 
ces  arbres  que  le  voyageur  forme  son  lit  de  repos.  Tout 
ce  travail  terminé,  il  fait  usage  de  ses  provisions,  dont  le 
chocolat  et  le  thé  font  une  partie  essentielle  ^  ainsi,  une  pe- 
tite batterie  de  cuisine  très-portative  doit  trouver  iplace 
dans  le  traîneau.  Après  un  tel  exercice  ,  auprès  d'un  bra- 
sier dont  la  chaleur  dure  presque  toute  la  nuit ,  sur  une 
couche  qui  n'est  pas  trop  dure,  enveloppé  dans  une  double 
couverture,  il  n'est  pas  étonnant  que  le  voyageur  passe  la 
nuit  aussi  confortablement  qu'il  cùl  pu  le  faire,  suivant 


DU  COMMERCE,   DE  l'iIVDL'STRIE  ,    ETC.  36^ 

l'usage  de  l'hospitalité  du  pays ,  en  arrangeant  sa  couchette 
sur  le  tapis  d'une  salle  à  manger. 

Les  chiens  qui  forment  l'attelage  des  traîneaux  sont  fa- 
ciles à  dresser.  Les  commandemens  qu'on  leur  fait  sont  en 
français ,  parce  que  l'usage  de  ces  traîneaux  a  été  introduit 
par  les  premiers  possesseurs  du  Canada.  Le  voyageur  fait 
peu  d'usage  de  son  fouet,  si  ce  n'est  pour  aiguillonner  les 
paresseux.  Le  docteur  Foot  avait  un  attelage  de  trois  chiens 
dont  il  se  servait  pour  visiter  ses  voisins,  avec  sa  femme  et 
un  petit  garçon  ;  une  course  de  plusieurs  milles  ne  fati- 
guait point  ces  animaux. 

D'après  le  dessin  que  le  docteur  a  joint  à  son  récit ,  les 
chiens  employés  au  traînage  ne  sont  point  d'une  race  par- 
ticulière 5  car  il  a  mis  dans  le  même  attelage  un  individu 
dont  les  oreilles  sont  droites ,  comme  celles  du  chien  de 
berger ,  tandis  que  les  autres  les  ont  pendantes.  Il  paraît 
que  leur  Jucilitc  tiont  pn  grande  partie  à  leur  intelligence  ^ 
le  voyageur  leur  parle  comiiie  s'ilb  le  cumpreiidient  :  T^encz 
ici ,  avancez  y  tournez ,  etc. ,  et  ces  mouvemens  sont  exé- 
cutés ponctuellement.  Dans  une  caravane  de  traîneaux, 
les  attelages  manifestent  entre  eux  une  grande  émulation 
que  les  conducteurs  ont  soin  de  modérer.  Lorsqu'on  voyage 
ainsi  en  caravane  ,  les  journées  se  passent  quelquefois 
agréablement,  et  les  apprêts  de  la  couchée  sont  moins 
pénibles  :  ceux  qui  ont  goûté  ces  sortes  de  délices  n'en 
parlent  qu'avec  l'accent  du  regret;  il  faut  bien  qu'elles 
aient  des  charmes  réels ,  tout-à-fait  inconnus  à  ceux  qui 
n'ont  voyagé  qu'en  chaise  de  poste  ou  dans  de  bonnes  voi- 
tures sur  les  meilleures  routes  de  l'Europe. 


FIN    DU    SEIZIEME   VOLUME. 


TABLE 

DES    MATIÈRES    DU    SEIZIÈME    VOLUME, 


Pag, 

Aperçu  de  la  situation  financière  de  la  Grande-Bretagne. 

(  Ediiihurgh  Review.  ) 5 

A:^ALOGiES    des  mœurs   russes   et   des   mœurs   tartares. 

(  Asîatic  Journal.  ) . . 33 

Industrie.  —  Artillerie  à  vapeur  confectionnée  pour  le 

gouvernement  français.  (  Technological  Reposiiary,  ) .  3() 
(]u3iMERCE.  —  Les  livres,  ceux  qui  les  font  et  ceux  qui  les 

vendent.  (  London  Magazina.^ i8i 

L'Apocalypse  de  la  sœur  Nativité.  (  Quarierly  Review.),  193 
Beaux  esprits  contemporains.  —  M.  Wilberforce  et 

lord  Eldon.  (  New  Monthly  Magazine,  ) sSt) 

De  la  TIMIDITE  des  savans.  (  Idem.) 248 

État  actuel  de  l'administration  turque.  (  Foreign  Reoiecv.),  262 
Voyages.  —  i.  Voyage  dans  l'Amérique  centrale.  {Lond. 

Magazine .  ) 4^ 

2.  Nouvelle-Galles  du  Sud.  (  Quarierly  Reoiew,) hq 

3.  Nouveaux  détails  sur  le  Lac  Supérieur  et  sur  les 
Indiens  qui  habitent  ses  rives.  (  North  American 
Reoieiv.  ) 116 

4.  Voyage  à  Buenos- Ayres.  {London  Magazine.) 276 

5.  Souvenirs  de  l'Italie.  N°  VI.  [New  Monthly  M agazfne.  )   290 
Statistique.  —  Tableau  du  territoire ,   de  la  popula- 
tion ,  etc. ,  des  différentes  nations  de  l'Afrique 137 

Scènes  irlandaises.  (  Forget  Me  Noi.  ) i4i 

Mélanges. —  i.  Visite  de  lady  Morgan  aux  Rochers  de 

M"^  de  Se  vigne.  (  New  MonihJy  Magazine.  ) 3i  2 

'1.  Le  tombeau  de  Marie.  (  The  Bijou.  ) 329 

iSotiVELLES  des  Sciences,  de  la  Littérature,  du  Commerce, 

de  l'Industrie,  de  l'Agriculture,  etc.,  etc.    161   et  344